Vie de Napoléon/54
CHAPITRE LIV
SUITE DE L’ARMÉE
Au reste l’esprit de l’armée a varié : farouche, républicaine, héroïque à Marengo, elle devint de plus en plus égoïste et monarchique. À mesure que les uniformes se brodèrent et se chargèrent de croix, ils couvrirent des cœurs moins généreux. On éloigna ou on laissa languir tous les généraux qui se battaient par enthousiasme (le général Desaix, par exemple). Les intrigants triomphèrent, et, parmi ceux-ci, l’empereur n’osait pas punir les fautes. Un colonel qui fuyait, ou se laissait choir dans un fossé toutes les fois que son régiment allait au feu, était fait général de brigade et envoyé dans l’intérieur. L’armée était si égoïste et si corrompue à la campagne de Russie, qu’elle fut presque sur le point de mettre le marché à la main de son général[1]. D’ailleurs les inepties du major général[2], l’insolence de la garde, pour qui étaient toutes les préférences[3], et qui, depuis longtemps, ne se battait plus, étant la réserve éternelle de l’armée, aliénaient bien des cœurs à Napoléon. La bravoure n’était diminuée en rien (il est impossible que le soldat d’un peuple vaniteux ne se fasse pas tuer mille fois pour être le plus brave de la compagnie), mais le soldat, n’ayant plus de subordination, manquait de prudence et détruisait ses forces physiques avec lesquelles seules le courage pouvait tomber.
Un colonel de mes amis me racontait, en allant en Russie, que, depuis trois ans, il avait vu passer 36.000 hommes dans son régiment. Chaque année, il y avait moins d’instruction, moins de discipline, moins de patience, moins d’exactitude dans l’obéissance. Quelques maréchaux, comme Davout et Suchet, soutenaient encore leurs corps d’armée. La plupart semblaient se mettre à la tête du désordre. L’armée ne savait plus faire masse. De là les avantages que les Cosaques, de misérables paysans mal armés, étaient destinés à remporter sur la plus brave armée de l’univers. J’ai vu vingt-deux Cosaques, dont le plus âgé n’avait que vingt ans et deux ans de service, mettre en désordre et en fuite un convoi de cinq cents Français, et cela dans la campagne de Saxe en 1813[4]. Ils n’auraient rien fait contre l’armée républicaine de Marengo. Mais comme une telle armée ne se retrouvera plus, le souverain qui est maître des cosaques est le maître du monde[5].
- ↑ Marché à la main, cela ne me semble pas exact ; peut-être que j’ai oublié le fait.
- ↑ Prudence ; remplacer inepties par erreurs.
- ↑ Ordre du jour à Moscou vers le 10 octobre pour les sous-officiers et soldats qui ne se sentaient pas la force de faire dix lieues par jour.
- ↑ Près de Gorlitz, à vingt pas de la maison où venait d’expirer le duc de Frioul.
- ↑ Voir le voyage à Vienne en 1800 par M. Cadet-Gassicourt. Ce n’est pas une plume vendue.
Ceci est la liaison des chapitres du Conseil d’État et de la Cour avec le cours des événements.