Vie de Tolstoï/Les Œuvres posthumes de Tolstoï

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Hachette (p. 206-213).


NOTE SUR LES ŒUVRES POSTHUMES
DE TOLSTOY[1]


Tolstoy laissait, en mourant, une quantité d’œuvres inédites. La plus grande partie en a été publiée depuis. Elles forment trois volumes de traduction française par J.-W. Bienstock (collection Nelson)[2]. Ces œuvres sont de toutes les époques de sa vie. Il en est qui remontent jusqu’en 1883 (Journal d’un fou). D’autres sont des dernières années. Elles comprennent des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre, des dialogues. Beaucoup sont restées inachevées. Je les diviserais volontiers en deux classes : les œuvres que Tolstoy écrivait par volonté morale, et celles qu’il écrivait par instinct artistique. Dans un petit nombre d’entre elles, les deux tendances se fondent harmonieusement.

Malheureusement, il faut déplorer que le désintéressement de sa gloire littéraire, — peut-être même une secrète pensée de mortification — ait empêché Tolstoy de poursuivre la composition de ses œuvres qui s’annonçaient comme devant être les plus belles. Tel Le journal posthume du vieillard Féodor Kouzmitch. C’est la fameuse légende du tsar Alexandre ier, se faisant passer pour mort et s’en allant, sous un faux nom, vieillir en Sibérie, par expiation volontaire. On sent que Tolstoy s’était passionné pour le sujet et identifié avec son héros. On ne se console pas qu’il ne nous reste de ce « journal » que les premiers chapitres : par la vigueur et la fraîcheur du récit, ils valent les meilleures pages de Résurrection. Il y a là des portraits inoubliables (la vieille Catherine ii), et surtout une puissante peinture du tsar mystique et violent, dont la nature orgueilleuse a encore des soubresauts de réveil chez le vieillard pacifié.

Le père Serge (1891-1904) est aussi dans la grande manière de Tolstoy ; mais le récit est un peu écourté. Il a pour sujet l’histoire d’un homme qui cherche Dieu dans la solitude et l’ascétisme, par orgueil blessé, et qui finit par le trouver parmi les hommes, en vivant pour eux. La sauvage violence de quelques pages vous saisit à la gorge. Rien de sobre et de tragique comme la scène où le héros découvre la vilenie de celle qu’il aimait : — (sa fiancée, la femme qu’il adorait comme une sainte, a été la maîtresse du tsar qu’il vénérait passionnément). Non moins saisissante est la nuit de tentation, où le moine, pour retrouver la paix de l’âme troublée, se tranche un doigt avec une hache. À ces épisodes farouches s’opposent l’entretien mélancolique de la fin, avec la pauvre vieille petite amie d’enfance, et les dernières pages, d’un laconisme indifférent et serein.

C’était aussi un sujet émouvant que La mère : Une bonne et raisonnable mère de famille, après s’être pendant quarante ans vouée tout entière aux siens, se trouve seule, sans activité, sans raison d’agir, et, quoique libre penseuse, se retire sous l’aile d’un couvent et écrit son Journal. Mais les premières pages seules de cette œuvre subsistent.

Une série de petits récits sont d’un art supérieur :

Alexis le Pot, qui se relie à la veine des beaux contes populaires. Histoire d’un simple, toujours sacrifié, toujours doucement satisfait, et qui meurt. — Après le bal (20 août 1903) : Un vieillard raconte comment il aimait une jeune fille et comment il cessa brusquement de l’aimer, après avoir vu le père, un colonel, commander la fustigation d’un soldat. Œuvre parfaite, d’abord d’un charme exquis de souvenirs juvéniles, puis d’une précision hallucinante. — Ce que j’ai vu en rêve (13 novembre 1906) : Un prince ne pardonne pas à sa fille qu’il adorait, parce qu’elle s’est enfuie de la maison, après s’être laissé séduire. Mais à peine l’a-t-il revue que c’est lui qui demande pardon. Et toutefois (la tendresse de Tolstoy et son idéalisme ne l’abusent jamais) il ne peut arriver à vaincre le sentiment de dégoût que lui cause la vue de l’enfant de sa fille. — Khodynka, une courte nouvelle, dont l’action se passe en 1893 : Une jeune princesse russe, qui a voulu se mêler à une fête populaire de Moscou, se trouve prise dans une panique, foulée aux pieds, laissée pour morte et ranimée par un ouvrier, qui a été lui-même rudement bousculé. Un sentiment de fraternité affectueuse les unit un instant. Puis ils se quittent et ne se verront plus.

De dimensions beaucoup plus vastes, et s’annonçant comme un roman épique, est Hadji-Mourad (décembre 1902), qui raconte un épisode des guerres du Caucase en 1851[3]. Tolstoy, en l’écrivant, était dans la pleine maîtrise de ses moyens artistiques. La vision (des yeux et de l’âme) est parfaite. Mais, chose curieuse, on ne s’intéresse pas véritablement à l’histoire : car on sent que Tolstoy ne s’y intéresse pas tout à fait. Chaque personnage qui paraît, au cours du récit, éveille juste autant de sympathie chez lui ; et de chacun, même s’il ne fait que passer sous nos yeux, il trace un portrait achevé. Mais à force d’aimer tous, il ne préfère rien. Il semble écrire cette remarquable nouvelle, sans besoin intérieur, par une nécessité toute physique. Comme d’autres exercent leurs muscles, il faut qu’il exerce son mécanisme intellectuel. Il a besoin de créer. Il crée.

D’autres œuvres ont un accent personnel, souvent jusqu’à l’angoisse. Il en est d’autobiographiques, comme Le journal d’un fou (20 octobre 1883), qui retrace le souvenir des premières nuits d’effroi de Tolstoy, avant la crise de 1869[4], et comme Le Diable (19 novembre 1889). Cette dernière et très longue nouvelle a des parties de tout premier ordre et, malheureusement, un dénouement absurde : Un propriétaire campagnard, qui a eu des relations avec une jeune paysanne de son domaine, s’est marié et a pris soin (car il est honnête et il aime sa jeune femme) d’écarter la paysanne. Mais il l’a « dans le sang », et il ne peut la voir sans la désirer. Elle le recherche. Il finit par la reprendre ; il sent qu’il ne pourra plus s’arracher à elle : il se tue. Les portraits de l’homme, bon, faible, robuste, myope, intelligent, sincère, travailleur, tourmenté, — de sa jeune femme romanesque et amoureuse, qui l’idéalise, — de la belle et saine paysanne, ardente et sans pudeur, — sont des chefs d’œuvre. Il est fâcheux que Tolstoy ait mis plus de morale dans la fin de son roman qu’il n’en a mis dans l’histoire vécue : car il a eu réellement une aventure analogue.

La lumière luit dans les ténèbres, drame en cinq actes, présente bien des faiblesses artistiques. Mais, lorsqu’on connaît la tragédie cachée de la vieillesse de Tolstoy, qu’elle est émouvante cette œuvre qui, sous d’autres noms, met en scène Tolstoy et les siens ! Nicolas Ivanovitch Sarintzeff est parvenu à la même foi que l’auteur de Que devons-nous faire ? et il essaie de la mettre en pratique. Cela ne lui est point permis. Les larmes de sa femme (sincères ou simulées ?) l’empêchent de quitter les siens. Il reste dans sa maison, où il vit pauvrement et fait de la menuiserie. Sa femme et ses enfants continuent de mener grand train et de donner des fêtes. Bien qu’il n’y prenne point part, on l’accuse d’hypocrisie. Cependant, par son influence morale, par le simple rayonnement de sa personnalité, il fait autour de lui des prosélytes — et des malheureux. Un pope, convaincu par ses doctrines, abandonne l’église. Un jeune homme de bonne famille refuse le service militaire et se fait envoyer au bataillon de discipline. Et le pauvre Sarintzeff-Tolstoy est déchiré par le doute. Est-il dans l’erreur ? N’entraîne-t-il pas les autres inutilement dans la souffrance et dans la mort ? À la fin, il ne voit plus d’autre solution à ses angoisses que de se laisser tuer par la mère du jeune homme, qu’il a sans le vouloir conduit à sa perte.

On trouvera encore, dans un bref récit, des derniers temps de la vie de Tolstoy : Il n’y a pas de coupable (septembre 1910), la même confession douloureuse d’un homme qui souffre horriblement de sa situation et qui ne peut en sortir. Aux riches désœuvrés s’opposent les pauvres accablés ; et ni les uns ni les autres ne sentent l’ineptie monstrueuse d’un tel état social.

Deux œuvres de théâtre ont une réelle valeur : l’une est une petite pièce paysanne, qui combat les méfaits de l’alcool : Toutes les qualités viennent d’elle (Probablement de 1910). Les personnages sont très individuels ; leurs traits typiques, leurs ridicules de langage sont saisis de façon amusante. Le paysan qui, à la fin, pardonne à son voleur est à la fois noble et comique, par son inconsciente grandeur morale et son naïf amour-propre. — La seconde pièce, d’une tout autre importance, est un drame en douze tableaux : le Cadavre vivant. Elle montre les gens faibles et bons écrasés par la stupide machine sociale. Le héros, Fedia, est un homme qui s’est perdu par sa bonté même et par le profond sentiment moral qu’il cache sous une vie débauchée : car il souffre, d’une façon intolérable, de la bassesse du monde et de sa propre indignité ; mais il n’a pas la force de réagir. Il a une femme qu’il aime, qui est bonne, tranquille, raisonnable, mais « sans le petit raisin qu’on met dans le cidre pour le faire mousser », « sans le pétillement dans la vie », qui procure l’oubli. Et il lui faut l’oubli.

« Nous tous dans notre milieu, dit-il, nous avons trois voies devant nous, trois seulement. Être fonctionnaire, gagner de l’argent et ajouter à la vilenie au milieu de laquelle on vit, cela me dégoûtait ; peut-être n’en étais-je pas capable… La seconde voie, c’est celle où l’on combat cette vilenie : pour cela, il faut être un héros, je n’en suis pas un. Reste la troisième : s’oublier, boire, faire la noce, chanter : c’est celle que j’ai choisie, et vous voyez où cela m’a mené[5]… » Et, dans un autre passage :

« Comment j’en suis arrivé à ma perte ? D’abord, le vin. Ce n’est pas que j’aie plaisir à boire. Mais j’ai toujours le sentiment que tout ce qui se fait autour de moi n’est pas ce qu’il faut ; et j’ai honte… Et quant à être maréchal de la noblesse, ou directeur de banque, c’est si honteux, si honteux !… Après avoir bu, on n’a plus honte… Et puis, la musique, pas l’opéra ou Beethoven, mais les tsiganes, cela vous verse dans l’âme tant de vie, tant d’énergie… Et puis les beaux yeux noirs, le sourire… Mais plus cela enchante, plus on a honte, ensuite[6]… »

Il a quitté sa femme, parce qu’il sent qu’il lui fait du mal et qu’elle ne lui fait pas de bien. Il la laisse à un ami dont elle est aimée, qu’elle aimait sans se l’avouer, et qui lui ressemble. Il disparaît dans les bas-fonds de la bohème ; et tout est bien ainsi : les deux autres sont heureux, et lui, — autant qu’ils peuvent l’être. Mais la société ne permet point qu’on se passe de son consentement ; elle accule stupidement Fedia au suicide, s’il ne veut pas que ses deux amis soient condamnés pour bigamie. — Cette œuvre étrange, si profondément russe, et qui reflète le découragement des meilleurs après les grandes espérances de la Révolution, brisées, est simple, sobre, sans aucune déclamation. Les caractères sont tous vrais et vivants, même les personnages de second plan : (la jeune sœur intransigeante et passionnée dans sa conception morale de l’amour et du mariage ; la bonne figure compassée du brave Karenine, et sa vieille maman, pétrie de nobles préjugés, conservatrice, autoritaire en paroles, accommodante en actes) ; jusqu’aux silhouettes fugitives des tsiganes et des avocats.

J’ai laissé de côté quelques œuvres, où l’intention dogmatique et morale prime la libre vie de l’œuvre — bien qu’elle ne fasse jamais tort à la lucidité psychologique de Tolstoy :

Le faux coupon : un long récit, presque un roman, qui veut montrer l’enchaînement, dans le monde, de tous les actes individuels, bons ou mauvais. Un faux, commis par deux collégiens, déclenche toute une suite de crimes, de plus en plus horribles, — jusqu’à ce que l’acte de résignation sainte d’une pauvre femme qu’assassine une brute agisse sur l’assassin et, par lui, de proche en proche, remonte jusqu’aux premiers auteurs de tout le mal, qui se trouvent ainsi rachetés par leurs victimes. Le sujet est superbe, et touche à l’épopée ; l’œuvre aurait pu atteindre à la grandeur fatale des tragédies antiques. Mais le récit est trop long, trop morcelé, sans ampleur ; et bien que chaque personnage soit justement caractérisé, ils restent tous indifférents.

La sagesse enfantine est une suite de vingt et un dialogues entre des enfants, sur tous les grands sujets : religion, art, science, instruction, patrie, etc. Ils ne sont pas sans verve ; mais le procédé fatigue vite, tant de fois répété.

Le jeune tsar, qui rêve des malheurs qu’il cause malgré lui, est une des œuvres les plus faibles du recueil.

Enfin, je me contente d’énumérer quelques esquisses fragmentaires : Deux pèlerins, — Le pope Vassili, — Quels sont les assassins ? etc.

Dans l’ensemble de ces œuvres, on est frappé de la vigueur intellectuelle, conservée par Tolstoy jusqu’à son dernier jour[7]. Il peut sembler verbeux, quand il expose ses idées sociales ; mais toutes les fois qu’il est en face d’une action, d’un personnage vivant, le rêveur humanitaire disparaît, il ne reste plus que l’artiste au regard d’aigle, qui d’un coup va au cœur. Jamais il n’a perdu cette lucidité souveraine. Le seul appauvrissement que je constate, pour l’art, c’est du côté de la passion. À part de courts instants, on a l’impression que ses œuvres ne sont plus pour Tolstoy l’essentiel de sa vie ; elles sont, ou un passe-temps nécessaire, ou un instrument pour l’action. Mais c’est l’action qui est son véritable objet, et non plus l’art. Quand il lui arrive de se laisser reprendre par cette illusion passionnée, il semble qu’il en ait honte ; il coupe court ou peut-être, comme pour Le journal posthume du vieillard Féodor Kouzmitch, il abandonne complètement l’œuvre qui risquerait de resouder les chaînes qui l’attachaient à l’art… Exemple unique d’un grand artiste, en pleine force créatrice et tourmenté par elle, qui lui résiste et qui l’immole à son Dieu.

R. R.
Avril 1913.
  1. Mme Tatiana Soukhotine, fille aînée de Tolstoy, m’a fait observer que la véritable orthographe du nom de Tolstoy en français était avec un y. Telle est en effet la signature de Tolstoy, dans la lettre que j’ai reçue de lui.
  2. Une autre édition, plus complète, a paru en 1925 chez l’éditeur Bossard (traduction de Georges d’Ostoya et Gustave Masson).
  3. « Dont je fus témoin, pour une partie », écrit Tolstoy.
  4. Voir p. 71 et 72.
  5. Acte v, tableau 1.
  6. Acte iii, tableau 2.
  7. Cette santé d’esprit se manifeste dans les récits qui ont été faits par Tchertkov et par les médecins de la dernière maladie de Tolstoy. Presque jusqu’à la fin, il a continué, chaque jour, d’écrire ou de dicter son Journal.