Vie de Napoléon/23

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Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 70-76).


CHAPITRE XXIII


Mais, en passant de son administration à ses institutions, le tableau change de couleurs. Là, tout est lumière, tout est bonheur, tout est franchise, ici tout est incertitude, tout est mesquin, tout est hypocrisie.

Ses fautes en politique peuvent s’expliquer en deux mots : il eut toujours peur du peuple et il n’eut jamais de plan. Cependant, guidé à son insu par la justesse naturelle de son esprit et par le respect qu’il eut toujours pour l’Assemblée Constituante, ses institutions furent libérales. Il est vrai, un Corps Législatif muet, un Tribunat qui peut parler, mais non voter, un Sénat qui délibère en secret, sont ridicules, car un gouvernement ne peut être à moitié celui de l’opinion. « Mais, nous disions-nous, il faut des Romulus pour fonder des États, et il vient ensuite des Numa. » Il était facile, à sa mort, de perfectionner ces institutions et de leur faire produire la liberté. D’ailleurs elles avaient l’immense avantage pour les Français de faire oublier tout ce qui était ancien. Ils ont besoin d’être guéris de leur respect pour l’antiquaille, et Napoléon, mieux conseillé, eût rétabli les Parlements. Au milieu de tant de miracles produits par son génie, le premier consul ne voyait qu’un trône vacant ; et il faut lui rendre cette justice, que ni ses habitudes militaires, ni son tempérament n’étaient propres à guider la mesure d’une autorité limitée. La presse, qui avait osé jeter une lumière importune, fut persécutée et subjuguée. Les individus qui encouraient son déplaisir, étaient menacés, arrêtés, bannis sans jugement. La liberté personnelle n’avait d’autre sécurité, contre les ordres arbitraires de son ministre de la police, que la profondeur de son génie, qui lui faisait voir que toute vexation inutile diminuait la force de la Nation et, par là, celle du prince. Et telle était la force de ce frein, que, régnant sur quarante millions de sujets, et après des gouvernements qui avaient pour ainsi dire encouragé tous les crimes, les prisons d’État étaient moins pleines que sous le bon Louis XVI. Il y avait un tyran, mais il y avait peu d’arbitraire. Or, le véritable cri de la civilisation est : Point d’arbitraire !

Agissant au jour le jour, et d’après les saillies de son humeur qui étaient terribles, contre les corps politiques, parce qu’eux seuls firent connaître la peur à cette âme intrépide, un beau jour, le Tribunat ayant osé raisonner juste contre les projets de lois préparés par ses ministres, il chassa de ce corps tout ce qui valait quelque chose et, peu après, le supprima entièrement. Le Sénat, bien loin d’être conservateur, éprouvait des mutations perpétuelles et s’avilissait sans cesse, car Bonaparte ne voulait pas qu’aucune institution prît des racines dans l’opinion. Il fallait qu’un peuple très fin sentît au milieu des phrases de stabilité, de postérité, que rien n’était stable que son pouvoir, que rien n’était progressif, que son autorité. « Les Français, dit-il vers ce temps, sont indifférents à la liberté ; ils ne la comprennent ni ne l’aiment ; la vanité est leur seule passion, et l’égalité politique, qui permet à tous l’espérance d’arriver à toutes les places, est le seul droit politique dont ils fassent cas. »

Jamais rien de plus juste n’a été dit sur la nation française[1].


Sous l’empereur, la théorie faisait crier les Français : À la liberté, bien plus qu’ils n’en éprouvaient réellement le besoin. Voilà pourquoi la suppression de la liberté de la presse était si bien calculée. La nation se montra parfaitement indifférente quand le premier consul lui ôta la liberté de la presse et la liberté individuelle. Aujourd’hui, elle souffre profondément de leur absence. Pour être juste, elle ne doit pas sentir avec sa susceptibilité d’aujourd’hui les événements d’alors. Alors l’épée de Frédéric (du vainqueur de Rosbach), apportée aux Invalides, la consolait de la perte d’un droit. Très souvent la tyrannie était exercée dans l’intérêt général : voyez la fusion des partis, l’arrangement des finances, l’établissement des Codes, les travaux des Ponts et Chaussées. On peut concevoir au contraire un gouvernement qui ne fasse éprouver que peu de gêne à l’individu parce qu’il est faible, mais qui emploie toute sa petite force à molester l’intérêt général.

Le premier consul se convainquit bien que la vanité était en France la passion nationale. Pour satisfaire à la fois cette passion de tous et sa propre ambition, il fut attentif à agrandir la France et à augmenter son influence en Europe. Le Parisien en trouvant un matin dans son Moniteur un décret commençant par ces mots : La Hollande est réunie à l’Empire, admirait la puissance de la France, voyait Napoléon bien supérieur à Louis XIV, se faisait gloire d’obéir à un tel maître, oubliait qu’il avait été vexé, la veille, par la conscription ou les Droits Réunis, et songeait à demander pour son fils une place en Hollande.

À l’époque dont nous parlons, le Piémont, les États de Parme et l’île d’Elbe furent successivement annexés à la République. Ces réunions partielles fournissaient à la conversation. Melzi, témoignant à Napoléon ses craintes pour la réunion du Piémont, le premier consul répondit en souriant : « Ce bras est fort, il ne demande qu’à porter. » L’Espagne lui céda la Louisiane. Il rentra en possession de Saint-Domingue par des démarches qui ne sont pas bien connues, mais qui semblent tout à fait dignes de la perfidie et de l’atrocité d’un Philippe II. Il rassembla à Lyon les citoyens les plus marquants de cette République Cisalpine, la seule belle création de son génie politique. Il leur ôta les rêves de la liberté et les força de le nommer président. L’aristocratie de Gênes, plus méprisable que celle de Venise, fut sauvée pour quelque temps par l’adresse d’un de ses nobles qui, d’abord l’ami de Napoléon, éprouva, depuis, plusieurs années de persécution, en conséquence de ce trait de patriotisme. L’Helvétie fut forcée d’accepter sa médiation. Mais, tandis qu’il empêchait la liberté de naître en Italie, il voulut la ramener en Suisse. Il créa le canton de Vaud et arracha ce beau pays, où la liberté subsiste encore aujourd’hui, à l’avilissante tyrannie de l’aristocratie bernoise. L’Allemagne fut divisée et redivisée entre ses princes suivant ses vues, celles de la Russie et la vénalité de son ministre.

Telles furent en une seule année les actions de ce grand homme.

Les libellistes et Mme  de Staël y voient du malheur pour le genre humain : c’est le contraire. Depuis un siècle, ce n’est pas précisément de bonnes intentions que l’on manque en Europe, mais de l’énergie nécessaire pour remuer la masse énorme des habitudes. Tout grand mouvement ne peut être désormais qu’à l’avantage de la morale, c’est-à-dire du bonheur du genre humain. Chaque choc qu’éprouvent toutes ces vieilleries les rapproche du véritable équilibre[2].


On assure qu’à son retour des comices de Lyon, le premier consul avait l’idée de se faire déclarer empereur des Gaules. Le ridicule en fit justice. On vit sur le boulevard une caricature représentant un enfant conduisant des dindons avec une gaule, et au-dessous, ces mots : L’Empire des Gaules. La garde des consuls lui prouva par ses murmures qu’elle n’avait pas encore oublié ses cris de : Vive la République, qui l’avaient si souvent conduite à la victoire. Lannes, le plus brave de ses généraux, qui, en Italie, lui avait sauvé Sa vie deux fois et dont l’amitié allait jusqu’à la passion, lui fit une scène de républicanisme.

Mais un Sénat servile et un peuple insouciant le firent consul à vie, avec le pouvoir de désigner son successeur. Il ne lui restait plus à désirer qu’un vain titre. Les événements extraordinaires, dont nous allons rendre compte, le revêtirent bientôt après de la pourpre impériale[3].



  1. For me : Ce qui me montre la bêtise des Bourbons c’est que voulant un plaisir absolu, ils ne prennent pas cette route.
  2. Voyez les États qui se réorganisent après la chute de Napoléon, comparez-les à ce qu’ils étaient avant la conquête : Genève, Francfort, etc. Le trésor d’un peuple, ce sont ses habitudes.
  3. Peut-être ôter : bientôt après.