Vie de Tolstoï/Les Idées sociales de Tolstoï

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Hachette (p. 156-174).


Tolstoï ne renonça jamais à l’art. Un grand artiste ne peut, même s’il le veut, abdiquer sa raison de vivre. Il peut, pour des causes religieuses, renoncer à publier ; il ne le peut, à écrire. Jamais Tolstoï n’interrompit sa création artistique. M. Paul Boyer, qui l’a vu à Iasnaïa Poliana, dans ces dernières années, dit qu’il menait de front les œuvres d’évangélisation ou de polémique et les œuvres d’imagination ; il se délassait des unes par les autres. Quand il avait terminé quelque traité social, quelque Appel aux Dirigeants ou aux Dirigés, il s’accordait le droit de reprendre une des belles histoires qu’il se contait à lui-même, — tel son Hadji-Mourad, une épopée militaire, qui chantait un épisode des guerres du Caucase et de la résistance des montagnards sous Schamyl[1]. L’art était resté son délassement, son plaisir. Mais il eût regardé comme une vanité d’en faire parade[2]. À part son Cycle de lectures pour tous les jours de l’année (1904-5)[3], où il rassembla les Pensées de divers écrivains sur la vérité et la vie — véritable Anthologie de la sagesse poétique du monde, depuis les Livres Saints d’Orient jusqu’aux artistes contemporains, — presque toutes ses œuvres proprement artistiques, à partir de 1900, sont restées manuscrites[4].

En revanche, il jetait hardiment, ardemment, ses écrits polémiques et mystiques dans la bataille sociale. De 1900 à 1910, elle absorbe le meilleur de ses forces. La Russie traversait une crise formidable, où l’empire des tsars parut un moment craquer sur ses bases et déjà près de s’effondrer. La guerre russo-japonaise, la débâcle qui suivit, l’agitation révolutionnaire, les mutineries de l’armée et de la flotte, les massacres, les troubles agraires semblaient marquer « la fin d’un monde », — comme dit le titre d’un ouvrage de Tolstoï. — Le sommet de la crise fut atteint entre 1904 et 1905. Tolstoï publia, dans ces années, une série d’œuvres retentissantes : Guerre et Révolution[5], le Grand Crime, la Fin d’un Monde[6]. Durant cette dernière période de dix ans, il occupe une situation unique, non seulement en Russie, mais dans l’univers. Il est seul, étranger à tous les partis, à toutes les patries, rejeté de son Église qui l’a excommunié[7]. La logique de sa raison, l’intransigeance de sa foi, l’ont « acculé à ce dilemme : se séparer des autres hommes, ou de la vérité. » Il s’est souvenu du dicton russe : « Un vieux qui ment, c’est un riche qui vole » ; et il s’est séparé des hommes, pour dire la vérité. Il la dit tout entière à tous. Le vieux chasseur de mensonges continue de traquer infatigablement toutes les superstitions religieuses ou sociales, tous les fétiches. Il n’en a pas seulement aux anciens pouvoirs malfaisants, à l’Église persécutrice, à l’autocratie tsarienne. Peut-être même s’apaise-t-il un peu à leur égard, maintenant que tout le monde leur jette la pierre. On les connaît, elles ne sont plus si redoutables ! Et après tout, elles font leur métier, elles ne trompent pas. La lettre de Tolstoï au tsar Nicolas ii[8] est, dans sa vérité sans ménagements pour le souverain, pleine de douceur pour l’homme, qu’il appelle son « cher frère », qu’il prie de « lui pardonner s’il l’a chagriné sans le vouloir » ; et il signe : « Votre frère qui vous souhaite le véritable bonheur ».

Mais ce que Tolstoï pardonne le moins, ce qu’il dénonce avec virulence, ce sont les nouveaux mensonges, car les anciens sont percés à jour. Ce n’est pas le despotisme, c’est l’illusion de la liberté. Et l’on ne sait ce qu’il hait le plus, parmi les sectateurs de nouvelles idoles, des socialistes ou des « libéraux ».

Il avait pour les libéraux une antipathie de longue date. Tout de suite, il l’avait ressentie, quand, officier de Sébastopol, il s’était trouvé dans le cénacle des gens de lettres de Pétersbourg. C’avait été une des causes de son malentendu avec Tourgueniev. L’aristocrate orgueilleux, l’homme d’antique race, ne pouvait supporter ces intellectuels et leur prétention de faire, bon gré, mal gré, le bonheur de la nation, en lui imposant leurs utopies. Très Russe, de vieille souche[9], il avait une méfiance pour les nouveautés libérales, pour ces idées constitutionnelles qui venaient d’Occident ; et ses deux voyages en Europe ne firent que fortifier ses préventions. Au retour du premier voyage, il écrit :

Éviter l’ambition du libéralisme[10].

Au retour du second, il note que « la société privilégiée » n’a aucunement le droit d’élever à sa manière le peuple qui lui est étranger[11]

Dans Anna Karénine, il expose largement son dédain pour les libéraux. Levine refuse de s’associer à l’œuvre des institutions provinciales pour instruire le peuple et aux innovations à l’ordre du jour. Le tableau des élections à l’assemblée provinciale des seigneurs montre le marché de dupe que fait un paya, en substituant à son ancienne administration conservatrice une administration libérale. Rien de changé, mais un mensonge de plus et qui n’a point l’excuse ou la consécration des siècles.

« Nous ne valons peut-être pas grand’chose, dit le représentant de l’ancien régime, mais nous n’en avons pas moins duré mille ans. »

Et Tolstoï s’indigne contre l’abus que les libéraux font du mot : « Peuple, Volonté du peuple… » Eh ! que savent-ils du peuple ? Qu’est-ce que le peuple ?

C’est surtout à l’époque où le mouvement libéral semble sur le point de réussir et fait convoquer la première Douma, que Tolstoï exprime violemment sa désapprobation des idées constitutionnelles.

En ces derniers temps, la déformation du christianisme a donné lieu à une nouvelle supercherie, qui a mieux enfoncé nos peuples dans leur servilité. À l’aide d’un système complexe d’élections parlementaires, il leur fut suggéré qu’en élisant leurs représentants directement, ils participaient au gouvernement, et qu’en leur obéissant, ils obéissaient à leur propre volonté, ils étaient libres. C’est une fourberie. Le peuple ne peut exprimer sa volonté, même avec le suffrage universel : 1o parce qu’une pareille volonté collective d’une nation de plusieurs millions d’habitants ne peut exister ; 2o parce que, même si elle existait, la majorité des voix ne serait pas son expression. Sans insister sur ce fait que les élus légifèrent et administrent, non pour le bien général, mais pour se maintenir au pouvoir, — sans appuyer sur le fait de la dépravation du peuple due à la pression et à la corruption électorale, — ce mensonge est particulièrement funeste, en raison de l’esclavage présomptueux où tombent ceux qui s’y soumettent… Ces hommes libres rappellent les prisonniers qui s’imaginent jouir de la liberté, lorsqu’ils ont le droit d’élire ceux parmi leurs geôliers qui sont chargés de la police intérieure de la prison… Un membre d’un État despotique peut être entièrement libre, même parmi les plus cruelles violences. Mais un membre d’un État constitutionnel est toujours esclave, car il reconnaît la légalité des violences commises contre lui… Et voici qu’on voudrait amener le peuple russe au même état d’esclavage constitutionnel que les autres peuples européens[12] !…

Dans son éloignement du libéralisme, c’est le dédain qui domine. Vis-à-vis du socialisme, c’est — ou plutôt ce serait — la haine, si Tolstoï ne se défendait de haïr quoi que ce fût. Il le déteste doublement, parce que le socialisme amalgame en lui deux mensonges : celui de la liberté et celui de la science. Ne se prétend-il pas fondé sur je ne sais quelle science économique, dont les lois absolues régentent le progrès du monde !

Tolstoï est très sévère pour la science. Il a des pages d’une ironie terrible sur cette superstition moderne et « ces futiles problèmes : origine des espèces, analyse spectrale, nature du radium, théorie des nombres, animaux fossiles et autres sornettes, auxquelles on attribue aujourd’hui la même importance qu’on attribuait, au moyen âge, à l’Immaculée Conception ou à la Dualité de la Substance ». — Il raille « ces servants de la science, qui, de même que les servants de l’Église, se persuadent et persuadent aux autres qu’ils sauvent l’humanité, qui, de même que l’Église, croient en leur infaillibilité, ne sont jamais d’accord entre eux, se divisent en chapelles, et qui, de même que l’Église, sont la cause principale de la grossièreté, de l’ignorance morale, du retard que met l’homme à s’affranchir du mal dont il souffre : car ils ont rejeté la seule chose qui pouvait unir l’humanité : la conscience religieuse[13]. »

Mais son inquiétude redouble et son indignation éclate, quand il voit cette arme dangereuse du nouveau fanatisme dans les mains de ceux qui prétendent régénérer l’humanité. Tout révolutionnaire l’attriste, quand il recourt à la violence. Mais le révolutionnaire intellectuel et théoricien lui fait horreur : c’est un pédant meurtrier, une âme orgueilleuse et sèche, qui n’aime pas les hommes, qui n’aime que ses idées[14].

De basses idées, d’ailleurs.

Le socialisme a pour but la satisfaction des besoins les plus bas de l’homme : son bien-être matériel. Et ce but même, il est impuissant à l’atteindre par les moyens qu’il préconise[15].

Au fond il est sans amour. Il n’a que de la haine pour les oppresseurs et « une envie noire pour la vie douce et rassasiée des riches : une avidité de mouches qui se rassemblent autour des déjections[16] ». Quand le socialisme aura vaincu, l’aspect du monde sera terrible. La horde européenne se ruera sur les peuples faibles et sauvages avec une force redoublée, et elle en fera des esclaves, afin que les anciens prolétaires de l’Europe puissent tout à leur aise se dépraver par le luxe oisif, comme les Romains[17].

Heureusement que la meilleure force du socialisme se dépense en fumées, — en discours, comme ceux de Jaurès…

Quel admirable orateur ! il y a de tout dans ses discours, — et il n’y a rien… Le socialisme, c’est un peu comme notre orthodoxie russe : vous le pressez, vous le poussez dans ses derniers retranchements, vous croyez l’avoir saisi, et brusquement il se retourne et vous dit : « Mais non ! je ne suis pas celui que vous croyez, je suis autre. » Et il vous glisse dans la main… Patience ! Laissons faire le temps. Il en sera des théories socialistes comme des modes de femmes, qui très rapidement passent du salon à l’antichambre[18].

Si Tolstoï fait ainsi la guerre aux libéraux et aux socialistes, ce n’est pas, tant s’en faut, pour laisser le champ libre à l’autocratie ; c’est au contraire pour que la bataille se livre dans toute son ampleur entre le vieux monde et le monde nouveau, après qu’on aura éliminé de l’armée les éléments troubles et dangereux. Car lui aussi, il croit dans la Révolution. Mais sa Révolution a une bien autre envergure que celle des révolutionnaires : c’est celle d’un croyant mystique du moyen âge, qui attend pour le lendemain le règne du Saint-Esprit :

Je crois qu’à cette heure précise commence la grande révolution, qui se prépare depuis deux mille ans dans le monde chrétien, — la révolution qui substituera au christianisme corrompu et au régime de domination qui en découle le véritable christianisme, base de l’égalité entre les hommes et de la vraie liberté, à laquelle aspirent tous les êtres doués de raison[19].

Et quelle heure choisit-il, le voyant prophétique, pour annoncer la nouvelle ère de bonheur et d’amour ? L’heure la plus sombre de la Russie, l’heure des désastres et des hontes. Pouvoir superbe de la foi créatrice ! Tout est lumière autour d’elle, — jusqu’à la nuit. Tolstoï aperçoit dans la mort les signes du renouvellement, — dans les calamités de la guerre de Mandchourie, dans la débâcle des armées russes, dans l’affreuse anarchie et la sanglante lutte de classes. Sa logique de rêve tire de la victoire du Japon cette conclusion étonnante que la Russie doit se désintéresser de toute guerre : car les peuples non chrétiens auront toujours l’avantage, à la guerre, sur les peuples chrétiens « qui ont franchi la phase de soumission servile ». — Est-ce abdication pour son peuple ? — Non, c’est orgueil suprême. La Russie doit se désintéresser de toute guerre, parce qu’elle doit accomplir « la grande révolution ».

Et voici que l’Évangéliste de Iasnaïa Poliana, ennemi de la violence, prophétise, sans s’en douter, la Révolution Communiste[20] !

La Révolution de 1905, qui affranchira les hommes de l’oppression brutale, doit commencer en Russie. — Elle commence.

Pourquoi la Russie doit-elle jouer ce rôle de peuple élu ? — Parce que la révolution nouvelle doit avant tout réparer « le grand Crime », la monopolisation du sol au profit de quelques milliers de riches, l’esclavage de millions d’hommes, le plus cruel des esclavages[21]. Et parce que nul peuple n’a conscience de cette iniquité autant que le peuple russe[22].

Mais surtout parce que le peuple russe est, de tous les peuples, le plus pénétré du vrai christianisme, et que la révolution qui vient doit réaliser, au nom du Christ, la loi d’union et d’amour. Or cette loi d’amour ne peut s’accomplir, si elle ne s’appuie sur la loi de non-résistance au mal[23]. Et cette non-résistance est, a toujours été un trait essentiel du peuple russe.

Le peuple russe a toujours observé à l’égard du pouvoir une tout autre attitude que les autres pays européens. Jamais il n’est entré en lutte contre le pouvoir ; jamais surtout il n’y a participé, et par conséquent il n’a pu en être souillé. Il l’a considéré comme un mal qu’il faut éviter. Une antique légende représente les Russes faisant appel aux Variagues, pour venir les gouverner. La majorité des Russes a toujours mieux aimé supporter les actes de violence que d’y répondre ou d’y tremper. Elle s’est donc toujours soumise…

Soumission volontaire, qui n’a aucun rapport avec l’obéissance servile[24].

Le vrai chrétien peut se soumettre, il lui est même impossible de ne pas se soumettre sans lutte à toute violence ; mais il ne saurait y obéir, c’est-à-dire en reconnaître la légitimité[25].

Au moment où Tolstoï écrivait ces lignes, il était sous l’émotion d’un des plus tragiques exemples de cette non-résistance héroïque d’un peuple, — la sanglante manifestation du 22 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, où une foule désarmée, conduite par le pope Gapone, se laissa fusiller, sans un cri de haine, sans un geste pour se défendre.

Depuis longtemps en Russie, les vieux croyants, qu’on nommait les sectateurs, pratiquaient opiniâtrement, malgré les persécutions, la non-obéissance à l’État et refusaient de reconnaître la légitimité du pouvoir[26]. Après les désastres de la guerre russo-japonaise, cet état d’esprit n’eut pas de peine à se propager dans le peuple des campagnes. Les refus de service militaire se multiplièrent ; et plus ils furent cruellement réprimés, plus la révolte grossit au fond des cœurs. — D’autre part, des provinces, des races entières, sans connaître Tolstoï, avaient donné l’exemple du refus absolu et passif d’obéissance à l’État : les Doukhobors du Caucase, dès 1898, les Géorgiens de la Gourie, vers 1905. Tolstoï agit beaucoup moins sur ces mouvements qu’ils n’agirent sur lui ; et l’intérêt de ses écrits est justement qu’en dépit de ce qu’ont prétendu les écrivains du parti de la révolution, comme Gorki[27], il fut la voix du vieux peuple russe.

L’attitude qu’il garda, vis-à-vis des hommes qui mettaient en pratique, au péril de leur vie, les principes qu’il professait[28], fut très modeste et très digne. Pas plus avec les Doukhobors et les Gouriens qu’avec les soldats réfractaires, il ne se pose en maître qui enseigne.

Celui qui ne supporte aucune épreuve ne peut rien apprendre à celui qui en supporte[29].

Il implore « le pardon de tous ceux que ses paroles et ses écrits ont pu conduire aux souffrances[30] ». Jamais il n’engage personne à refuser le service militaire. C’est à chacun de se décider soi-même. S’il a affaire à quelqu’un qui hésite, « il lui conseille toujours d’entrer au service et de ne pas refuser l’obéissance, tant que ce ne lui sera pas moralement impossible ». Car, si l’on hésite, c’est que l’on n’est pas mûr ; et « mieux vaut qu’il y ait un soldat de plus qu’un hypocrite ou un renégat, ce qui est le cas avec ceux qui entreprennent des œuvres au-dessus de leurs forces[31] ». Il se défie de la résolution du réfractaire Gontcharenko. Il craint « que ce jeune homme n’ait été entraîné par l’amour-propre et par la gloriole, non par l’amour de Dieu[32] ». Aux Doukhobors, il écrit de ne pas persister dans leur refus d’obéissance, par orgueil et par respect humain, mais, « s’ils en sont capables, de délivrer des souffrances leurs faibles femmes et leurs enfants. Personne ne les condamnera pour cela ». Ils ne doivent s’obstiner « que si l’esprit du Christ est ancré en eux, parce qu’alors ils seront heureux de souffrir[33] ». En tout cas, il prie ceux qui se font persécuter « de ne rompre, à aucun prix, leurs rapports affectueux avec ceux qui les persécutent[34] ». Il faut aimer Hérode, comme il l’écrit, dans une belle lettre à un ami :

Vous dites : « On ne peut aimer Hérode ». — Je l’ignore, mais je sens, et vous aussi, qu’il faut l’aimer. Je sais, et vous aussi, que si je ne l’aime pas, je souffre, qu’il n’y a pas en moi la vie[35].

Divine pureté, ardeur inlassable de cet amour, qui finit par ne plus se contenter des paroles mêmes de l’Évangile : « Aime ton prochain comme toi-même », parce qu’il y trouve encore un relent d’égoïsme[36] !

Amour trop vaste, au gré de certains, et si dégagé de tout égoïsme humain qu’il se dilue dans le vide ! — Et pourtant, qui plus que Tolstoï se défie de « l’amour abstrait » ?

Le plus grand péché d’aujourd’hui : l’amour abstrait des hommes, l’amour impersonnel pour ceux qui sont quelque part, au loin… Aimer les hommes qu’on ne connaît pas, qu’on ne rencontrera jamais, c’est si facile ! On n’a besoin de rien sacrifier. Et en même temps, on est si content de soi ! La conscience est bernée. — Non. Il faut aimer le prochain, — celui avec qui l’on vit, et qui vous gêne[37].

Je lis dans la plupart des études sur Tolstoï que sa philosophie et sa foi ne sont pas originales. Il est vrai : la beauté de ces pensées est trop éternelle pour qu’elle paraisse jamais une nouveauté à la mode… D’autres relèvent leur caractère utopique. Il est encore vrai : elles sont utopiques, comme l’Évangile. Un prophète est un utopiste ; il vit dès ici bas de la vie éternelle ; et que cette apparition nous ait été accordée, que nous ayons vu parmi nous le dernier des prophètes, que le plus grand de nos artistes ait cette auréole au front, — c’est là, me semble-t-il, un fait plus original et d’importance plus grande pour le monde qu’une religion de plus, ou une philosophie nouvelle. Aveugles, ceux qui ne voient pas le miracle de cette grande âme, incarnation de l’amour fraternel dans un siècle ensanglanté par la haine !

  1. Le Temps, 2 novembre 1902.
  2. « Ne me reprochez pas, écrit-il à sa tante, la comtesse Alexandra A. Tolstoï, de m’occuper encore de ces futilités, au seuil de la tombe ! Ces futilités remplissent mon temps libre et me procurent le repos des pensées vraiment sérieuses dont mon âme est surchargée. » (26 janvier 1903).
  3. Tolstoï le regardait comme une de ses œuvres capitales : « Un de mes livres, — Pour tous les jours, — auquel j’ai la suffisance d’attacher une grande importance… » (Lettre à Jan Styka, 27 juillet-9 août 1909).
  4. Ces œuvres ont été publiées depuis la mort de Tolstoï. La liste en est longue. Nous relevons, parmi les principales : Le journal posthume du vieillard Féodor Kousmiteh, Le père Serge, Hadji-Mourad, Le Diable, Le Cadavre vivant, drame en douze tableaux, Le faux coupon, Alexis le Pot, Le journal d’un fou, La lumière luit dans les ténèbres, drame en cinq actes. Toutes les qualités viennent d’elle, petite pièce populaire, et une série d’excellentes nouvelles : Après le Bal, Ce que j’ai vu en réve, Khodynka, etc.

    Voir page 206, la Note sur les œuvres posthumes de Tolstoy.

    Mais l’œuvre essentielle est le Journal intime de Tolstoï. Il embrasse une quarantaine d’années de sa vie, depuis l’époque du Caucase jusqu’à la veille de sa mort ; et il paraît un des livres de Confessions les plus impitoyables qui ait été écrit par un grand homme. Paul Birukoff en a publié, en français, deux volumes : la période de 1846 à 1852, et celle de 1895 à 1899.

  5. Le titre russe de cette œuvre est : Une seule chose est nécessaire (Saint-Luc, xi, 41.)
  6. La plupart ont été, de son vivant, gravement mutilées par la censure, ou totalement interdites. L’œuvre circulait en Russie, jusqu’à la Révolution, sous la forme de copies manuscrites, cachées sous le manteau. Même aujourd’hui, il s’en faut que tout soit publié ; et la censure bolchevike n’a pas moins été tyrannique que la censure tsariste.
  7. L’excommunication de Tolstoï par le Sainte-Synode est du 22 février 1901. Elle fut motivée par un chapitre de Résurrection relatif à la messe et à l’Eucharistie. Ce chapitre, nous le regrettons, a été supprimé dans la traduction française de Wyzewa.
  8. Sur la nationalisation du sol (Voir le Grand Crime, 1905).
  9. « Pur Russe de la vieille Moscovie, dit M. A. Leroy-Beaulieu, Grand-Russien au sang slave, mâtiné de finnois, physiquement un type du peuple plus que de l’aristocratie ». (Revue des Mondes, 15 décembre 1910.)
  10. 1857.
  11. 1862.
  12. La Fin d’un Monde (1905-janvier 1906).

    Cf. le télégramme adressé par Tolstoï à un journal américain :

    « L’agitation des Zemstvos a pour objet de limiter le pouvoir despotique et d’établir un gouvernement représentatif. Qu’ils réussissent ou non, le résultat certain sera l’ajournement de la véritable amélioration sociale. L’agitation politique, en donnant l’illusion funeste de cette amélioration par des moyens extérieurs, arrête le vrai progrès, comme on peut le constater par l’exemple de tous les États constitutionnels : France, Angleterre, Amérique. » (Le mouvement social en Russie, — M. Bienstock a introduit cet article dans la préface du Grand Crime, trad. française, 1905.)

    Dans une longue et intéressante lettre à une dame, qui lui demandait de faire partie d’un Comité de propagation de la lecture et de l’écriture parmi le peuple, Tolstoï exprime d’autres griefs contre les libéraux : Ils ont toujours joué le rôle de dupes ; ils se font les complices, par peur, de l’autocratie ; leur participation au gouvernement donne à celui-ci un prestige moral, et les habitue à des compromis, qui font d’eux rapidement les instruments du pouvoir. Alexandre ii disait que tous les libéraux étaient à vendre pour des honneurs, sinon pour de l’argent. Alexandre iii a pu anéantir sans risques l’œuvre libérale de son père : « Les libéraux chuchotaient entre eux que cela ne leur plaisait pas, mais ils continuaient à prendre part aux tribunaux, au service de l’État, à la presse ; dans la presse, ils faisaient allusion aux choses pour lesquelles l’allusion était permise, mais ils se taisaient pour ce dont il était défendu de parler, et ils inséraient tout ce qu’on leur ordonnait d’insérer ». Ils font de même sous Nicolas ii. « Quand ce jeune homme qui ne sait rien, qui ne comprend rien, répond avec effronterie et avec manque de tact aux représentants du peuple, les libéraux protestent-ils ? Nullement… De tous côtés, on envoie au jeune tsar de lâches et flatteuses félicitations. » (Corresp. inédite, p. 283-306.)

  13. Guerre et Révolution.

    Dans Résurrection, lors de l’examen en cassation du jugement de la Maslova, au Sénat, c’est un Darwiniste matérialiste qui est le plus opposé à la revision, parce qu’il est choqué secrètement de ce que Nekhludov veille épouser par devoir une prostituée : toute manifestation du devoir et, plus encore, du sentiment religieux, lui fait, l’effet d’une injure personnelle. (i, p. 359.)

  14. Cf., comme types, dans Résurrection, Novodvorow, le meneur révolutionnaire, dont la vanité et l’égoïsme excessifs ont stérilisé la grande intelligence. Nulle imagination ; « absence totale des qualités morales et esthétiques qui produisent le doute ». — À sa suite, attaché à ses pas, comme son ombre, Markel, l’ouvrier devenu révolutionnaire par humiliation et par désir de vengeance, adorateur passionné de la science qu’il ne comprend pas, anticlérical avec fanatisme, et ascétique.

    On trouvera aussi, dans Encore trois morts, ou le Divin et l’Humain (trad. franç. parue dans le volume intitulé les Révolutionnaires, 1906), quelques spécimens de la nouvelle génération révolutionnaire : Romane et ses amis, qui méprisent les anciens terroristes, et prétendent arriver scientifiquement à leurs fins, en transformant le peuple agriculteur en peuple industriel.

  15. Lettre au Japonais Izo-Abe, fin 1904 (Corresp. inédite). — Voir, page 219, le chapitre : La Réponse de l’Asie à Tolstoy.
  16. Les paroles vivantes de L. N. Tolstoy, notes de Ténéromo (chap. Socialisme), (publié en trad. franç. dans Révolutionnaires, 1906).
  17. Ibid.
  18. Conversation avec M. Paul Boyer (Le Temps, 4 novembre 1902).
  19. La Fin d’un Monde.
  20. Dès 1865, Tolstoï écrivait ces paroles annonciatrices de la grande tourmente sociale :

    « La propriété, c’est le vol, reste, aussi longtemps qu’existe une humanité, une vérité plus grande que la Constitution anglaise… La mission historique de la Russie consiste en ce qu’elle apportera au monde l’idée de la socialisation de la terre. La Révolution russe ne peut être fondée que sur ce principe. Elle ne se fera point contre le tsar et contre le despotisme ; elle se fera contre la propriété du sol.

  21. « Le plus cruel des esclavages est d’être privé de la terre. Car l’esclave d’un maître est l’esclave d’un seul ; mais l’homme privé du droit à la terre est l’esclave de tout le monde. » (La Fin d’un monde, chap. vii.)
  22. La Russie était en effet dans une situation spéciale ; et si le tort de Tolstoï a été de généraliser d’après elle à l’ensemble des États européens, on ne peut s’étonner qu’il ait été surtout sensible aux souffrances qui le touchaient de plus près. — Voir, dans le Grand Crime, ses conversations, sur la route de Toula, avec les paysans, qui tous manquent de pain, parce que la terre leur manque, et qui tous au fond du cœur, attendent que la terre leur revienne. La population agricole de la Russie forme les 80 p. 100 de la nation. Une centaine de millions d’hommes, dit Tolstoï, meurent de faim par suite de la mainmise des propriétaires fonciers sur le sol. Quand on vient leur parler, pour remédier à leur mal, de la liberté de la presse, de la séparation de l’Église et de l’État, de la représentation nationale, et même de la journée de huit heures, on se moque d’eux, impudemment :

    « Ceux qui ont l’air de chercher partout des moyens d’améliorer la situation des masses populaires, rappellent ce qui se passe au théâtre, quand tous les spectateurs voient parfaitement l’acteur qui est caché, tandis que ses partenaires qui le voient très bien aussi, feignent de ne pas voir, et s’efforcent à distraire mutuellement leur attention. »

    Nul autre remède que de rendre la terre au peuple qui travaille. Et, pour la solution de cette question foncière, Tolstoï préconise la doctrine de Henry George, son projet d’un impôt unique sur la valeur du sol. C’est son Évangile économique, il y revient inlassablement, et se l’est si bien assimilé que souvent, dans ses œuvres, il reprend jusqu’à des phrases entières de Henry George.

  23. « La loi de non-résistance au mal eat la clef de voûte de tout l’édifice. Admettre la loi de l’aide mutuelle, en méconnaissant le précepte de la non-résistance, c’est construire la voûte sans la sceller dans sa partie centrale. » (La Fin d’un Monde).
  24. Dans une lettre de 1900 à un ami (Corresp. inéd., p. 312), Tolstoï se plaint de la fausse interprétation donnée à son principe de la non-résistance. On confond, dit-il, « Ne t’oppose pas au mal par le mal »… avec « Ne t’oppose pas au mal », c’est-à-dire avec : « Sois indifférent au mal »… « Au lieu que la lutte contre le mal est le seul objet du christianisme et que le commandement de la non-résistance au mal est donné comme le moyen de lutte le plus efficace. »

    Que l’on rapproche cette conception de celle de Gandhi, — de

    son Satyâgraha, de la « Résistance active », par l’amour et le sacrifice ! C’est la même intrépidité d’âme, qui s’oppose à la passivité. Mais Gandhi en a accentué plus encore l’énergie héroïque. — (Cf. Romain Rolland : Mahâtmâ Gandhi, p. 53 et suivantes ; — et l’introduction à La Jeune Inde, de Gandhi, p. xii et suiv.).
  25. La Fin d’un Monde.
  26. Tolstoï a dessiné deux types de ces « sectateurs », — l’un à la fin de Résurrection, — l’autre dans Encore trois morts.
  27. Après la condamnation par Tolstoï de l’agitation des Zemstvos, Gorki, se faisant l’interprète du mécontentement de ses amis, écrivait : « Cet homme est devenu l’esclave de son idée. Il y a longtemps qu’il s’isole de la vie russe et n’écoute plus la voix du peuple. Il plane trop haut au-dessus de la Russie. »
  28. C’était pour lui une souffrance cuisante de ne pouvoir être persécuté. Il avait la soif du martyre ; mais le gouvernement, fort sage, se gardait bien de la satisfaire.

    « Autour de moi, on persécute mes amis et on me laisse tranquille, bien que, s’il y a quelqu’un de nuisible, ce soit moi. Évidemment, je ne vaux pas la persécution, et j’en suis honteux. » (Lettre à Ténéromo, 1892, Corresp. inéd., p. 184.)

    « Évidemment, je ne suis pas digne des persécutions, et il me faudra mourir ainsi, sans avoir pu, par des souffrances physiques, témoigner de la vérité. » (À Ténéromo, 16 mai 1892, ibid., p. 186.)

    « Il m’est pénible d’être en liberté. » (À Ténéromo, 1er juin 1894, ibid., p. 188.)

    Dieu sait pourtant qu’il ne faisait rien pour cela ! Il insulte les Tsars, il attaque la patrie, « cet horrible fétiche auquel les hommes sacrifient leur vie et leur liberté et leur raison » (La Fin d’un Monde.) — Voir, dans Guerre et Révolution, le résumé qu’il trace de l’histoire de Russie. C’est une galerie de monstres : « le détraqué Ivan le Terrible, l’aviné Pierre i, l’ignorante cuisinière Catherine i, la débauchée Elisabeth, le dégénéré Paul, le parricide Alexandre i » (le seul pour qui Tolstoï ait pourtant une tendresse secrète), « le cruel et ignorant Nicolas i, Alexandre ii, peu intelligent, plutôt mauvais que bon, Alexandre iii, à coup sûr un sot, brutal et ignorant, Nicolas ii, un innocent officier de hussards, avec un entourage de coquins, un jeune homme qui ne sait rien, qui ne comprend rien. »

    Dans un numéro de la revue : Les Tablettes, consacré à Tolstoï (Genève, juin 1917), nous avons réuni une collection des textes les plus significatifs de Tolstoï, relatifs à l’État, la Patrie, la guerre, l’armée, le service militaire et la Révolution.

  29. Lettre à Gontcharenko, réfractaire, 19 janvier 1905 (Corresp. inéd., p. 264).
  30. Aux Doukhobors du Caucase, 1897 (Ibid., p. 239).
  31. Lettre à un ami, 1900 (Correspondance, p. 308-9).
  32. À Gontcharenko, 12 février 1905 (Ibid., p, 265).
  33. « Aux Doukhobors du Caucase, 1897 (Correspondance, p. 240).
  34. À Gontcharenko, 19 janvier. 1905 (Ibid., p. 264).
  35. À un ami, novembre 1901 (Ibid., p. 326).

    Sur la question de la Patrie, les écrits les plus importants de Tolstoï sont : L’esprit chrétien et le patriotisme, 1894 (trad. J. Legras, éd. Perrin) ; — Le patriotisme et le gouvernement, 1900 (trad. Birukoff, Genève) ; — Carnet du soldat, 1902 ; — La guerre russo-japonaise, 1904 ; — Salut aux réfractaires, 1909.

  36. « C’est comme une fente dans la machine pneumatique ; tout le souffle d’égoïsme qu’on voulait aspirer de l’âme humaine y rentre. »

    Et il s’ingénie à prouver que le texte original a été mal lu, et que la parole exacte du second Commandement était : « Aime ton prochain comme Lui-même (comme Dieu) ». (Entretiens avec Ténéromo.)

  37. Entretiens avec Ténéromo.