Vie de Lazarille de Tormès/Chapitre VIII

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Traduction par Alfred Morel-Fatio Voir et modifier les données sur Wikidata.
H. Launette et Cie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 131-138).


CHAPITRE VIII


COMMENT LAZARE SERVIT UN ALGUAZIL ET CE QUI LUI ADVINT


lettrine Ayant pris congé du chapelain, je servis de recors à un alguazil, mais ne demeurai pas longtemps avec lui, le métier m’ayant paru dangereux ; car il nous arriva une nuit, à mon maître et à moi, d’être poursuivis à coups de pierre et de bâton par des malfaiteurs retirés en franchise ; mon maître, qui les attendit, fut maltraité, mais moi je pus m’enfuir. Cela me fit renier le métier.

Et pendant que je pensais au genre de vie que j’élirais pour y trouver repos et amasser quelque chose pour ma vieillesse, Dieu daigna m’éclairer et m’acheminer à une vocation avantageuse. Avec l’aide d’amis et de seigneurs, toutes les fatigues et misères que j’avais jusqu’alors endurées me furent payées. J’obtins ce que je cherchais, une charge du Roi (car ceux-là seuls qui en ont une réussissent), dont aujourd’hui je vis et que j’exerce pour le service de Dieu et le vôtre, Monsieur. Et ma charge est de crier les vins qui se vendent en cette cité, de crier aux ventes et les choses perdues, d’accompagner ceux qui sont condamnés par la justice et de déclarer à haute voix leurs méfaits, enfin, pour parler clair, je suis crieur public.

J’ai eu tant de bonheur et ai si bien rempli mon emploi que quasi toutes les choses qui concernent cette charge me passent par les mains, tellement que, dans toute la ville, celui qui a du vin à vendre ou quelque autre chose peut compter de n’en tirer profit que si Lazare s’en mêle.

En ce temps, M. l’Archiprêtre de San Salvador, mon maître et votre ami, Monsieur, ayant eu connaissance de ma personne, parce que je lui criais ses vins, chercha à me marier avec une sienne servante ; et moi, voyant qu’il ne m’en pouvait venir que bien et faveur, j’y consentis. Je me mariai donc avec elle, et, jusqu’ici, n’ai point eu lieu de m’en repentir ; car, outre qu’elle est bonne fille et diligente ménagère, j’ai en M. l’Archiprêtre toute faveur et protection. Bon an, mal an, il lui donne de temps à autre une charge de froment, aux grandes fêtes de la viande, parfois une couple de pains de l’offrande et les vieilles chausses qu’il ne met plus. Il nous a fait louer une maisonnette joignant la sienne, où, presque tous les dimanches et fêtes, nous avions accoutumé de manger ; mais les méchantes langues, qui ne chôment jamais, ne nous laissaient pas vivre, disant je ne sais quoi, ou plutôt je sais bien quoi : qu’on voyait ma femme faire le lit de M. l’Archiprêtre et lui apprêter son manger.

Scène de Ménage

Dieu les secoure mieux qu’ils ne disent la vérité ! parce que, sans compter qu’elle n’est point femme à se payer de ces plaisanteries, mon maître m’a promis ce qu’il tiendra, je pense ; car un jour il me parla longuement en présence de ma femme et me dit : « Qui prête foi aux propos des mauvaises langues ne fera jamais fortune, et je te dis cela parce que je ne serais point surpris que quelqu’un murmurât, voyant ta femme entrer en ma maison et en sortir. Elle y entre tout à ton honneur et au sien, je te le jure ; et, partant, ne prends point garde à ce qu’on peut dire, mais à ce qui te touche, c’est à savoir à ton profit. » — « Monsieur, lui dis-je, j’ai résolu de faire ma compagnie des gens de bien. Il est vrai que certains de mes amis m’ont dit quelque chose de cela, et même plus de trois fois m’ont assuré qu’avant que je l’épousasse, ma femme avait par trois fois accouché : sauf votre respect, puisqu’elle est ici présente. »

Alors ma femme se mit à faire tels serments que je tremblai que la maison ne s’écroulât sur nous ; puis elle pleura et proféra mille malédictions contre celui qui l’avait mariée avec moi, en sorte que j’eusse voulu être mort plutôt que d’avoir laissé échapper cette parole de ma bouche. Mais mon maître d’un côté et moi de l’autre lui dîmes et concédâmes tant de choses, qu’elle cessa de pleurer, moyennant que je lui fisse serment de ne plus jamais en ma vie lui parler de cela, mais de me réjouir et trouver bon qu’elle entrât chez mon maître et en sortît de nuit et de jour, puisque j’étais entièrement assuré de son honnêteté. Et ainsi nous demeurâmes tous trois bien d’accord.

Et, jusqu’au jour d’aujourd’hui, personne ne nous a ouï parler du fait ; bien plus, lorsque je sens que quelqu’un y veut faire allusion, je l’arrête net et lui dis : « Écoutez, si vous êtes mon ami, ne me dites rien qui me chagrine, car je ne tiens pas pour mon ami celui qui me cause de la peine, principalement si c’est pour me mettre mal avec ma femme, qui est la chose du monde que j’estime le plus, l’aimant plus que moi-même ; car Dieu, en me la donnant, m’a fait mille grâces et plus de bien que je n’en mérite ; et je jurerais sur l’hostie consacrée qu’elle est aussi femme de bien qu’aucune autre qui demeure en l’enceinte de Tolède, et qui en dira le contraire, je le tuerai. »

De cette manière, on ne m’en dit rien et j’ai la paix en ma maison. Cela advint la même année que notre victorieux empereur entra en cette insigne cité de Tolède et y tint cortès, en raison de quoi se firent grandes réjouissances et fêtes, comme vous l’aurez appris, Monsieur.