Vie de Tolstoï/Sa figure avait pris les traits définitifs

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Hachette (p. 175-193).


Sa figure avait pris les traits définitifs, sous lesquels elle restera dans la mémoire des hommes : le large front que traverse l’arc d’une double ride, les broussailles blanches des sourcils, la barbe de patriarche, qui rappelle le Moïse de Dijon. Le vieux visage s’était adouci, attendri ; il portait la marque de la maladie, du chagrin, de l’affectueuse bonté. Comme il avait changé, depuis la brutalité presque animale des vingt ans et la raideur empesée du soldat de Sébastopol ! Mais les yeux clairs ont toujours leur fixité profonde, cette loyauté de regard, qui ne cache rien de soi, et à qui rien n’est caché.

Neuf ans avant sa mort, dans la réponse au Saint-Synode (17 avril 1901), Tolstoï disait :

Je dois à ma foi de vivre dans la paix et la joie, et de pouvoir aussi, dans la paix et la joie, m’acheminer vers la mort.

Je songe, en l’entendant, à la parole antique : « que l’on ne doit appeler heureux aucun homme avant qu’il soit mort ».

Cette paix et cette joie, qu’alors il se vantait d’avoir, lui sont-elles restées fidèles ?

Les espérances de la « grande Révolution » de 1905 s’étaient évanouies. Des ténèbres amoncelées, la lumière attendue n’était point sortie. Aux convulsions révolutionnaires succédait l’épuisement. À l’ancienne injustice rien n’avait changé, sinon que la misère avait encore grossi. Déjà en 1906, Tolstoï a perdu un peu confiance dans la vocation historique du peuple slave de Russie ; et sa foi obstinée cherche, au loin, d’autres peuples qu’il puisse investir de cette mission. Il pense au « grand et sage peuple chinois ». Il croit « que les peuples d’Orient sont appelés à retrouver cette liberté, que les peuples d’Occident ont perdue presque sans retour », et que la Chine, à la tête des Asiatiques, accomplira la transformation de l’humanité dans la voie du Tao, de la Loi éternelle[1].

Espoir vite déçu : la Chine de Lao-Tse et de Confucius renie sa sagesse passée, comme déjà l’avait fait le Japon avant elle, pour imiter l’Europe[2]. Les Doukhobors persécutés ont émigré au Canada ; et là, ils ont aussitôt, au scandale de Tolstoï, restauré la propriété[3]. Les Gouriens, à peine délivrés du joug de l’État, se sont mis à assommer ceux qui ne pensaient pas comme eux ; et les troupes russes, appelées, ont tout fait rentrer dans l’ordre. Il n’est pas jusqu’aux Juifs, — eux, « dont la patrie jusqu’alors, la plus belle que pût désirer un homme, était le Livre[4] », — qui ne tombent dans la maladie du Sionisme, ce mouvement faussement national » « qui est la chair de la chair de l’européanisme contemporain, son enfant rachitique[5] ».

Tolstoï est triste, mais il n’est pas découragé. Il fait crédit à Dieu, il croit en l’avenir[6] :

Ce serait parfait, si on pouvait faire pousser une forêt, en un clin d’œil. Malheureusement, c’est impossible, il faut attendre que la semence germe, fasse venir des pousses, puis des feuilles, puis la tige qui se transforme enfin en arbre[7].

Mais il faut beaucoup d’arbres pour faire une forêt ; et Tolstoï est seul. Glorieux, mais seul. On lui écrit, du monde entier : des pays mahométans, de la Chine, du Japon, où l’on traduit Résurrection, et où se répandent ses idées sur « la restitution de la terre au peuple[8] ». Les journaux américains l’interviewent ; des Français le consultent sur l’art, ou sur la séparation des Églises et de l’État[9]. Mais il n’a pas trois cents disciples, et il en convient. D’ailleurs, il ne s’est pas soucié d’en faire. Il repousse les tentatives de ses amis pour former des groupes de Tolstoïens :

Il ne faut pas aller à la rencontre l’un de l’autre, mais aller tous à Dieu… Vous dites : « Ensemble, c’est plus facile… » — Quoi ? — Labourer, faucher, oui. Mais s’approcher de Dieu, on ne le peut qu’isolément…Je me représente le monde comme un énorme temple dans lequel la lumière tombe d’en haut et juste au milieu. Pour se réunir, tous doivent aller à la lumière. Là, nous tous, venus de divers côtés, nous nous trouverons ensemble avec des hommes que nous n’attendions pas : en cela est la joie[10].

Combien se sont-ils trouvés ensemble sous le rayon qui tombe de la coupole ? — Qu’importe ! Il suffit d’un seul, avec Dieu.

De même qu’une matière en combustion peut seule communiquer le feu à d’autres matières, seules la vraie foi et la vraie vie d’un homme peuvent se communiquer à d’autres hommes et répandre la vérité[11].

Peut-être ; mais jusqu’à quel point cette foi isolée a-t-elle pu assurer le bonheur à Tolstoï ? — Qu’il est loin, à ses derniers jours, de la sérénité volontaire d’un Gœthe ! On dirait qu’il la fuit, qu’elle lui est antipathique.

Il faut remercier Dieu d’être mécontent de soi. Puisse-t-on l’être toujours ! Le désaccord de la vie avec ce qu’elle devrait être est précisément le signe de la vie, le mouvement ascendant du plus petit au plus grand, du pire au mieux. Et ce désaccord est la condition du bien. C’est un mal, quand l’homme est tranquille et satisfait de soi-même[12].

Et il imagine ce sujet de roman, qui montre curieusement que l’inquiétude persistante d’un Levine ou d’un Pierre Besoukhov n’était pas morte en lui.

Je me représente souvent un homme élevé dans les cercles révolutionnaires, et d’abord révolutionnaire, puis populiste, socialiste, orthodoxe, moine au Mont Athos, ensuite athée, bon père de famille, et enfin Doukhobor, Il commence tout, sans cesse abandonne tout ; les hommes se moquent de lui, il n’a rien fait, et meurt oublié, dans un hospice. En mourant, il pense qu’il a gâché sa vie. Et cependant, c’est un saint[13].

Avait-il donc des doutes encore, lui, si plein de sa foi ? — Qui sait ? Chez un homme resté robuste, de corps et d’esprit, jusque dans sa vieillesse, la vie ne pouvait s’arrêter à un point de la pensée. Il fallait qu’elle marchât.

Le mouvement, c’est la vie[14].

Bien des choses avaient dû changer en lui, au cours des dernières années. Son opinion à l’égard des révolutionnaires n’avait-elle pas été modifiée ? Qui peut même dire si sa foi en la non-résistance au mal n’avait pas été un peu ébranlée ? — Déjà, dans Résurrection, les relations de Nekhludov avec les condamnés politiques changent complètement ses idées sur le parti révolutionnaire russe.

Jusque-là, il avait de l’aversion pour leur cruauté, leur dissimulation criminelle, leurs attentats, leur suffisance, leur contentement de soi, leur insupportable vanité. Mais quand il les voit de plus près, quand il voit comme ils étaient traités par l’autorité, il comprend qu’ils ne pouvaient être autres.

Et il admire leur haute idée du devoir, qui implique le sacrifice total.

Mais depuis 1900, la vague révolutionnaire s’était étendue ; partie des intellectuels, elle avait gagné le peuple, elle remuait obscurément des milliers de misérables. L’avant-garde de leur armée menaçante défilait sous la fenêtre de Tolstoï, à Iasnaïa-Poliana. Trois récits, publiés par le Mercure de France[15], et qui comptent parmi les dernières pages écrites par Tolstoï, font entrevoir la douleur et le trouble que ce spectacle jetait dans son esprit. Où était-il le temps où, dans la campagne de Toula, passaient les pèlerins, simples d’esprit et pieux ? Maintenant, c’est une invasion d’affamés errants. Il en vient, chaque jour. Tolstoï, qui cause avec eux, est frappé de la haine qui les anime ; ils ne voient plus, comme autrefois, dans les riches, « des gens qui font le salut de leur âme en distribuant l’aumône, mais des bandits, des brigands, qui boivent le sang du peuple travailleur ». Beaucoup sont des gens instruits, ruinés, à deux doigts du désespoir qui rend l’homme capable de tout.

Ce n’est pas dans les déserts et dans les forêts, mais dans les bouges des villes et sur les grandes routes que sont élevés les barbares qui feront de la civilisation moderne ce que les Huns et les Vandales ont fait de l’ancienne.

Ainsi disait Henry George. Et Tolstoï ajoute :

Les Vandales sont déjà prêts en Russie, et ils seront particulièrement terribles parmi notre peuple profondément religieux, parce que nous ne connaissons pas ces freins : les convenances et l’opinion publique, qui sont si développées chez les peuples européens.

Tolstoï recevait souvent des lettres de ces révoltés, protestant contre ses doctrines de la non-résistance et disant qu’à tout le mal que les gouvernants et les riches faisaient au peuple, on ne pouvait que répondre : « Vengeance ! Vengeance ! Vengeance ! » — Tolstoï les condamne-t-il encore ? On ne sait. Mais quand il voit, quelques jours après, saisir dans son village, chez les pauvres qui pleurent, leur samovar et leurs brebis, devant les autorités indifférentes, il a beau faire, lui aussi, il crie vengeance contre les bourreaux, contre « ces ministres et leurs acolytes, qui sont occupés au commerce de l’eau-de-vie, ou à apprendre aux hommes le meurtre, ou à prononcer les condamnations à la déportation, à la prison, au bagne ou à la pendaison, — ces gens, tous parfaitement convaincus que les samovars, les brebis, les veaux, la toile, qu’on enlève aux miséreux, trouvent leur meilleur placement dans la distillation de l’eau-de-vie qui empoisonne le peuple, dans la fabrication des armes meurtrières, dans la construction des prisons, des bagnes, et surtout dans la distribution des appointements à leurs aides et à eux. »

Il est triste, quand on a vécu, toute sa vie, dans l’attente et l’annonce du règne de l’amour, de devoir fermer les yeux, parmi ces visions menaçantes, et de s’en sentir troublé. — Il l’est encore davantage, quand on a la conscience véridique d’un Tolstoï, de se dire qu’on n’a pas mis d’accord tout à fait sa vie avec ses principes.

Ici, nous touchons au point le plus douloureux de ses dernières années, — faut-il dire, de ses trente dernières années ? — et il ne nous est permis que de l’effleurer d’une main pieuse et craintive : car cette douleur, dont Tolstoï s’efforça de garder le secret, n’appartient pas seulement à celui qui est mort, mais à d’autres qui vivent, qu’il aima, et qui l’aiment.

Il n’était pas arrivé à communiquer sa foi à ceux qui lui étaient le plus chers, à sa femme, à ses enfants. On a vu que la fidèle compagne, qui partageait vaillamment sa vie et ses travaux artistiques, souffrait de ce qu’il avait renié sa foi dans l’art pour une autre foi morale, qu’elle ne comprenait pas. Tolstoï ne souffrait pas moins de se voir incompris de sa meilleure amie.

Je sens par tout mon être, écrivait-il à Ténéromo, la vérité de ces paroles : que le mari et la femme ne sont pas des êtres distincts, mais ne font qu’un… Je voudrais ardemment pouvoir transmettre à ma femme une partie de cette conscience religieuse, qui me donne la possibilité de m’élever parfois au-dessus des douleurs de la vie. J’espère qu’elle lui sera transmise, non par moi, sans doute, mais par Dieu, bien que cette conscience ne soit guère accessible aux femmes[16].

Il ne semble pas que ce vœu ait été exaucé. La comtesse Tolstoï admirait et aimait la pureté de cœur, l’héroïsme candide, la bonté de la grande âme « qui ne faisait qu’une » avec elle ; elle apercevait qu’« il marchait devant la foule et montrait le chemin que doivent suivre les hommes[17] » ; quand le Saint-Synode l’excommuniait, elle prenait bravement sa défense et réclamait sa part du danger qui le menaçait. Mais elle ne pouvait faire qu’elle crût ce qu’elle ne croyait pas ; et Tolstoï était trop sincère pour l’obliger à feindre, — lui qui haïssait la feintise de la foi et de l’amour, plus que la négation de la foi et de l’amour[18]. Comment donc eût-il pu l’obliger, ne croyant pas, à modifier sa vie, à sacrifier sa fortune et celle de ses enfants ?

Avec ses enfants, le désaccord était plus grand encore. M. A. Leroy-Beaulieu, qui vit Tolstoï dans sa famille, à Iasnaïa Poliana, dit qu’ « à table, lorsque le père parlait, les fils dissimulaient mal leur ennui et leur incrédulité[19] ». Sa foi n’avait effleuré que ses trois filles, dont l’une, sa préférée Marie, était morte[20]. Il était moralement isolé parmi les siens. « Il n’avait guère que sa dernière fille et son médecin[21] » pour le comprendre.

Il souffrait de cet éloignement de pensée, il souffrait des relations mondaines qu’on lui imposait, de ces hôtes fatigants, venus du monde entier, de ces visites d’Américains et de snobs, qui l’excédaient ; il souffrait du « luxe » où sa vie de famille le contraignait à vivre. Modeste luxe, si l’on en croit les récits de ceux qui l’ont vu dans sa simple maison, d’un ameublement presque austère, dans sa petite chambre, avec un lit de fer, de pauvres chaises et des murailles nues ! Mais ce confort lui pesait : c’était un remords perpétuel. Dans le second des récits publiés par le Mercure de France, il oppose amèrement au spectacle de la misère environnante celui du luxe de sa propre maison.

Mon activité, écrivait-il déjà en 1903, quelque utile qu’elle puisse paraître à certains hommes, perd la plus grande partie de son importance, parce que ma vie n’est pas entièrement d’accord avec ce que je professe[22].

Que n’a-t-il donc réalisé cet accord ! S’il ne pouvait obliger les siens à se séparer du monde, que ne s’est-il séparé d’eux et de leur vie, — évitant ainsi les sarcasmes et le reproche d’hypocrisie, que lui ont jetés ses ennemis, trop heureux de son exemple et s’en autorisant pour nier sa doctrine !

Il y avait pensé. Depuis longtemps, sa résolution était prise. On a retrouvé et publié[23] une admirable lettre que, le 8 juin 1897, il écrivait à sa femme. Il faut la reproduire presque en entier. Rien ne livre mieux le secret de cette âme aimante et douloureuse :

Depuis longtemps, chère Sophie, je souffre du désaccord de ma vie avec mes croyances. Je ne puis vous forcer à changer ni votre vie ni vos habitudes. Je n’ai pas pu davantage vous quitter jusqu’à présent, car je pensais que, par mon éloignement, je priverais les enfants, encore très jeunes, de cette petite influence que je pourrais avoir sur eux, et que je vous ferais à tous beaucoup de peine. Mais je ne puis continuer à vivre comme j’ai vécu pendant ces seize dernières années[24], tantôt luttant contre vous et vous irritant, tantôt succombant moi-même aux influences et aux séductions auxquelles je suis habitué et qui m’entourent. J’ai résolu de faire maintenant ce que je voulais faire depuis longtemps : m’en aller… De même que les Hindous, arrivés à la soixantaine, s’en vont dans la forêt, de même que chaque homme vieux et religieux désire consacrer les dernières années de sa vie à Dieu et non aux plaisanteries, aux calembours, aux potins, au lawn-tennis, de même moi, parvenu à ma soixante-dixième année, je désire de toutes les forces de mon âme le calme, la solitude, et, sinon un accord complet, du moins pas ce désaccord criant entre toute ma vie et ma conscience. Si je m’en étais allé ouvertement, c’eût été des supplications, des discussions, j’eusse faibli, et peut-être n’aurais-je pas mis à exécution ma décision, tandis qu’elle doit être exécutée. Je vous prie donc de me pardonner, si mon acte vous attriste. Et principalement toi, Sophie, laisse-moi partir, ne me cherche pas, ne m’en veuille point et ne me blâme pas. Le fait que je t’ai quittée ne prouve pas que j’aie des griefs contre toi… Je sais que tu ne pouvais pas, tu ne pouvais pas voir et penser comme moi ; c’est pourquoi tu n’as pas pu changer ta vie et faire un sacrifice à ce que tu ne reconnais pas. Aussi, je ne te blâme point ; au contraire, je me souviens avec amour et reconnaissance des trente-cinq longues années de notre vie commune, et surtout de la première moitié de ce temps, quand, avec le courage et le dévouement de ta nature maternelle, tu supportais vaillamment ce que tu regardais comme ta mission. Tu as donné à moi et au monde ce que tu pouvais donner. Tu as donné beaucoup d’amour maternel et fait de grands sacrifices… Mais, dans la dernière période de notre vie, dans les quinze dernières années, nos routes se sont séparées. Je ne puis croire que ce soit moi le coupable ; je sais que si j’ai changé, ce n’est ni pour mon plaisir, ni pour le monde, mais parce que je ne pouvais faire autrement. Je ne peux pas t’accuser de ne m’avoir point suivi, et je te remercie, et je me rappellerai toujours avec amour ce que tu m’as donné. — Adieu, ma chère Sophie. Je t’aime.

« Le fait que je t’ai quittée… » Il ne la quitta point, — Pauvre lettre ! Il lui semble qu’il lui suffit de l’écrire, pour que sa résolution soit accomplie… Après l’avoir écrite, il avait épuisé déjà toute sa force de résolution. — « Si je m’en étais allé ouvertement, c’eût été des supplications, j’eusse faibli… » Il ne fut pas besoin de « supplications », de « discussions », il lui suffit de voir, un moment après, ceux qu’il voulait quitter : il sentit qu’il ne pouvait pas, il ne pouvait pas les quitter ; la lettre qu’il avait dans sa poche, il l’enfouit dans un meuble, avec cette suscription :

Transmettre ceci, après ma mort, à ma femme Sophie Andréievna.

Et à cela se borna son projet d’évasion.

Était-ce là sa force ? N’était-il pas capable de sacrifier sa tendresse à son Dieu ? — Certes, il ne manque pas, dans les fastes chrétiens, de saints au cœur plus ferme qui n’hésitèrent jamais à fouler intrépidement aux pieds leurs affections et celles des autres… Qu’y faire ? Il n’était point de ceux-là. Il était faible. Il était homme. Et c’est pour cela que nous l’aimons.

Plus de quinze ans auparavant, dans une page d’une douleur déchirante, il se demandait à lui-même :

Eh bien, Léon Tolstoï, vis-tu selon les principes que tu prônes ?

Et il répondait, accablé :

Je meurs de honte, je suis coupable, je mérite le mépris… Pourtant, comparez ma vie d’autrefois à celle d’aujourd’hui. Vous verrez que je cherche à vivre selon la loi de Dieu. Je n’ai pas fait la millième partie de ce qu’il faut faire, et j’en suis confus, mais je ne l’ai pas fait, non parce que je ne l’ai pas voulu, mais parce que je ne l’ai pas pu… Accusez-moi, mais n’accusez pas la voie que je suis. Si je connais la route qui conduit à ma maison, et si je la suis en titubant, comme un homme ivre, cela veut-il dire que la route soit mauvaise ? Ou indiquez-m’en une autre, ou soutenez-moi sur la vraie route, comme je suis prêt à vous soutenir. Mais ne me rebutez pas, ne vous réjouissez pas de ma détresse, ne criez pas, avec transport : « Regardez ! Il dit qu’il va à la maison, et il tombe dans le bourbier ! » Non, ne vous réjouissez pas, mais aidez-moi, soutenez-moi !… Aidez-moi ! Mon cœur se déchire de désespoir que nous nous soyons tous égarés ; et lorsque je fais tous mes efforts pour sortir de là, vous, à chacun de mes écarts, au lieu d’avoir compassion, vous me montrez du doigt, en criant : « Voyez, il tombe avec nous dans le bourbier[25] ! »

Plus près de la mort, il répétait :

Je ne suis pas un saint, je ne me suis jamais donné pour tel. Je suis un homme qui se laisse entraîner, et qui parfois ne dit pas tout ce qu’il pense et sent ; non parce qu’il ne le veut pas, mais parce qu’il ne le peut pas, parce qu’il lui arrive fréquemment d’exagérer ou d’errer. Dans mes actions, c’est encore pis. Je suis un homme tout à fait faible, avec des habitudes vicieuses, qui veut servir le Dieu de vérité, mais qui trébuche constamment. Si l’on me tient pour un homme qui ne peut se tromper, chacune de mes fautes doit paraître un mensonge ou une hypocrisie. Mais si on me tient pour un homme faible, j’apparais alors ce que je suis en réalité : un être pitoyable, mais sincère, qui a constamment et de toute son âme désiré et qui désire encore devenir un homme bon, un bon serviteur de Dieu.

Ainsi, il resta, persécuté par le remords, poursuivi par les reproches muets de disciples plus énergiques et moins humains que lui[26], déchiré par sa faiblesse et son indécision, écartelé entre l’amour des siens et l’amour de Dieu, — jusqu’au jour où un coup de désespoir, et peut-être le vent brûlant de fièvre qui se lève aux approches de la mort, le jetèrent hors du logis, sur les chemins, errant, fuyant, frappant aux portes d’un couvent, puis reprenant sa course, tombant sur sa route enfin, dans un obscur petit pays, pour ne plus se relever[27]. Et, sur son lit de mort, il pleurait, non sur soi, mais sur les malheureux ; et il disait, au milieu de ses sanglots :

Il y a sur la terre des millions d’hommes qui souffrent ; pourquoi êtes-vous là tous à vous occuper du seul Léon Tolstoy ?

Alors, elle vint — c’était le dimanche 20 novembre 1910, peu après six heures du matin, — elle vint, « la délivrance », ainsi qu’il la nommait, « la mort, la mort bénie… »

  1. Lettre à un Chinois, octobre 1906 (Corresp. inéd., p. 381 et suiv.).
  2. Tolstoï en exprimait déjà la crainte, dans sa lettre de 1906.
  3. « Ce n’était pas la peine de refuser le service militaire et policier, pour admettre la propriété, qui ne se maintient que par le service militaire et policier. Les hommes qui accomplissent ce service et profitent de la propriété agissent mieux que ceux qui refusent tout service, en jouissant de la propriété. » (Lettre aux Doukhobors du Canada, 1899, Corresp. inéd., p. 248-260.)
  4. Lire dans les Entretiens avec Ténéromo, la belle page sur « le sage Juif qui plongé dans ce Livre, n’a pas vu les siècles s’écrouler sur sa tête, et les peuples qui paraissaient et disparaissaient de la terre ».
  5. « Voir le progrès de l’Europe dans les horreurs de l’État moderne, l’État sanglant, vouloir créer un nouveau Judenstaat, c’est un péché abominable. — (Ibid.)
  6. Et l’avenir lui donne raison. Et Dieu s’est acquitté largement envers lui. Quelques mois avant sa mort, lui vient, du bout de l’Afrique, l’écho de la voix messianique de Gandhi. (Voir, à la fin du volume, le chapitre, La réponse de l’Asie à Tolstoy, p. 214.)
  7. Appel aux hommes politiques, 1905.
  8. On trouvera, en appendice au Grand Crime et dans la trad. franç. des Conseils aux Dirigés (titre russe : Au peuple travailleur), un Appel d’une société japonaise pour le Rétablissement de la Liberté de la Terre.
  9. Lettre à Paul Sabatier, 7 novembre 1906. (Corr. inéd., p. 375.)
  10. Lettres à un ami, juin 1892 et novembre 1901.
  11. Guerre et Révolution.
  12. Lettre à un ami. (Corresp. inéd., p. 354-55.)
  13. Ibid. Peut-être s’agit-il là de l’Histoire d’un Doukhobor, dont le titre figure dans la liste des œuvres inédites de Tolstoï.
  14. « Imaginez que tous les hommes qui ont la vérité se réunissent ensemble et s’installent sur une île. Serait-ce la vie ? » (À un ami, mars 1901, Corresp. inéd., p. 325.)
  15. 1er décembre 1910.
  16. 16 mai 1892. Tolstoï voyait alors sa femme souffrir de la mort d’un petit garçon, et il ne pouvait rien pour la consoler.
  17. Lettre de janvier 1883.
  18. « Je ne reprocherai jamais de ne pas avoir de religion. Le mal, c’est quand les hommes mentent, feignant d’avoir de la religion. »

    Et plus loin :

    « Que Dieu nous préserve de feindre d’aimer, c’est pire que la haine. » (Corresp. inéd., p. 344 et 348.)

  19. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1910.
  20. Paul Birukoff vient de publier, en allemand, la belle correspondance de Tolstoï avec sa fille Marie : Vater und Tochter, Zürich, Rotapfel, 1927.
  21. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1910.
  22. À un ami, 10 décembre 1903.
  23. Figaro, 27 décembre 1910. La lettre fut, après la mort de Tolstoï, remise à la comtesse par leur beau-fils, le prince Obolensky, auquel Tolstoï l’avait confiée, quelques années auparavant. À cette lettre était jointe une autre, également adressée à la comtesse, et qui touchait à des sujets intimes de la vie conjugale. La comtesse la détruisit, après l’avoir lue. (Note communiquée par Mme Tatiana Soukhotine, fille aînée de Tolstoï.)
  24. Cet état de souffrance date donc de 1881, c’est-à-dire de l’hiver passé à Moscou, et de la découverte que Tolstoï fit alors de la misère sociale.
  25. Lettre à un ami (la traduction française, par M. Halpérine-Kaminsky, en a été publiée sous le titre Profession de foi, dans le volume : Plaisirs cruels, 1895).
  26. Il semble qu’il ait subi, dans ses dernières années, et surtout dans ses derniers mois, l’influence de Vladimir-Grigoritch Tchertkov, ami dévoué, qui, longtemps établi en Angleterre, avait consacré sa fortune à publier et répandre l’œuvre intégrale de Tolstoï. Tchertkov a été violemment attaqué par un des fils de Tolstoï, Léon. Mais si l’on a pu accuser son intransigeance d’esprit, personne n’a mis en doute son absolu dévouement ; et, sans approuver la dureté peut-être inhumaine de certains actes où l’on croit sentir son inspiration, (comme le testament par lequel Tolstoï enleva à sa femme la propriété de tous ses écrits, sans exception, y compris ses lettres privées), il est permis de croire qu’il fut plus épris de la gloire de son ami que Tolstoï lui-même.

    Le journal de Valentin Boulgakov, dernier secrétaire de Tolstoï, est un miroir fidèle des six derniers mois, à Iasnaïa Poliana, depuis le 23 juin 1910. La traduction française en a paru dans Les œuvres libres, mai 1924, chez Arthème Fayard, à Paris.

  27. Tolstoï partit brusquement de Iasnaïa Poliana, le 28 octobre (10 novembre) 1910, vers cinq heures du matin. Il était accompagné du docteur Makovitski ; sa fille Alexandra, que Tchertkov appelle « sa collaboratrice la plus intime », était dans le secret du départ. Il arriva, le même jour, à six heures du soir, au monastère d’Optina, un des plus célèbres sanctuaires de Russie, où il avait été plusieurs fois en pèlerinage. Il y passa la nuit et, le lendemain matin, il y écrivit un long article sur la peine de mort. Dans la soirée du 29 octobre (11 novembre), il alla au monastère de Chamordino, où sa sœur Marie était nonne. Il dîna avec elle et lui exprima le désir qu’il aurait eu de passer la fin de sa vie à Optina, « en s’acquittant des plus humbles besognes, mais à condition qu’on ne l’obligeât point à aller à l’église ». Il coucha à Chamordino, fit, le lendemain matin, une promenade au village voisin, où il songeait à prendre un logis, revit sa sœur dans l’après-midi. À cinq heures, arriva inopinément sa fille Alexandra. Sans doute, le prévint-elle que sa retraite était connue, qu’on était à sa poursuite : ils repartirent sur-le-champ, dans la nuit. Tolstoï, Alexandra et Makovitski se dirigèrent vers la station de Keselsk, probablement avec l’intention de gagner les provinces du Sud, et, de là, les pays slaves des Balkans, la Bulgarie, la Serbie. En route, Tolstoï tomba malade à la gare d’Astapovo et dut s’y aliter. Ce fut là qu’il mourut.

    Sur ces derniers jours, on trouvera les renseignements les plus complets dans le volume : Tolstoys Flucht und Tod (Bruno Cassirer, Berlin, 1925), où René Fuellœp-Miller et Friedrich Eckstein ont rassemblé les récits de la fille, de la femme de Tolstoï, de son médecin, de ses amis présents, et la correspondance secrète d’État. Celle-ci, que le gouvernement soviétique a découverte en 1917, révèle le réseau d’intrigues, dont l’État et l’Église entourèrent le mourant, pour arracher de lui l’apparence d’une rétractation religieuse. Le gouvernement, le czar en personne, exercèrent une pression sur le Saint-Synode, qui délégua à Astapovo l’archevêque de Toula. Mais l’échec de cette tentative fut complet.

    On voit aussi l’inquiétude gouvernementale. Une correspondance policière entre le gouverneur-général de Riasan, prince Obolensky, et le général Lwow, chef du département de gendarmerie de Moscou, avertit heure par heure de tous les incidents et de tous les visiteurs à Astapovo, donne les ordres les plus sévères pour surveiller la gare, pour bloquer le cortège funèbre et le séparer du reste de la nation. En haut lieu, on tremblait devant l’éventualité de grandes manifestations politiques, en Russie.

    L’humble maison, où Tolstoï expirait, était environnée d’une nuée de policiers, d’espions, de reporters de journaux, d’opérateurs de film, qui guettaient la douleur de la comtesse Tolstoï, accourue pour exprimer au mourant son amour, son repentir, et écartée de lui par ses enfants.