Vie de Vico écrite par lui-même
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 49-144).
VIE DE VICO
ÉCRITE PAR LUI-MÊME
Il signor Jean-Baptiste Vico naquit à Naples, l’an 1668[1], de parents honnêtes qui laissèrent une très bonne réputation. Le père était d’une humeur gaie, la mère d’un tempérament fort mélancolique, et le naturel de leur fils se ressentit de cette double influence. Dès sa première enfance une extrême vivacité le rendit ennemi du repos ; mais à l’âge de sept ans il tomba d’une échelle et resta bien cinq heures sans connaissance. Il eut la partie droite du crâne fracassée, sans aucune lésion au péricrâne, et perdit beaucoup de sang par les trous nombreux et profonds de la tumeur qu’avait occasionnée la chute. Alarmé de cette fracture et de ce long évanouissement, le chirurgien prédit qu’il mourrait ou qu’il resterait imbécile. Mais la prédiction, Dieu merci, ne se vérifia point, et, guéri de sa blessure, Vico devint mélancolique et ardent, caractère des esprits inventifs et profonds dans lesquels éclate un génie subtil, mais qui, du reste, sont trop réfléchis pour aimer le brillant et le faux.
Après une convalescence de trois années, il rentra dans la classe de grammaire, et comme il expédiait rapidement tous ses devoirs, son père, prenant cette facilité pour de la négligence, s’enquit un jour du maître si son fils travaillait en bon écolier. Sur sa réponse affirmative il le pria de lui doubler sa tâche ; mais celui-ci s’excusa sur ce qu’il n’avait qu’une mesure, qu’un seul écolier ne pouvait réclamer tous les soins, et que la classe supérieure était trop forte. Vico, présent à l’entretien, ne consultant que son courage, pria le maître de lui accorder la permission d’y passer, prêt à suppléer à sa faiblesse par un redoublement d’ardeur. Il céda, plutôt pour éprouver ce que pouvait une jeune intelligence, que dans l’espoir d’un succès réel ; mais, à son grand étonnement, il trouva son maître dans son écolier.
Ce premier guide venant à lui manquer, il fut confié à un second ; mais il resta peu de temps avec lui, son père ayant été conseillé de l’envoyer chez les jésuites, qui l’admirent dans leur seconde classe. Charmé de ses dispositions, son maître l’opposa successivement à trois de ses plus forts élèves. Par ses diligences, comme disent ces Pères, ou, si l’on aime mieux, par un surcroît de travail, il fit perdre courage au premier ; le second, pour avoir voulu rivaliser de zèle, tomba malade ; le troisième, qui était bien vu de la Compagnie, passa à la première classe, en récompense de ses succès, sans cependant que les Pères eussent lu ni liste ni rapport, pour me servir de leurs expressions. Sensible à cette injustice, et apprenant que le second semestre n’était qu’une répétition du premier, il quitta le collège, s’enferma chez lui, et apprit dans Alvarez ce que les jésuites enseignaient dans la première classe et dans le cours des humanités. Le mois d’octobre suivant il étudia la logique. C’était la belle saison, et il ne se mettait que vers le soir à sa petite table ; mais il arrivait que sa bonne mère, sortie de son premier sommeil, le priait affectueusement de se coucher, et s’apercevait plus d’une fois qu’il avait travaillé jusqu’au jour, preuve certaine que, croissant à la fois en âge et en science, il soutiendrait avec honneur sa réputation de savant.
Le sort lui donna pour maître le jésuite Antonio del Balzo, de la secte des nominaux. Déjà il avait appris dans les écoles qu’un bon sommoliste est un profond philosophe, et que le meilleur traité de la Somme était de Pietro Ispano ; il en fit donc une étude approfondie. Balzo venant ensuite à lui désigner Paolo Veneto comme le plus subtil commentateur de la Somme, il voulut aussi profiter de cet auteur. Mais trop faible encore pour saisir les développements de cette logique stoïcienne, il faillit s’y égarer, et ne l’abandonna cependant qu’à son grand regret. Découragé (tant il est dangereux d’appliquer les jeunes gens à des sciences au-dessus de leur âge), il déserta l’étude et fut dix-huit mois sans s’y livrer. Je n’adopterai pas ici la fiction que Descartes n’a si adroitement insinuée dans sa Méthode, au sujet de ses études, que pour élever sa philosophie et ses mathématiques sur les ruines de toute autre science divine et humaine ; mais avec l’ingénuité et la franchise qui sied à l’historien, j’exposerai l’ordre et la succession de toutes les études de Vico, pour mieux indiquer comment sa destinée littéraire fut telle, et non pas autre.
Grâce à cette heureuse direction imprimée d’abord à sa jeunesse, il était comme un coursier généreux qu’on laisserait, après l’avoir dressé pour le combat, paître librement dans les prairies. S’il entend le son de la trompette guerrière, sa belliqueuse ardeur se réveille ; il appelle le cavalier prêt à s’élancer vers le champ de bataille ; ainsi, à l’occasion d’une célèbre académie degli Infuriati, rétablie après plusieurs années à San-Lorenzo, et où plusieurs savants distingués vivaient dans une communauté scientifique avec les premiers avocats, les sénateurs et les nobles de la ville, Vico, cédant à son génie, reprit une carrière interrompue et rentra dans l’arène. Tel est le précieux avantage que procurent aux états ces sociétés. Les jeunes gens, dont l’âge n’est qu’ardeur et confiance, se passionnent ainsi pour l’étude, avides des éloges et de la gloire qui, dans un âge où l’esprit plus mûr recherche le solide et l’utile, sera la digne récompense de leur mérite réel. Vico reprit ensuite, avec plus de zèle que jamais, l’étude de la philosophie sous le Père Giuseppe Ricci, autre jésuite, homme d’un esprit pénétrant, scotiste, mais au fond zénoniste. Il aimait à lui entendre dire que les substances abstraites ont plus de réalité que les modes de Balzo le nominal, laissant ainsi prévoir qu’il aurait à son tour une prédilection marquée pour la philosophie de Platon, dont Scot a le plus approché parmi les scolastiques, et qu’il traiterait des points de Zénon d’après une tout autre doctrine que celle des interprètes infidèles d’Aristote : c’est ce qu’a prouvé sa métaphysique. Il trouvait cependant que Ricci expliquait trop minutieusement la différence de l’être et de la substance dans l’ordre de leur gradation métaphysique. Aussi, toujours avide de nouvelles connaissances, apprenant que le Père Suarez traitait avec la supériorité d’un vrai métaphysicien de tout ce qu’on peut savoir en philosophie ; qu’en outre son exposition était claire et facile, il quitta de nouveau l’école et s’enferma chez lui une année entière pour étudier cet auteur.
Une seule fois il se permit d’aller à l’université royale, et, par une heureuse inspiration, il entra dans la classe de D. Felice Aquadies, premier lecteur en droit, au moment où ce professeur distingué portait sur Vulteius le jugement suivant : qu’il était le meilleur commentateur des Institutes. Ces paroles, que Vico grava dans sa mémoire, déterminèrent dans ses études un ordre meilleur. En effet, son père ayant bientôt résolu de l’appliquer à l’étude du droit, le voisinage et la célébrité du professeur firent tomber son choix sur D. Francesco Verde ; mais Vico ne suivit que deux mois ses leçons, qui toutes roulaient sur la pratique la plus minutieuse du droit civil et du droit canonique, et comme il ne pouvait en saisir les principes, habitué déjà par la métaphysique à généraliser, à ne juger des particularités qu’à l’aide d’axiomes ou de maximes, il déclara à son père qu’il suspendrait ses leçons, persuadé que Verde ne lui apprenait rien, et, mettant à profit les paroles d’Aquadies, il le pria de demander une copie de Vulteius à Nicolao Maria Giannattasio, docteur en droit peu connu au barreau, mais très versé dans la bonne jurisprudence, et qui, à force de temps et de soins, s’était fait en ce genre une bibliothèque très précieuse de livres d’érudition. Prévenu par l’immense réputation dont Verde jouissait dans le public, le père de Vico fut fort surpris ; mais, en homme sage, il voulut complaire à son fils : il demanda le Vulteius à Giannattasio, auquel il se souvint d’en avoir livré anciennement un exemplaire (le père de Vico était libraire). Giannattasio voulut apprendre du fils le motif de cette demande, et, sur la réponse de Vico, que les leçons de Verde n’étaient qu’un exercice de mémoire, et que l’esprit souffrait d’être condamné à l’inaction, le digne homme, bon juge en cette matière, fut si charmé de trouver dans un jeune homme cette raison virile, qu’il osa prédire les succès de Vico, et ne lui prêta pas, mais lui donna et le Vulteius et les Institutions canoniques d’Henricus Canisius. Ce dernier auteur paraissait à Giannattasio le meilleur interprète du droit canonique. Ainsi, Aquadies et Giannattasio, une bonne parole et une bonne action firent entrer Vico dans la route du droit civil et ecclésiastique.
Lors donc qu’il eut étudié les institutes du droit civil et canonique, d’après ces textes mêmes, et sans s’inquiéter du programme légal des cinq années de droit, il voulut pratiquer le barreau. Pour seconder ses vues, le sénateur D. Carlo Antonio de Rosa, homme d’une probité reconnue, l’adressa à un honnête avocat, Gabrizio del Vecchio, qui mourut pauvre dans un âge avancé. Comme Vico cherchait l’occasion de se faire aux formes juridiques, le hasard voulut qu’un procès fût intenté à son père dans le Sacré Conseil. Vico, à l’âge de seize ans, sut le conduire, et, avec l’assistance de Fabrizio del Vecchio, il le soutint en cour de Rote avec tant de succès qu’il gagna sa cause et mérita les éloges de Pier Antonio Cœvari, savant jurisconsulte, conseiller de Rote ; même, au sortir de l’audience, il fut embrassé par Francesco Antonio Aquilante, vieil avocat attaché à ce tribunal et qu’il avait eu pour adversaire.
Mais il arrive souvent que des hommes bien dirigés dans le reste s’égarent misérablement dans certaines études, faute d’un esprit de méthode générale et systématique, tournent à certains égards dans un cercle vicieux, pour n’être point dirigés par un esprit de méthode générale dont les rapports soient toujours constants. Ainsi, Vico présenta d’abord ses idées sous une forme incertaine, dans son livre De nostri temporis studiorum ratione, et leur donna plus tard un développement complet dans l’ouvrage De universi juris uno principio, etc., dont le De constantia jurisprudentis n’est qu’un appendice. Son esprit, d’une trempe toute métaphysique, cherchait à saisir la vérité dans son expression la plus générale, et, par une transition graduée du genre à l’espèce, la poursuivait ainsi jusque dans ses dernières divisions. Mais alors cet esprit, jeune encore, répandait en quelque sorte sa végétation luxuriante dans toutes les divagations de la poésie moderne, donnait dans les écarts les plus exagérés de cette littérature, qui n’aime que l’absurde et le faux. Une visite rendue au P. Giacomo Lubrano, jésuite d’une immense érudition, et prédicateur en vogue à cette époque de décadence, fortifia chez lui ce mauvais goût. Pour savoir s’il avait fait des progrès en poésie, Vico soumit à sa critique une canzone sur la rose. Cette pièce plut tellement au jésuite, du reste homme de cœur et de mérite, que, malgré la gravité de son âge et sa haute réputation d’éloquence, il ne put s’empêcher de réciter à son tour à un jeune homme qu’il voyait pour la première fois une de ses idylles sur le même sujet. L’application aux subtilités de l’école avait engendré chez Vico l’amour de cette poésie, amie du faux qui se plaît ridiculement à le mettre en saillie pour produire un effet de surprise, et qui, par cela même, déplaît aux esprits graves, et séduit les jeunes et faibles imaginations. L’on pourrait même dire que c’est une distraction presque nécessaire à des jeunes gens, dont l’esprit glacé par l’étude de la métaphysique a besoin, pour ne pas s’engourdir et se dessécher entièrement, de se réchauffer et de prendre l’essor, de peur que la froide sévérité d’une raison trop précoce ne les rende incapables de produire.
Le tempérament de Vico, assez délicat, était menacé d’étisie, et la modicité de sa fortune ne lui permettait pas de satisfaire un désir ardent de vaquer à ses études ; il avait surtout en horreur le tumulte du barreau, lorsqu’une heureuse circonstance lui fit rencontrer dans une bibliothèque Mgr l’évêque d’Ischia, G.-B. Rocca, jurisconsulte des plus distingués, comme on le voit par ses ouvrages. Il eut avec lui, sur la bonne méthode à suivre pour l’enseignement du droit, un entretien dont monseigneur fut si charmé qu’il l’engagea à diriger ses neveux dans cette étude. Ils habitaient, sous un ciel pur, un château délicieusement situé sur les terres d’un de ses frères, D. Domenico Rocca (passionné pour ce même genre de poésie, et qui fut plus tard pour lui un généreux Mécène) ; il serait traité comme son propre fils, le bon air du pays rétablirait bientôt sa santé, et il aurait tout le loisir nécessaire pour se livrer à ses goûts.
C’est ce qui arriva. Un séjour de neuf années lui permit de terminer en partie ses études, et de pénétrer surtout dans les sources des institutions civiles et religieuses. À l’occasion du droit canonique, il s’engagea dans la discussion du dogme, et se trouva pour ainsi dire dans le cœur de la doctrine catholique sur les matières de la grâce, guidé précisément par le livre de Richard, théologien de Sorbonne, qu’il avait heureusement apporté de la librairie de son père. Par une démonstration géométrique, la doctrine de saint Augustin s’y trouve placée comme terme moyen entre deux extrêmes, Calvin et Pélage.
La manie de faire des vers lui était toujours d’un grand préjudice, lorsque, dans une bibliothèque du château où se trouvaient recueillies les œuvres des Mineurs de l’observance, il lui tomba heureusement sous la main un livre à la fin duquel se trouvait une critique ou apologie d’une épigramme, d’un chanoine de l’ordre, homme de mérite, du nom de Massa. Il y traitait des nombres poétiques les plus heureux dont Virgile s’était servi de préférence. Vico fut saisi d’une telle admiration qu’il se passionna pour l’étude de la poésie latine en commençant par ce prince des poètes. Dès lors son genre de versification moderne venant à lui déplaire, il se mit à étudier la langue toscane dans les premiers auteurs : Boccace pour la prose, Dante et Pétrarque pour la poésie. Il lisait alternativement Cicéron et Boccace, Dante et Virgile, Horace et Pétrarque, curieux de juger impartialement en quoi ils diffèrent et de combien la langue latine l’emporte sur l’italienne. Les meilleurs ouvrages étaient lus aussi trois fois : la première pour en saisir l’unité, la seconde pour en observer la liaison et la suite, la troisième pour noter les idées noblement conçues et les expressions remarquables ; ce qu’il faisait sur le livre même, sans se créer un répertoire de lieux communs et de phraséologie. Il croyait qu’une telle méthode facilitait l’emploi de ces formes, lorsqu’on se les rappelait à propos, et que c’était l’unique moyen de bien imaginer et de bien rendre.
Lisant ensuite dans l’Art poétique d’Horace que la philosophie morale ouvre à la poésie la source de richesse la plus abondante, il fit une étude sérieuse des anciens moralistes grecs, choisissant d’abord Aristote qu’il avait vu cité le plus souvent dans ses livres élémentaires de droit. Dans cette étude, il observa bientôt que la jurisprudence romaine n’est qu’un art d’enseigner l’équité par une foule de préceptes minutieux sur l’application du droit naturel, préceptes que les jurisconsultes tiraient des motifs de la loi et de l’intention du législateur ; mais la science du juste, enseignée par les moralistes, repose sur un petit nombre de vérités éternelles, expression métaphysique d’une justice idéale qui, dans les travaux de la cité dont elle est comme l’architecte, ordonne aux deux justices particulières (la commutative et la distributive) la dispensation de l’utile selon deux mesures invariables, l’arithmétique et la géométrique. Il comprit dès lors qu’on n’apprend dans les écoles que la moitié de la science du droit. Aussi dut-il se livrer de nouveau aux recherches métaphysiques ; et les principes d’Aristote qu’il avait puisés dans Suarez ne lui étant d’aucun profit, sans qu’il pût en pénétrer le motif, il se mit à lire Platon, sur sa réputation de prince des philosophes. Fortifié par cette lecture, il comprit alors pourquoi la métaphysique d’Aristote ne lui avait pas plus servi pour appuyer la morale qu’elle n’avait servi à Averroès, dont le commentaire ne rendit les Arabes ni plus humains ni plus policés. Elle conduit en effet à reconnaître un principe physique qui est la matière, d’où se tirent les formes particulières, et assimile Dieu à un potier qui travaille en dehors de lui. Mais Platon ramène à un principe physique, à l’idée éternelle qui tire d’elle-même et crée la matière, et ressemble à un germe qui produit de lui-même l’œuf de la génération. Conformément à cette métaphysique, Platon donne pour base à sa morale l’idéal de la justice, et c’est de là qu’il part pour fonder sa république, sa législation idéales. Aussi, mécontent d’Aristote qui ne lui était d’aucun secours pour l’intelligence de la morale, Vico chercha à se pénétrer des principes de Platon, et dès lors s’éveilla dans son esprit, et presque à son insu, la première conception d’un droit idéal éternel, en vigueur dans la cité universelle, cité renfermée dans la pensée de Dieu, et dans la forme de laquelle sont instituées les cités de tous les temps et de tous les pays. Voilà la république que Platon devait déduire de sa métaphysique ; mais il ne le pouvait pas, ignorant la chute du premier homme.
Les ouvrages philosophiques de Platon, d’Aristote et de Cicéron, dont le but est de diriger l’homme social, lui inspirèrent peu de goût pour la morale des stoïciens et des épicuriens, qui lui parut une morale de solitaire : les seconds, en effet, se renferment dans la molle oisiveté des jardins d’Épicure, et les premiers, tout entiers dans leurs théories, se proposent l’impossible. Vico s’occupa bientôt après de la physique d’Aristote, de celle d’Épicure, et enfin de celle de René Descartes. Cette étude lui fit goûter la physique de Timée, adoptée par Platon, et qui explique le monde par une combinaison numérique ; en même temps il se garda bien de mépriser la physique des stoïciens qui se compose de points ; ces deux systèmes ne diffèrent point en substance, comme il chercha plus tard à le prouver, dans son livre De antiquissima Italorum sapientia ; mais il ne put admettre ni comme hypothèse, ni comme système, la physique mécanique d’Épicure ni celle de Descartes, toutes deux essentiellement fausses.
Observant ensuite qu’Aristote et Platon appuyaient souvent de preuves mathématiques les assertions de la philosophie, il voulut étudier la géométrie, et alla jusqu’à la cinquième proposition d’Euclide. Mais Vico trouvait plus facile d’embrasser dans un même genre métaphysique l’ensemble des vérités particulières que de saisir partiellement toutes ces quantités géométriques. Il apprit ainsi à ses dépens que les intelligences élevées à l’universalité de la métaphysique réussissent difficilement dans une étude qui ne convient qu’aux esprits minutieux. Il cessa donc de s’y livrer, et chercha plutôt dans la lecture assidue des orateurs, des historiens et des poètes d’heureux rapprochements qui pussent lier entre eux les faits les plus éloignés. C’est là tout le secret de l’éloquence.
C’est avec raison que les anciens regardaient la géométrie comme une étude propre aux enfants, une logique qui leur convient dans un âge où ils ont d’autant moins de peine à saisir les particularités et à les disposer dans un ordre successif qu’ils en ont davantage à s’élever aux généralités. Et quoiqu’Aristote lui-même eût déduit le syllogisme de la méthode géométrique, il convient et même affirme que l’on doit enseigner aux enfants les langues, l’histoire et la géométrie, comme plus propres à exercer leur mémoire, leur imagination et leur esprit. D’où l’on peut facilement comprendre quel pernicieux effet, quel désordre doivent produire aujourd’hui dans l’enseignement de la jeunesse ces deux méthodes suivies quelquefois sans discernement. D’abord les jeunes gens sont à peine sortis de la classe de grammaire, que la philosophie s’ouvre pour eux par l’étude de la Logique, dite d’Arnauld, où se traitent avec rigueur les questions les plus ardues des sciences supérieures, tellement au-dessus de ces jeunes intelligences. Leurs facultés devraient plutôt être spécialement développées par différents exercices : la mémoire, par l’étude des langues ; l’imagination, par la lecture des poètes, des historiens et des orateurs ; le jugement, par la géométrie linéaire, espèce de peinture dont les nombreux éléments fortifient la mémoire, dont les figures délicates embellissent l’imagination, et qui enfin exerce le jugement, forcé de parcourir toutes ces lignes et de choisir les seules nécessaires à l’expression d’une grandeur voulue. Ces exercices divers produiraient dans l’âge de la raison une sagesse parlante, un esprit vif et pénétrant. La logique moderne au contraire fait que les jeunes gens se livrent trop tôt à la critique, c’est-à-dire, qu’ils jugent avant d’apprendre, contre la marche naturelle de l’esprit qui apprend d’abord, juge ensuite, et enfin raisonne ; aussi l’aridité et la sécheresse règnent dans leurs discours ; ils veulent toujours juger sans jamais produire. Que si dans la jeunesse, lorsque l’imagination est plus active, ils suivaient l’exemple de Vico, qui, sur le conseil de Cicéron, se mit à étudier les topiques, s’ils s’adonnaient à cet art de l’invention, ils prépareraient ainsi tout ce qui doit servir plus tard à appuyer le jugement : car on ne peut juger d’une chose si on ne connaît d’abord tout ce qu’elle contient ; or, c’est de la topique qu’il faut l’apprendre. Par ce moyen naturel, les jeunes gens deviendraient des philosophes et des orateurs.
L’autre méthode se sert de l’algèbre pour leur donner une connaissance élémentaire des grandeurs ; elle comprime ainsi leurs nobles élans, glace leur imagination, épuise leur mémoire, rend l’esprit paresseux et ralentit le jugement ; ces quatre facultés sont cependant très nécessaires au perfectionnement de ce que l’humanité a de plus précieux : l’imagination pour la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, la poésie, l’éloquence ; la mémoire pour l’étude des langues et de l’histoire ; le génie pour l’invention, et le jugement pour la prudence. Or, cette algèbre me paraît une invention des Arabes pour ramener à volonté les signes naturels des grandeurs à de certains chiffres devenus les signes des nombres ; ces signes qui, chez les Grecs et les Romains, étaient des lettres, et offraient chez ces deux peuples, lorsque du moins ils se servaient des majuscules, certaines lignes géométriquement régulières, les Arabes les ont réduits à des chiffres très petits. L’algèbre borne les vues de l’esprit, qui ne voit alors que ce qui est immédiatement sous ses yeux ; elle trouble la mémoire qui, attentive au nouveau chiffre, ne s’occupe plus du premier ; elle appauvrit l’imagination devenue inactive, et rend le jugement incapable de deviner. Aussi, les jeunes gens qui ont consacré beaucoup de temps à cette étude, s’aperçoivent à leur grand regret qu’ils ont perdu de leur aptitude pour les usages de la vie pratique. Pour être de quelque utilité, et n’offrir aucun de ces inconvénients, l’algèbre devrait servir de complément aux mathématiques, et n’être mise en usage qu’avec la sobriété des Romains qui, dans les nombres, n’avaient recours au point que pour l’expression des sommes immenses. Alors si, dans la recherche d’une quantité demandée, l’esprit fatigué désespérait d’arriver par la synthèse, on pourrait recourir aux oracles de l’analyse. En effet, quelle que puisse être la justesse de ses procédés, mieux vaut s’habituer à l’analyse métaphysique, et dans chaque question remonter aux sources du vrai absolu. Descendant ensuite graduellement d’un genre à l’autre, ayant soin de rejeter tout ce qui, dans chaque espèce, n’offre point la chose elle-même, on arrive enfin à une dernière différence qui offre essentiellement ce que l’on désirait connaître. Mais revenons à notre sujet.
Vico vit bientôt que tout le secret de la méthode géométrique consiste à bien définir d’abord tous les termes dont on doit se servir dans la démonstration, à établir ensuite quelques axiomes que soit obligé d’admettre celui avec qui l’on raisonne, à obtenir de lui, s’il est besoin, mais toujours avec discrétion, quelques concessions naturelles pour en déduire des conséquences auxquelles on ne pourrait autrement arriver, et, à l’aide de ces données, procéder sucessivement des vérités les plus simples et les mieux prouvées aux vérités plus composées, en ayant soin de n’affirmer aucune de ces dernières avant de lui avoir fait subir une complète analyse. Il crut que cette connaissance des procédés géométriques lui servirait simplement à savoir les employer s’il avait jamais besoin de recourir à ce mode de démonstration, et c’est ce qu’il fit en effet d’une manière rigoureuse dans son ouvrage De universi juris uno principio, ouvrage qui parut au signor Jean Leclerc composé avec l’enchaînement sévère de la méthode mathématique, comme on le dira en son lieu.
Pour constater avec ordre les progrès de Vico dans la philosophie, il est besoin de se reporter en arrière. Lorsqu’il partit de Naples, on commençait à étudier Épicure dans le système de Gassendi ; et deux ans après il apprit que la jeunesse embrassait cette doctrine avec enthousiasme. Il voulut donc l’étudier dans le poème de Lucrèce, et cette lecture lui apprit qu’Épicure, niant que l’esprit soit d’une autre substance que le corps, et bornant ainsi ses idées par ce défaut de bonne métaphysique, avait dû admettre comme principe de sa philosophie le corps organisé et divisé en parties multiformes, qui se composaient elles-mêmes d’autres parties entre lesquelles il n’existait point de vide, et que, pour cette raison, il supposait indivisibles (atomes) : philosophie tout au plus bonne pour les enfants et les femmelettes. Tout ignorant qu’il est en géométrie, Épicure arrive par une assez bonne méthode à bâtir sur cette physique mécanique une métaphysique toute sensuelle, telle précisément que pourrait être celle de Locke, et une morale fondée sur le plaisir, propre uniquement à des hommes qui vivraient dans la solitude, comme il le recommande en effet à ses sectateurs. Enfin, pour rendre justice entière à Épicure, Vico, en suivant ses principes, voyait avec quelque plaisir le développement des formes dans le monde du corps ; mais il ne pouvait se défendre d’un sentiment de pitié, en voyant la dure nécessité que s’était imposée ce philosophe de tomber dans les absurdités les plus grossières, pour expliquer la marche et les actes de l’entendement humain. Ce lui fut un puissant motif de se rattacher encore plus à la doctrine de Platon qui, de la forme même de notre esprit, et sans hypothèse aucune, s’élève à l’idée éternelle et l’établit comme principe des choses, s’appuyant sur la conscience que nous avons de certaines vérités immuables qui, déposées dans notre intelligence, ne peuvent être méconnues ou niées, et conséquemment ne viennent point de nous. Du reste, nous sentons en nous la liberté d’agir, nous déterminons par la pensée tout acte du corps, et par suite nous agissons dans le temps, c’est-à-dire quand nous voulons, nous agissons avec connaissance de cause, et nous avons en nous les motifs de nos actions. Ainsi, l’esprit contient les images, la mémoire garde les souvenirs, et le cœur enfante les désirs, cette source de passions et de sensations : odeurs, saveurs, couleurs, sons, toucher, toutes choses contenues en nous ; mais pour les vérités éternelles, qui ne viennent point de nous et ne sont point dans la dépendance du corps, nous devons les rapporter au même principe qui a tout produit, à l’idée éternelle, incorporelle, qui connaît, veut et crée tout dans le temps, et qui contient en elle et soutient tout ce qu’elle crée. Sur ce principe de philosophie Platon établit en métaphysique que les substances abstraites ont plus de réalité que les substances corporelles, et il en déduit une morale favorable aux progrès de la civilisation. L’école de Socrate, d’où sortirent les plus grandes lumières de la Grèce dans les arts de la guerre et de la paix, applaudit à la physique de Timée qui, à l’exemple de Pythagore, compose le monde de nombres, abstraction plus élevée que les points dont Zénon se servit pour expliquer la formation de l’univers. C’est ce que Vico a prouvé dans sa métaphysique ainsi qu’on pourra le voir.
Il apprit bientôt après que la physique expérimentale était à la mode, et que partout on parlait de Robert Boyle. Elle lui parut devoir être utile à la médecine, mais il se garda bien de s’occuper d’une science qui ne servait de rien à la philosophie de l’homme, et dont la langue était barbare. Il se livra de préférence à l’étude de la jurisprudence romaine qui se fonde sur la philosophie des mœurs et sur la connaissance de la langue et du gouvernement de Rome, dont les auteurs latins peuvent seuls donner l’intelligence.
Vers la fin du temps qu’il passa dans la solitude, et qui dura bien neuf années, il sut que la physique de Descartes avait fait oublier tout autre système. Il brûlait du désir de la connaître : déjà, il en avait pris une idée dans la Philosophie naturelle de Regius, que, parmi d’autres livres, il avait emportée avec lui de la librairie de son père. Sous ce faux titre, Descartes avait commencé à publier son système à Utrecht. Vico étudia cet ouvrage après son Lucrèce. Regius était médecin, philosophe et sans autre connaissance que celle des mathématiques, et Vico le supposa en métaphysique aussi ignorant qu’Épicure, qui n’avait jamais voulu apprendre les mathématiques. Regius, en effet, part d’un faux principe en admettant des corps tout formés, et il ne diffère en ce point du philosophe grec que par la divisibilité dont les bornes sont dans les atomes chez ce dernier, tandis que Descartes fait ses trois éléments divisibles à l’infini. Épicure met le mouvement dans le vide, et Descartes dans le plein. Le premier commence la formation de ses mondes infinis en supposant que les atomes ont décliné accidentellement du mouvement de haut en bas, que leur imprimait leur poids et gravité. Le second commence à former ses innombrables tourbillons par l’impulsion communiquée à une masse de matière inerte qui n’est point encore divisée, mais que cette impulsion divise en une infinité de cubes et force à se mouvoir en ligne droite, tandis que sa masse la sollicite au repos ; elle ne peut cependant se mouvoir dans son entier, mais bien dans ses cubes qui tournent chacun sur eux-mêmes. De même que la déclinaison accidentelle des atomes d’Épicure livre le monde au hasard, il semblait aussi à Vico que la nécessité où sont les molécules primitives de Descartes de se mouvoir en ligne droite, offrait un système favorable aux fatalistes. Il se félicita de son sentiment, lorsque rendu à Naples, il apprit que la physique de Regius était de Descartes, et que l’on avait commencé à étudier les Méditations métaphysiques de ce dernier. Descartes, en effet, était très avide de gloire. D’abord, bâtissant une physique sur un plan semblable à celui d’Épicure, il en fit professer les principes dans une des plus célèbres universités, celle d’Utrecht, et cela par un médecin, de manière à se faire une réputation parmi les professeurs de médecine. Ensuite il traça les quelques premières lignes d’une métaphysique platonicienne, où il s’efforce d’établir deux genres de substances, l’une étendue, l’autre intelligente, soumettant ainsi la matière à un agent supérieur qui ne soit point matériel, tel que le Dieu de Platon. Son intention était d’établir un jour son empire dans les cloîtres où depuis le onzième siècle on avait introduit la métaphysique d’Aristote, bien qu’elle eût servi aux impies sectateurs d’Averroès ; mais comme elle dérivait de celle de Platon, le christianisme la plia facilement au sens religieux de ce dernier, et dirigea les esprits par ses principes comme il les avait dirigés jusqu’au onzième siècle par ceux de Platon.
Vico revint à Naples au moment où la physique de Descartes était prônée avec le plus de chaleur, particulièrement par le signor Gregorio Galo Preso, ardent cartésien qui aimait beaucoup Vico. Cependant la philosophie de Descartes ne présente pas dans ses diverses parties l’unité d’un système. Sa physique demanderait une métaphysique qui n’admît qu’un seul genre de substance, substance corporelle, agissant par nécessité, comme celle d’Épicure agit par hasard. Aussi bien Descartes s’accorde à dire avec Épicure que les formes innombrables et variées des corps n’ont aucune réalité substantielle, mais ne sont que des modifications de la substance. Sa métaphysique n’a produit aucune morale favorable à la religion chrétienne ; le peu qu’il a écrit à ce sujet ne pouvant en constituer une. Son Traité des passions se rattache moins à la morale qu’à la médecine. Le P. Malebranche lui-même n’a pu déduire des principes de Descartes un système de morale chrétienne, et les Pensées de Pascal ne sont que des lumières éparses. Sa métaphysique n’a pas non plus fondé de logique particulière, celle d’Arnauld étant disposée sur le plan d’Aristote. Enfin, elle n’a servi de rien à la médecine, car l’anatomie n’a point trouvé dans la nature l’homme de Descartes. Ainsi comparativement la philosophie d’Épicure, lequel ne savait rien en mathématiques, est plus propre que celle de Descartes à être systématisée. D’après ces observations, Vico sentait avec plaisir que si la lecture de Lucrèce avait déterminé son goût pour la métaphysique de Platon, celle de Regius le fortifiait.
Ces diverses physiques servaient en quelque sorte de distraction à Vico, lorsqu’il avait sérieusement médité la métaphysique platonicienne. Elles fournissaient carrière à son imagination poétique, qu’il exerçait souvent aussi à composer des canzoni. Fidèle à sa première habitude d’écrire en italien, il cherchait de plus à emprunter aux Latins leurs traits les plus brillants, avec l’art des meilleurs poètes de la Toscane. C’est ainsi qu’à l’imitation du panégyrique du grand Pompée, placé par Cicéron dans son discours Pro lege Manilia, le plus noble de tous les discours latins de ce genre, il composa, dans le genre de Pétrarque, un panégyrique en trois canzoni à la louange de l’électeur Maximilien de Bavière ; ces canzoni ont été recueillis dans la Scelta di poeti italiani del signor Lippi, imprimée à Lucques en 1709. Dans celui du signor Acampora De poeti napolitani, imprimé à Naples en 1701, se trouve un autre canzone sur le mariage de la signora D. Ippolita Cantelmi de Duchi di Popoli avec D. Vinnezzo Garafa, duc de Bruzzano, et maintenant prince de Rocella ; il l’avait composé sur le modèle de la charmante élégie de Catulle :
Vesper adest, etc.
Il lut ensuite que Torquato Tasso avait aussi imité cette pièce, dans un canzone sur le même sujet, et il se félicita de ne l’avoir pas su plus tôt : car, dans sa vénération pour un si grand poète, il n’aurait jamais osé se livrer à cette composition et n’y aurait pris aucun plaisir. De plus, sur l’idée de la grande année de Platon, d’où Virgile avait tiré sa brillante églogue :
Sicelides musæ, etc.
Vico composa un autre canzone sur le mariage du duc
de Bavière avec la princesse Thérèse de Pologne : il
est inséré dans le premier volume de la Scelta de poeti napolitani, du signor Albano, imprimée à Naples en
1723.
Avec cette direction d’idées et ces connaissances, Vico revint à Naples, comme étranger dans sa propre patrie, au moment où les hommes de lettres les plus distingués prônaient avec chaleur la physique de Descartes. Celle d’Aristote, par suite de ses défauts et des altérations excessives que lui avaient fait subir les scolastiques, n’était plus qu’une sorte de roman. La métaphysique qui, dans le seizième siècle, avait élevé si haut les Ficin, Pic de la Mirandole, les deux augustins Nifo et Steuco, les Giacopi Mazzoni, les Alexandri Piccolomini, les Mattée Acquavive, les Franceschi Patrizi, et qui avait secondé la poésie, l’histoire et l’éloquence, au point que la Grèce, avec toute sa science et sa faconde, paraissait renaître en Italie, cette métaphysique ne semblait plus bonne qu’à se renfermer dans les cloîtres. On empruntait simplement à Platon quelques traits pour les adapter à la poésie ou pour faire preuve d’une mémoire érudite. L’on condamnait la scolastique, et l’on se plaisait à lui substituer les éléments d’Euclide ; les fréquentes variations des systèmes de physique avaient réduit la médecine au scepticisme. Les médecins commençaient à avouer l’acatalepsie ou l’impossibilité absolue de saisir la véritable nature des maladies ; ils s’en tenaient à la médecine expectante, sans déterminer les caractères ni appliquer les remèdes efficaces. La doctrine de Galien, qui, étudiée conjointement avec la langue et la philosophie grecques, avait produit tant de médecins incomparables, était alors tombée dans un souverain mépris, par l’ignorance de ses partisans. Les anciens interprètes du droit civil étaient déchus dans nos académies de leur haute réputation, dont semblaient avoir hérité les critiques modernes, et cela ne tournait qu’au détriment du barreau ; car, si ceux-ci sont nécessaires pour la critique des lois romaines, les premiers le sont aussi pour la topique légale dans les causes douteuses. Le très savant signor D. Carlo Buragna avait bien remis en honneur la bonne poésie mais il l’avait resserrée dans des limites trop étroites, se bornant à imiter Giovanni della Casa, sans puiser la délicatesse ou la force aux sources grecques ou latines, aux limpides ruisseaux de Pétrarque ou au torrent profond de Dante. Le très érudit signor Lionardo de Capoue avait restauré la belle langue toscane dans sa grâce et son élégance ; mais malgré ces deux qualités, on n’avait point de discours animé par l’art des Grecs, par leur habileté à caractériser les mœurs, ou empreint de la grandeur et du pathétique romains. Enfin, le signor Tommaso Cornelio, savant latiniste, avait, par la pureté de ses progymnases, frappé d’étonnement l’esprit de la jeunesse, plutôt qu’il n’avait ranimé son zèle pour l’étude de la langue latine. Aussi Vico bénit le ciel de n’avoir point encore eu à jurer sur la parole du maître, et rendit grâce à ses forêts où, guidé par son bon génie, il avait, sans préférence d’école, presque achevé le cours de ses études, loin des villes où le goût littéraire change comme les modes, tous les deux ou trois ans. Chacun négligeait alors l’étude de la bonne prose latine. Vico résolut de s’y livrer avec d’autant plus d’ardeur. Apprenant que Cornelio n’était pas fort en grec, qu’il n’avait pas travaillé la langue toscane, et qu’il n’aimait que peu ou point la critique ; ayant en outre observé que les polyglottes, par cela même qu’ils savent plusieurs langues, n’en parlent aucune avec pureté ; que les critiques ne peuvent jamais connaître les beautés, habitués qu’ils sont à noter plutôt les défauts, il se détermina à abandonner le grec et la langue toscane, il ne voulut jamais apprendre le français, et il se concentra uniquement dans le latin. Comme il avait déjà remarqué que la publication des lexiques et des commentaires avait contribué à la décadence de la langue latine, il évita de se servir jamais de ces livres, ne se permettant que le Nomenclateur de Junius, pour l’intelligence des mots techniques, et il lut les auteurs latins sans le secours des notes, cherchant à en pénétrer le sens avec une critique philosophique ; à l’exemple des auteurs latins du seizième siècle, parmi lesquels il admirait Paul Jove pour son éloquence, Navagero pour la délicatesse qui caractérise le peu qui nous reste de lui, et pour le goût et l’élégance exquise qui nous fait tant regretter la perte de son histoire.
Ainsi Vico vivait non seulement étranger, mais inconnu dans sa patrie. Ces idées, ces habitudes d’un solitaire, ne l’empêchaient pas de révérer de loin comme les dieux de la sagesse les vétérans illustres de la littérature, et de porter une noble et généreuse envie aux jeunes gens assez heureux pour pouvoir s’entretenir avec eux. Il fit connaissance de deux hommes de marque. Le premier fut le frère des signori Francesco et Gennajo, hommes immortels, D. Gaetano di Andrea, théatin, depuis évêque et mort en odeur de sainteté. À la suite d’un entretien que, dans une bibliothèque, Vico eut avec lui sur l’histoire de la collection des canons, le Père lui demanda s’il était marié. Vico lui dit qu’il ne l’était pas ; Gaetano lui demanda encore s’il voulait se faire théatin, et Vico répondit qu’il n’était point de noble origine. Qu’importe ? dit le Père, on obtiendra la dispense de Rome. Alors Vico, craignant de se lier, se tira d’embarras en avouant que ses parents étaient vieux et pauvres, qu’il était leur unique espoir ; mais le Père ayant objecté que les hommes de lettres étaient plutôt à charge qu’utiles à leurs familles, Vico finit par dire qu’il en serait tout autrement de lui ; d’où le Père conclut que ce n’était point la vocation de Vico.
L’autre personne fut le signor D. Giuseppe Lucina, homme d’une immense érudition grecque, latine, toscane, et très versé dans toutes les sciences humaines et divines. Ayant apprécié le mérite du jeune Vico, il s’affligeait gracieusement de ce que la ville ne savait point le mettre à profit, lorsqu’il s’offrit à lui une occasion de le pousser. Le signor D. Nicolo Caravita, qui, par la pénétration de son esprit, la sévérité de son jugement et la pureté de son style, était le premier avocat du barreau et se montrait un zélé protecteur des lettres, voulut publier un recueil de pièces à la louange du seigneur comte de S. Stefano, vice-roi de Naples, et à l’occasion de son départ ; ce recueil, le premier de ce genre qui, de nos jours, ait paru à Naples, devait être imprimé en peu de jours. Lucina, qui était en haute réputation, lui proposa Vico pour le discours qui devait être mis en tête de cet ouvrage. La proposition acceptée, il vint trouver Vico et lui fit sentir tout l’avantage qu’il y aurait pour lui à avoir un titre auprès de ce protecteur des lettres, qui bientôt en effet en fut un très zélé pour Vico. Celui-ci ne demandait pas mieux, et comme il avait renoncé à la langue toscane, il composa pour ce recueil un discours latin dont l’impression fut confiée aux soins de Giuseppe Roselli, en 1696. Il commença ainsi à se créer une réputation littéraire. Le signor Gregorio Calapreso, dont nous avons déjà fait une mention honorable, avait coutume de l’appeler, comme on nommait autrefois Épicure, autodidascalos, le maître de soi-même. Plus tard, à l’occasion de la pompe funèbre de D. Caterina d’Aragon, mère du signor duc de Medina-Cœli, vice-roi de Naples, trois oraisons funèbres devant être prononcées, le très érudit signor Carlo Rossi composa la première en grec ; D. Emmanuel Gicatelli, célèbre orateur sacré, la seconde en italien, et Vico composa en latin la troisième, imprimée, avec les autres pièces, dans un volume in-folio, en 1697.
Peu de temps après, la mort du professeur rendit vacante la chaire de rhétorique. Elle rapportait annuellement cent scudi ; de plus un petit casuel, produit des droits que percevait le professeur sur les certificats attestant l’aptitude des élèves à l’étude du droit. Le signor Caravita l’engagea à concourir, et Vico s’y refusant parce qu’il avait échoué quelques mois auparavant dans une demande de secrétaire de la ville, Caravita lui reprocha avec bienveillance son peu d’esprit (il en manquait en effet pour tout ce qui touchait aux intérêts de la vie), et lui dit de se préparer à l’examen, que pour lui il se chargerait de la demande. Vico se présenta au concours et choisit pour son texte les premières lignes de Quintilien sur le chapitre si étendu De statibus causarum, et, se renfermant dans l’étymologie et la distinction de la nature des causes, il fit preuve de critique et d’une grande érudition grecque et latine, et remporta ainsi la majorité des suffrages.
Cependant le seigneur duc de Medina-Cœli, vice-roi de Naples, avait rendu aux lettres l’éclat qu’elles avaient perdu depuis le règne d’Alfonse d’Aragon ; il avait réussi à fonder une académie, où se trouvait réunie la fleur des hommes de lettres ; on y était admis sur la proposition de D. Federico Pappacoda, chevalier napolitain, littérateur d’un goût exquis et excellent appréciateur des gens de lettres, et sur celle de D. Nicolo Caravita. Ainsi la belle littérature commençait à être en honneur parmi la noblesse. Jaloux d’être compté au nombre de ces académiciens, Vico s’adonna entièrement à la culture des lettres.
On dit que la fortune est l’amie de la jeunesse. En effet, les jeunes gens choisissent, à leur gré, les arts et les professions qui fleurissent lorsqu’ils entrent dans le monde. Mais le monde, de sa nature, aime à varier ses goûts d’année en année, et les jeunes gens vieillissent riches d’un savoir qui n’est plus de mode ni d’usage. Aussi, tout à coup, s’opéra-t-il dans Naples un changement complet dans les lettres, et lorsque l’on croyait voir rétablie pour longtemps la bonne littérature du seizième siècle, le départ du vice-roi amena un nouvel ordre de choses qui, contre toute attente, ruina cette littérature. Les écrivains les plus distingués qui, deux ou trois ans auparavant, soutenaient que la métaphysique devait être confinée dans les cloîtres, se prirent de passion pour elle, l’étudiant, non plus dans Platon, avec le secours des Ficin, auteurs dont le seizième siècle avait tiré tant de fruit, mais dans les Méditations de Descartes, d’où est sorti son livre de la Méthode, Dans ce livre, il blâme l’étude des langues, celle des orateurs, des historiens et des poètes ; il leur préfère sa métaphysique, sa physique et ses mathématiques, et réduit ainsi la littérature aux connaissances des Arabes. Quelque savants, quelque profonds que pussent être ceux qui s’étaient longtemps occupés de physique atomistique, d’expériences et de machines, les Méditations de Descartes durent leur sembler trop obscures pour que leur esprit, peu dégagé des sens, pût approfondir cet ouvrage. Aussi était-ce un éloge que de dire d’un philosophe : « Il entend les Méditations de Descartes. » À cette époque, Vico voyait souvent le signor D. Paolo Doria, chez le signor Caravita, dont la maison était le rendez-vous des gens de lettres. Ce Doria, aussi distingué comme homme du monde que comme philosophe, était le seul avec lequel Vico pût parler métaphysique, et ce que Doria admirait dans Descartes de sublime, de grand, de nouveau, paraissait à Vico vieux et commun chez les platoniciens. Mais dans les raisonnements de Doria il apercevait un esprit qui brillait souvent de l’éclat divin de Platon, et, dès ce moment, ils furent unis par les liens d’une confiante et noble amitié.
Jusqu’alors Vico avait admiré sur tous les autres auteurs Platon et Tacite. Le second, doué d’une singulière pénétration métaphysique, contemple l’homme tel qu’il est ; le premier, tel qu’il doit être. Platon, avec son universalité scientifique, embrasse toutes les formes de la vertu qui composent l’idéal de la sagesse humaine. Tacite descend au détail de toutes les règles de l’utilité pratique, de sorte que l’homme honnête se puisse toujours diriger vers le bien, à travers toutes les chances du hasard et de la perversité humaine. Cette admiration, cette manière d’envisager ces deux grands auteurs était dans l’esprit de Vico comme l’idée première du plan sur lequel il devait composer une histoire idéale et éternelle, dont les phases servissent de types aux révolutions de l’histoire universelle de tous les temps. Se réglant sur certains caractères éternels que présente le mouvement social dans la naissance, l’établissement et la décadence des peuples, il se créait le sage de Platon et celui de Tacite, dont l’un aurait la sagesse spéculative et l’autre la sagesse pratique.
Alors seulement il vint à connaître les ouvrages de Bacon, homme vraiment incomparable, qui réunissait les deux sagesses, la théorique et la pratique, comme profond philosophe et grand ministre d’État. Et pour ne point parler des ouvrages dans lesquels il a été égalé ou surpassé, son livre De augmentis scientiarum nous le montre si grand que, s’il est vrai de dire que Platon est le prince des philosophes grecs, et que les Grecs n’ont pas de Tacite, on peut ajouter qu’il manquait aux Grecs et aux Latins un Bacon, un homme qui pût voir ce qui reste à faire, qui indiquât les défauts de ce qui est fait, qui enfin rendit justice à toutes les sciences, leur conseillant de déposer chacune leur tribut dans le trésor commun de la république des lettres. Or, Vico ayant résolu d’avoir toujours devant les yeux ces trois auteurs, soit qu’il méditât ou qu’il écrivît, arriva peu à peu à dégager les idées qui se produisirent dans le livre De universi juris uno principio, etc.
De là vint que, dans ses discours d’ouverture à l’Université royale, il traita habituellement des sujets généraux empruntés à la métaphysique et appliqués aux usages de la vie civile. Dans les cinq premiers il parlait du but des études, dans le sixième et dans le septième, de la méthode qu’on doit y suivre. Les trois premiers traitaient des fins de l’homme, les deux autres surtout des fins du citoyen, et le sixième, des fins du chrétien.
Le premier Discours, prononcé le 18 octobre 1699, est une exhortation à développer, à exercer toutes les facultés de l’intelligence divine qui est en nous, en méditant cette maxime : Suam ipsius cognitionem ad omnem doctrinarum orbem brevi absolvendum maximo cuique esse incitamento. Il prouve que l’intelligence est proportionnellement le dieu de l’homme, comme Dieu est l’intelligence du monde ; il fait voir les merveilles de nos facultés, sensation, imagination, mémoire, esprit de constitution. Il montre comment, à l’aide de forces divines, promptitude, facilité, efficacité, elles accomplissent au même moment des choses très diverses et très nombreuses. Il observe aussi que les enfants bien organisés et sans vices ont déjà, à trois ou quatre ans, tout en balbutiant, appris le vocabulaire complet de leur langue maternelle ; que Socrate fit moins descendre la morale du ciel qu’il ne nous y éleva ; que le génie de tant d’inventeurs mis au rang des dieux n’est autre que celui de chacun de nous ; qu’on doit s’étonner qu’il y ait tant d’ignorants, car la fumée n’est pas plus contraire aux yeux que l’ignorance et l’erreur à l’esprit ; que l’on doit surtout blâmer la négligence, car chacun pouvant s’instruire de tout, sa volonté seule l’en empêche, puisqu’il est vrai que, dans l’élan d’une volonté forte, nous faisons des choses que nous admirons ensuite, non comme notre ouvrage, mais comme celui d’un dieu ; d’où il conclut que, si en peu d’années un jeune homme n’a point parcouru tout le cercle des sciences, c’est, ou qu’il n’a point voulu, ou qu’il a échoué, faute de maître ou de bonne méthode, ou qu’enfin il ne s’est point proposé pour but de ses études de cultiver son âme comme une espèce de divinité.
Le second Discours, prononcé en 1700, porte que nous devons former notre âme à la vertu, selon les vérités contenues dans l’intelligence. Le texte est le suivant : Hostem hosti infensiorem infestioremque, quam stultum sibi, esse neminem. Il nous montre l’univers comme une grande cité, où Dieu condamne les insensés à se déclarer eux-mêmes la guerre en vertu d’une loi ainsi conçue : « Cette loi contient autant de titres tracés par le doigt de Dieu qu’il y a de classes d’êtres. Lisons le titre qui concerne l’homme : Le corps de l’homme sera mortel ; son âme sera immortelle. L’homme naîtra pour la vérité et la vertu, c’est-à-dire pour moi. L’esprit discernera le vrai d’avec le faux ; les sens ne le séduiront pas ; la raison protégera, dirigera, commandera ; les passions obéiront ; l’homme ne devra l’estime qu’à ses bonnes qualités et le bonheur qu’à ses vertus et à sa constance. Si quelque insensé, par corruption, par négligence ou par légèreté, enfreint cette loi, coupable au premier chef, qu’il se fasse à lui-même une guerre cruelle. » Puis vient la description pathétique de cette guerre intérieure. On voit par là qu’il méditait depuis longtemps la thèse qu’il devait soutenir plus tard sur le droit universel.
Le troisième Discours, prononcé en 1701, sert comme d’appendice aux deux premiers, et a pour texte : « Tout artifice, toute intrigue, doivent être bannis de la république des lettres, si l’on veut acquérir des connaissances véritables et non factices, solides et non pas vaines. »
Le quatrième Discours, prononcé en 1704, a pour texte : « Quiconque veut trouver dans l’étude le profit et l’honneur, doit travailler pour la gloire, c’est-à-dire pour le bien général. » Il attaque les faux savants, qui ne cherchent que l’intérêt, veulent paraître ce qu’ils ne sont pas, et, une fois satisfaits dans leur égoïsme, se relâchent et mettent tout en œuvre pour conserver la réputation de savants. Vico avait déjà prononcé la moitié de son discours, lorsqu’arriva le signor D. Felice Lanzina Ulloa, président du Sacré Conseil et le Caton des ministres espagnols. Vico, pour lui faire honneur, donna un tour nouveau à son discours, et il sut, en le résumant, le rattacher à ce qui lui restait à dire, avec la même vivacité d’esprit dont fit preuve Clément XI, lorsque, n’étant que simple abbé, et parlant en italien dans l’académie degli Umoristi, il changea de texte pour rendre hommage au cardinal d’Estrées son protecteur, et commença près d’Innocent XII cette haute fortune qui devait l’élever au pontificat.
Dans le cinquième Discours, prononcé en 1705, Vico établit que les époques de gloire et de puissance pour les sociétés ont été celles où fleurirent les lettres. Il le prouve ensuite par de fortes raisons, et le confirme par une suite d’exemples. Dans l’Assyrie, les Chaldéens furent les premiers savants du monde, et ce fut là que s’éleva la première monarchie puissante. Lorsque les lettres étaient plus florissantes que jamais dans la Grèce, la monarchie des Perses s’écroula sous Alexandre. Rome affermit l’empire du monde par la ruine de Carthage sous les auspices de Scipion, dont les profondes études en philosophie, en éloquence et en poésie sont prouvées par les inimitables comédies qu’il composa de concert avec son ami Lélius, et qu’il fit publier sous le nom de Térence qui, sans doute, y avait mis quelque peu du sien. Sous Auguste s’établit la monarchie romaine, lorsque la langue latine prêtait la dignité de ses formes à la littérature grecque. L’époque la plus brillante pour les Goths, en Italie, fut le règne de Théodoric, dirigé par son ministre, le savant Cassiodore. Sous Charlemagne se releva l’empire romain en Allemagne, lorsque les lettres, entièrement éteintes dans les cours de l’Occident, se ranimèrent avec les Alcuin. Homère fit Alexandre, qui brûlait d’égaler la valeur d’Achille, et Jules César s’enhardit aux grandes entreprises, animé par l’exemple d’Alexandre. Ainsi ces deux grands capitaines, qui ont laissé entre eux la supériorité indécise, sont deux élèves d’un héros d’Homère. Deux cardinaux à la fois grands philosophes et théologiens, et dont l’un fut en outre grand orateur sacré, Ximénès et Richelieu, affermirent le premier la monarchie d’Espagne, l’autre celle de France. Le Turc a établi sa puissance sur les barbares en écoutant un savant moine, l’impie Sergius, qui dicta au stupide Mahomet la loi de cet empire. Tandis que les Grecs se répandaient dans l’Asie et dans toutes les contrées barbares, les Arabes cultivaient la métaphysique, les mathématiques, l’astronomie, la médecine, et avec tout ce savoir, qui n’était cependant pas le produit de la civilisation la plus raffinée, ils élevèrent à la gloire des conquêtes les fiers et sauvages Almanzor. Les Turcs étendirent bientôt sur les Arabes un empire d’où les lettres étaient bannies, et qui se serait ainsi écroulé de lui-même, si les perfides chrétiens de la Grèce, et plus tard ceux de l’Italie, ne les eussent instruits de temps à autre dans la tactique et la discipline militaires.
Dans le sixième Discours, prononcé en 1707, Vico traita à la fois et du but et de l’ordre des études. La connaissance de notre nature déchue doit nous exciter à embrasser dans nos études, dit-il, l’universalité des arts et des sciences, et nous indiquer l’ordre naturel dans lequel nous les devons apprendre. Il fait rentrer son auditeur en lui-même, observant que l’homme, en punition du péché, est divisé avec lui-même de langue, d’esprit et de cœur. En effet, la langue ne seconde pas toujours, et trahit souvent les idées, au moyen desquelles l’homme veut et ne peut communiquer avec ses semblables ; l’esprit enfante mille opinions différentes, nées de la diversité des goûts et des sentiments qui empêche les hommes de s’accorder ; et enfin, par suite de la corruption du cœur, l’uniformité des vices est loin de pouvoir concilier les hommes. Il prouve donc que l’on doit guérir cette corruption par la vertu, la science et l’éloquence, trois choses qui établissent l’identité de sentiment parmi les hommes. — Il examine ensuite l’ordre que l’on doit suivre dans les études, et prouve que si les langues ont contribué le plus puissamment à former la société, nos études doivent commencer par elles ; car elles sont du ressort de la mémoire, faculté spéciale de l’enfance ; que les enfants, inhabiles à se diriger par le raisonnement, doivent se régler sur des exemples qui les excitent, et dont puisse s’empreindre leur vive imagination, autre faculté prodigieuse à leur âge. Il faut ensuite leur faire étudier l’histoire fabuleuse et la véritable : car les enfants, sans être privés du raisonnement, manquent de matières pour l’exercer : qu’ils l’exercent donc en l’appliquant à la science des mesures ; elles exigent de la mémoire et de l’imagination, et épuisent la trop grande activité de cette dernière faculté, dont l’excès est la première source de nos erreurs et de nos misères. Dans la première jeunesse les sens dominent, ils entraînent la raison ; il faut donc les appliquer aux sciences physiques qui portent à la contemplation de l’univers, et doivent s’aider des mathématiques pour l’explication du système du monde. Ainsi les vastes idées des corps physiques et les idées plus délicates des lignes et des nombres, les disposent par les notions de l’être et de l’unité à comprendre l’infini abstrait de la métaphysique ; et par l’étude des facultés de leur intelligence, ils se préparent à la connaissance de l’âme. Éclairés par les vérités éternelles, ils en aperçoivent la corruption, et cherchent à la guérir dans un âge où ils ont déjà reconnu les excès de leurs jeunes passions. Lorsqu’ils sentent que la morale païenne est naturellement insuffisante, bien qu’elle affaiblisse et dompte l’amour-propre (philautia), lorsque la métaphysique leur a appris en outre que l’infini est plus certain que le fini, l’esprit que le corps, Dieu que l’homme, car l’homme ignore comment il se meut, comment il sent et connaît, ils doivent alors se disposer à recevoir avec humilité les révélations de la théologie, d’où dérive toute la morale ; purifiés par elle, ils peuvent se livrer enfin à l’étude de la jurisprudence chrétienne.
On voit par le premier discours de Vico, par ceux qui suivirent, et surtout par le dernier, qu’il méditait un grand et nouveau système propre à unir dans un seul principe toutes les sciences humaines et divines. Or, les sujets qu’il avait traités s’éloignaient trop de ce but. Il se félicita donc de n’avoir pas fait paraître ses discours, persuadé qu’il ne fallait pas surcharger de nouveaux livres la république des lettres déjà accablée, et que l’on ne devait publier que les ouvrages remplis d’importantes découvertes et d’utiles inventions. Mais, en 1708, l’Université royale ayant résolu de célébrer publiquement, et d’une manière solennelle, l’ouverture des études, et d’en faire hommage au roi par un discours qui fût prononcé en présence du cardinal Grimani, vice-roi de Naples, Vico eut l’heureuse idée d’exprimer à cette occasion un vœu digne de figurer parmi tous ceux qu’a émis Bacon dans son Novum Organum. Il traita des avantages et des inconvénients de notre manière d’étudier, en la comparant à celle des anciens dans toutes les parties de la science : il dit par quels moyens on pourrait parer aux inconvénients de la nôtre, ou, lorsqu’il serait impossible de le faire, comment on pourrait les compenser par les avantages que présenterait la méthode des anciens, si bien qu’une université de nos jours fût, comme un seul Platon, riche de toutes les connaissances que nous avons de plus que les anciens. Ainsi, toutes les sciences humaines et divines, identiques dans leur esprit et dans leurs rapports, présenteraient un ensemble systématique, et se donneraient la main sans que l’une fît tort à l’autre. Cette dissertation sortit in-12 la même année des presses de Felice Mosca. Le sujet est une esquisse de l’ouvrage qu’il composa plus tard. De universi juris uno principio ; le livre De constantia jurisprudentis en est un appendice.
Vico, ayant pour but de se créer un titre auprès de l’Université dans l’enseignement de la jurisprudence, ne se contentait pas d’en donner des leçons aux jeunes gens ; il cherchait aussi à dévoiler le secret des anciens jurisconsultes romains, et il donna l’essai d’un système de jurisprudence pour interpréter les lois civiles selon l’esprit du gouvernement romain. À ce sujet, Mgr Vincenzo Vidania, préfet royal des études, homme très versé dans les antiquités romaines, surtout en ce qui concerne les lois, lequel était alors à Barcelone, combattit dans une dissertation, très honorable pour Vico, l’assertion de ce dernier que les jurisconsultes romains avaient tous été patriciens. Vico lui répondit d’abord personnellement et le fit de nouveau par-devant le public dans son ouvrage De universi juris, etc., à la fin duquel se trouve la dissertation du très illustre Vidania et la réponse de Vico. Mais Henri Brenckman, savant jurisconsulte hollandais, lut avec plaisir les considérations de Vico sur la jurisprudence ; et pendant le séjour qu’il fit à Florence pour y prendre connaissance du manuscrit des Pandectes, il en parla d’une manière honorable au signor Antonio di Rinaldo de Naples, venu à Florence pour y plaider la cause d’un grand seigneur napolitain. Cette dissertation de Vico, publiée et augmentée de tout ce qu’il n’avait pu dire en présence du cardinal, afin de ne pas abuser d’un temps si précieux pour les princes, lui valut une invitation du signor Domenico d’Aulisio, premier lecteur en droit à la classe du soir, homme universel dans les langues et les sciences. Il avait toujours vu Vico de mauvais œil, non qu’il l’eût mérité, mais parce qu’il n’aimait pas les hommes de lettres qui avaient pris contre lui le parti de Capoa, dans une grande dispute littéraire élevée à Naples longtemps auparavant, et qu’il est inutile de rapporter ici. À un concours des aspirants aux chaires de droit, il appela Vico, le fit asseoir auprès de lui, et lui dit qu’il avait lu sa petite brochure (une dispute de préséance avec le premier lecteur en droit canon l’empêchait d’assister aux ouvertures), ajoutant qu’il le croyait homme dont chaque page donnerait matière à de gros volumes. Cette politesse et cette bienveillance d’un homme d’ailleurs si rude dans ses manières et si sobre de louanges, firent comprendre à Vico toute la magnanimité d’Aulisio à son égard, et il se lia dès lors avec ce savant distingué d’une étroite amitié, qui dura toute leur vie.
Cependant la lecture du livre de Bacon De sapientia veterum, traité plus ingénieux et savant que vrai, le porta à rechercher les principes de la science dans les fables des poètes ; il avait en outre l’autorité de Platon qui, dans son Cratyle, a recherché les mêmes principes dans les origines de la langue grecque. Mécontent des étymologies des grammairiens, il s’appliqua à tirer les siennes des origines des mots latins. En effet, la science italique fleurit de bonne heure dans l’école de Pythagore, plus profonde que celles qui s’établirent plus tard dans la Grèce même. Un jour que dans la maison du signor D. Lucio di Sangro Vico parlait de ses principes physiques avec le signor Doria, il fit remarquer que les physiciens, en admirant les singulières propriétés de l’aimant, ne réfléchissaient point que nous les retrouvons ordinairement dans le feu : en effet, les trois propriétés les plus surprenantes de l’aimant sont : d’attirer le fer, de lui communiquer sa vertu magnétique, et de se diriger vers le pôle. Or, rien n’est plus commun que de voir les matières inflammables prendre feu à distance, le feu en tournoyant produire la flamme qui nous donne la lumière, et la flamme se diriger vers son zénith ; de sorte que si l’aimant était aussi rare que la flamme, et la flamme aussi dense que l’aimant, l’aimant ne se dirigerait pas vers le pôle, mais vers son zénith, et la flamme non plus vers son zénith, mais vers le pôle : que serait-ce si l’aimant ne se dirigeait vers le pôle que parce qu’il est la partie la plus élevée du ciel vers laquelle il puisse tendre ? On peut même l’observer dans les pointes magnétiques placées au bout de quelques aiguilles un peu longues : tandis qu’elles se dirigent vers le pôle, on les voit s’efforcer vers leur zénith, si bien que sous ce rapport déterminé par les voyageurs en différents lieux où cette élévation serait plus forte, l’aimant pourrait donner une juste appréciation des latitudes, recherche si précieuse pour porter la géographie à sa perfection.
Cette idée plut beaucoup au signor Doria, et Vico la poussa plus loin pour l’appliquer à la médecine. Ces mêmes Égyptiens qui désignaient la nature par la pyramide, adoptèrent la théorie médico-mécanique du rare et du dense, théorie que le savant Prosper Alpino a enrichie des trésors de son érudition. D’autre part, Vico s’apercevait que personne n’avait fait usage de la théorie du chaud et du froid, tels que les définit Descartes, le froid comme un mouvement du dehors en dedans, et le chaud de dedans en dehors. Pour établir un système de médecine d’après ce système, il croyait que les fièvres ardentes pouvaient être produites par le mouvement de l’air dans les veines du centre du cœur à la périphérie, mouvement qui s’opposait à la juste dilatation des vaisseaux sanguins, couverts du côté opposé au dehors ; tandis que les fièvres malignes seraient occasionnées par le mouvement de l’air dans les vaisseaux sanguins du dehors en dedans, mouvement qui dilaterait d’une manière disproportionnée ces vaisseaux couverts du côté opposé au dedans : de sorte que le cœur, centre du corps dans l’animal, venant à manquer de l’air si nécessaire au mouvement et à la santé de ce corps, concentrerait le sang, cause première des fièvres malignes. C’est là le quid divini qu’Hippocrate disait occasionner ces sortes de fièvres. Toute la nature fournit à l’appui la matière de conjectures raisonnables : en effet, le froid et le chaud concourent également à la génération des choses : le froid fait germer le blé ensemencé, fait naître les vers dans les cadavres et d’autres petits insectes dans les lieux humides et obscurs ; enfin, un froid ou une chaleur excessive produisent également des gangrènes, mal que l’on guérit en Suède avec de la glace. On a aussi remarqué dans les fièvres malignes que le corps était froid au toucher et que des sueurs coliquatives donnaient une trop grande dilatation aux vaisseaux excrétoires. Dans les fièvres ardentes, le corps est au contraire brûlant et âpre au toucher, preuve que les vaisseaux sont extérieurement contractés. Ne serait-ce pas pour cette raison que les Latins auraient réduit toutes leurs maladies à ce dernier terme ruptum, et qu’il y aurait eu en Italie un ancien système médical attribuant tous les maux à un vice des solides qui aurait enfin abouti à ce qu’ils appellent eux-mêmes corruptum ?
S’appuyant ensuite sur les raisons exposées dans cette brochure, qu’il ne publia pas, Vico chercha à établir cette physique sur une métaphysique analogue, et guidé par les origines des mots latins, il dégagea les points de Zénon des altérations du péripatétisme, soutenant que ces points sont la seule hypothèse possible pour descendre de l’abstrait au corps, comme la géométrie est le seul moyen scientifique pour s’élever du corps à l’abstrait. Et après avoir établi que le point n’a pas de parties, ce qui était créer le principe infini de l’extension abstraite, il en conclut que si le point sans étendue forme la ligne par son prolongement, il y a aussi une substance infinie qui, par son prolongement, c’est-à-dire la génération, produit tous les êtres finis. Ainsi Pythagore voulut que le monde fût formé des nombres (qui sont encore plus abstraits que les lignes), mais l’unité n’est pas un nombre, elle engendre le nombre et se trouve indivisible dans tous les impairs : ce qui a fait dire à Aristote que l’essence est indivisible comme les nombres, et que la diviser c’est la détruire ; il en est de même du point qui se trouve contenu également dans des lignes d’une étendue inégale : ainsi, par exemple, la diagonale et la latérale d’un carré, lignes d’ailleurs incommensurables, sont coupées (par des parallèles) en même nombre de points correspondants, et représentent l’hypothèse d’une substance inétendue qui se trouve contenue également dans des corps d’une grandeur inégale. À cette métaphysique ferait suite la logique des stoïciens, laquelle, dans ses raisonnements, s’appuyait du sorite, sorte d’argumentation qui offre assez de rapports avec la méthode géométrique. Et si la physique, qui établit le coin comme principe de toutes les formes corporelles, produit en géométrie le triangle pour première figure composée, et pour première figure simple le cercle, symbole de la perfection de Dieu, il serait facile d’en déduire la physique des Égyptiens, qui désignèrent la nature par une pyramide solide, à quatre faces triangulaires ; l’on y rattacherait même la théorie médicale du rare et du dense des Égyptiens, sur laquelle Vico a écrit une brochure de quelques feuilles sous ce titre : De æquilibrio corporis animantis, en l’adressant au signor Domenico d’Aulisio, un des hommes les plus instruits en médecine. Il a même plus d’une fois traité ce sujet avec le signor Lucantonio Porzio. Ces discussions le mirent en crédit auprès de ce dernier, et lui valurent une amitié qu’il cultiva jusqu’à la mort de ce philosophe italien, le dernier de l’école de Galilée. Porzio avait coutume de dire à ses amis que les idées de Vico exerçaient sur lui une sorte de tyrannie.
Des deux parties, la métaphysique seule fut imprimée in-12 à Naples, en 1710, par Felice Mosca ; elle était dédiée au signor D. Paolo Doria, comme premier livre De antiquissima Italorum sapientia ex linguæ latinæ originibus eruenda. Vico mentionne dans cet ouvrage la dispute élevée entre les journalistes de Venise et l’auteur. En 1711, il en fut publié à Naples une réponse, et en 1712 une réplique, par ce même Mosca. Au reste cette dispute, soutenue des deux côtés honorablement, fut loyalement terminée. L’éloignement que Vico avait déjà éprouvé pour les étymologies des grammairiens, était un signe que dans ses derniers ouvrages il trouverait l’origine des langues en les rattachant à un principe commun, principe d’où il tira une Étymologique universelle pour toutes les langues anciennes et modernes. Le peu de plaisir qu’il prenait à la lecture de Bacon, qui cherche la sagesse des anciens dans les fictions des poètes, fut un autre signe que Vico trouverait à la poésie d’autres principes que ceux que les Grecs, les Latins et bien d’autres encore lui avaient jusqu’alors supposés. De là sortirent d’autres principes mythologiques qui font de ces fables l’expression historique des premières et antiques républiques grecques ; il en déduit toute l’histoire fabuleuse des républiques héroïques.
Peu de temps après, le signor D. Adriano Carafa, duc de Traetto, qui pendant plusieurs années l’avait employé pour ses travaux littéraires, le pria, d’une manière honorable, d’écrire la vie du maréchal Antonio Carafa, son oncle, et Vico, ami de la vérité, voulut bien y consentir après avoir reçu une copie excellente des mémoires véridiques que le duc avait conservés. Ses occupations journalières ne lui laissaient que la nuit pour travailler à cet ouvrage. Il y consacra deux années, une à mettre en ordre des matériaux épars et confus, l’autre à composer l’histoire. Pendant tout ce temps il fut cruellement affecté de spasmes dans le bras gauche. Le soir, ainsi que chacun pouvait le voir, il n’avait sur sa table que ces mémoires, comme s’il eût écrit dans sa langue maternelle. Il composait au milieu du bruit de la maison, souvent même en conversant avec ses amis. Toutefois il sut concilier la dignité du sujet avec le respect dû au prince et celui que réclame la vérité. L’ouvrage sortit des presses de Felice Mosca en un superbe volume in-4o, et ce fut aussi le premier livre qui fut imprimé à Naples dans le goût de la typographie hollandaise. Le pape Clément XI, à qui le duc en avait envoyé un exemplaire, qualifia l’ouvrage du nom d’histoire immortelle dans un bref qu’il écrivit au duc pour le remercier. Le même livre concilia à Vico l’estime et l’amitié d’un littérateur très distingué, le signor Gian Vincenzo Gravina, dans l’intimité duquel il vécut toujours.
Pour se disposer à écrire cette vie, Vico fut obligé de lire le traité de Grotius De jure belli et pacis, et il reconnut alors qu’il devait ajouter cet auteur aux trois autres qu’il s’était proposés. Platon fait servir la sagesse vulgaire d’Homère à orner plutôt qu’à fortifier sa philosophie ; Tacite fait de la métaphysique, de la morale, de la politique, à l’occasion des faits, tels qu’ils lui arrivent à travers les temps, épars, confus et sans système. Bacon voit que les sciences humaines et divines ont besoin de pousser plus loin leurs investigations, et que le peu de découvertes qu’elles ont faites doit encore être corrigé ; mais, pour ce qui concerne les lois, il n’embrasse point assez dans ses Canons tout l’ensemble de la cité, toute l’étendue des temps et la généralité des nations. Mais Grotius a réuni dans un système de droit universel toute la philosophie, et appuyé sa théologie sur l’histoire des faits, ou fabuleux ou certains, et sur celle des trois langues hébraïque, grecque et latine, les seules des langues savantes de l’antiquité qui nous aient été transmises par la religion chrétienne. Vico fit une étude bien plus approfondie de cet ouvrage de Grotius, après qu’on lui eut demandé quelques notes pour une nouvelle édition du Droit de la guerre et de la paix, et Vico les donna moins pour expliquer Grotius que pour réfuter les commentaires que Gronovius avait écrits pour complaire à un gouvernement républicain, et non par amour de la justice. Il avait déjà écrit ses notes sur le premier livre et la moitié du second, lorsqu’il s’arrêta, réfléchissant qu’il convenait peu à un chrétien d’orner de notes l’ouvrage d’un hérétique.
Avec ces études, ces connaissances et ces quatre auteurs qu’il admirait plus que tous, en tâchant de les soumettre à l’esprit de la religion catholique, Vico comprit enfin qu’il n’avait pas encore paru dans la république des lettres un système qui conciliât la meilleure des philosophies, celle de Platon, subordonnée au christianisme, avec une philologie qui obligeât à l’étude des deux histoires, celle des langues et celle des faits, de manière que l’histoire des langues tirât sa certitude de l’histoire des faits, et qu’un tel système pût mettre en harmonie et les maximes des sages des académies, et les actions des sages des républiques ; et alors se présenta tout à coup à lui ce qu’il avait cherché dans ses premiers discours d’ouverture, ébauché dans sa dissertation De nostri temporis studiorum ratione, et déjà poli dans sa métaphysique. Enfin, en 1719, à une ouverture publique et solennelle des études, il se proposa de traiter ce sujet : « Tous les éléments du savoir divin et humain se réduisent à trois : connaître, vouloir, pouvoir : leur principe unique est l’esprit ; l’œil de l’esprit est la raison qui reçoit de Dieu la lumière du vrai éternel. » Ensuite il divisa ainsi sa proposition : « Ces trois éléments dont nous pouvons affirmer l’existence avec autant de certitude que nous pouvons affirmer la nôtre, nous les expliquerons par la pensée, seule chose dont nous ne puissions douter. Pour plus grande facilité, je diviserai en trois parties le développement de cette idée : I. Les principes de toute science viennent de Dieu. II. La divine lumière ou le vrai éternel pénètre dans tous les sciences selon les trois modes que nous avons indiqués ; toutes les sciences sont étroitement liées, leurs rapports sont intimes, et toutes ramènent à Dieu, leur principe commun. III. Tout ce qui dans le monde a pu jamais être dit ou écrit sur les principes des sciences humaines et divines sera vrai, s’il se rapporte à ces principes ; faux, si ce rapport n’existe pas. Or, toute connaissance des choses divines ou humaines porte sur deux points, leur origine, leur marche et leur essence ; et je montrerai que toute origine vient de Dieu, que toute marche ramène à Dieu, que toute essence est en Dieu, et que tout enfin, hors Dieu, n’est que ténèbres et erreur. » Il parla plus d’une heure sur ce sujet ; mais beaucoup de gens trouvèrent que la troisième partie de la proposition semblait promettre plus que tenir ; c’était, disait-on, promettre plus que Pic de la Mirandole lorsqu’il afficha ses thèses De omni scibili, puisqu’il en exclut une partie de la philologie, et la plus importante, celle qui traite des religions, des langues, des lois, des mœurs, des pouvoirs, du commerce, des empires, des gouvernements, des ordres, etc. Vico, pour démontrer la possibilité d’un pareil système et en donner une idée, publia à ce sujet (1720) quelques notions préliminaires que tous les savants de l’Italie et de l’étranger eurent dans les mains, et que plusieurs ultramontains jugèrent d’une manière défavorable. Je ne parlerai point des censeurs qui, lorsque l’ouvrage parut au milieu des applaudissements, finirent par se joindre aux autres pour en faire l’éloge. Il signor Anton. Salvini, l’ornement de l’Italie, adressa à Vico quelques objections philologiques dans une lettre qu’il écrivit au signor Francesco Valletta, savant distingué et digne héritier de la célèbre bibliothèque Vallettiana laissée par le signor Giuseppe, son oncle. Vico y répondit avec politesse dans son ouvrage de la Costanza della filosofia. D’autres objections philosophiques de Ulric Uber et de Christian Thomasius, savants distingués de l’Allemagne, lui furent transmises par Louis, baron de Gheminghen ; mais il y avait répondu d’avance, comme on peut le voir à la fin de l’ouvrage De constantia jurisprudentis.
Lorsque, en 1720, parut, sous le titre De uno universi juris principio et fine uno (imprimé in-4o, chez Felice Mosca), le premier ouvrage à l’appui de sa dissertation, Vico apprit que quelques inconnus avaient fait des objections orales, et qu’une autre personne en avait fait aussi dans le secret. Mais aucune d’elles ne détruisait le système ; toutes, portant sur de simples particularités, étaient une conséquence des vieilles opinions qu’il attaquait. Vico, qui ne voulait point avoir l’air de se créer des ennemis pour avoir le plaisir de les battre, répondit à ces critiques sans les nommer dans son livre publié plus tard De constantia jurisprudentis : ainsi inconnus, si jamais le livre leur tombait entre les mains, ils auraient compris, seuls et dans le secret, qu’une réponse leur avait été faite. L’année suivante (1721) sortit in-4o des presses du même Mosca, l’autre volume De constantia jurisprudentis, où il donne des preuves plus détaillées de la troisième partie de sa dissertation, la divisant en deux parties : De constantia philosophiæ, De constantia philologiæ ; cette seconde partie contient un chapitre où l’on cherche à ramener la philologie à des principes scientifiques, et dont le titre, Nova scientia tentatur, déplut à quelques personnes. Mais comme la promesse faite par Vico dans la troisième partie de sa dissertation n’était vaine ni sous le rapport philosophique ni sous le rapport philologique ; qu’en outre, le système était appuyé par plusieurs découvertes importantes de choses nouvelles, et contraires à l’opinion des savants de tous les temps, l’ouvrage fut simplement accusé de manquer d’harmonie. Mais cette harmonie fut attestée au monde par le témoignage public des savants les plus distingués de la ville qui tous l’approuvèrent ; leurs éloges peuvent être lus à la fin de l’ouvrage même.
Cependant Jean Leclerc écrivit à Vico la lettre suivante : « Illustre écrivain, le noble magistrat, comte Wildestein, m’a transmis, il y a quelques jours, votre ouvrage De origine juris et philologiæ. J’étais à Utrecht, et j’ai pu à peine le parcourir. Forcé par quelques affaires de retourner à Amsterdam, je n’ai pas eu le temps de plonger à plaisir dans cette source limpide. Cependant, quoique à la hâte, mon œil a pu saisir mille traits d’une philosophie et d’une philologie admirables, qui me fourniront l’occasion de prouver à nos savants du Nord que l’on trouve chez les Italiens, aussi bien que chez eux, et la pénétration et la doctrine ; que les vôtres découvrent même dans la science plus de vérités sublimes que les habitants de nos climats glacés. Demain je reviendrai à Utrecht pour y rester quelques semaines, et me rassasier de votre ouvrage, dans cette retraite où je suis moins dérangé qu’à Amsterdam. Lorsque j’aurai bien saisi l’esprit de ce livre, je prouverai, dans la deuxième partie du dix-huitième volume de ma Bibliothèque ancienne et moderne, tout le cas que l’on doit en faire. Salut, illustre auteur, comptez-moi au nombre des dignes admirateurs de votre profonde érudition. Écrit à la hâte à Amsterdam, le 8 septembre 1722. »
Si cette lettre fit plaisir aux hommes distingués qui avaient bien présumé de l’ouvrage de Vico, elle déplut singulièrement à ceux qui en avaient jugé d’une manière différente. Ils se flattaient que ce n’était là qu’un éloge secret de Leclerc, et que, lorsqu’il en porterait un jugement public dans sa Bibliothèque, il opinerait comme eux. Ils ajoutaient qu’il était impossible que cet ouvrage de Vico eût forcé Leclerc à chanter la palinodie, à dire le contraire de ce qu’il répétait depuis cinquante ans : qu’on ne fait point en Italie des ouvrages qui, pour l’esprit et l’érudition, puissent être comparés à ceux de l’étranger.
Cependant, Vico, pour prouver qu’il tenait à l’estime des gens distingués, sans toutefois se la proposer pour but de ses travaux, lut les deux poèmes d’Homère pour y faire une application de ses principes de philologie ; et, à l’aide de quelques formules mythologiques qu’il s’était créées, il leur donna un aspect bien différent de celui sous lequel on les avait envisagés jusqu’alors. Il les montre comme un double tissu divin qui contient deux sujets, deux groupes d’histoire grecque conforme à la division de Varron : l’histoire des temps obscurs et celle des temps héroïques. En 1722, ces observations sur Homère et ces formules sortirent, in-4o des presses de Mosca sous ce titre : Jo. Baptistæ Vici notæ in duos libros, alterum De universi juris principio, alterum De constantia jurisprudentis.
Peu de temps après, la chaire du premier lecteur en droit, du matin, devint vacante ; moins importante que celle du soir, elle ne rapportait que six cents scudi. Vico crut pouvoir l’obtenir. Il se fondait sur ses titres en matière de jurisprudence, titres que nous venons de rapporter, et sur les services rendus à l’Université dont il était le membre le plus ancien, car il tenait sa chaire de Charles II. D’ailleurs, comment avait-il vécu dans sa patrie ? les travaux de son esprit avaient honoré ses compatriotes, il avait été utile à plusieurs et n’avait fait de tort à personne. La veille, selon l’usage, on ouvrit l’ancien digeste où se tiraient au sort les questions de droit ; les trois suivantes échurent à Vico : De rei vindicatione, De peculio et De præscriptis verbis. Or, comme ces trois textes fournissaient de nombreux développements, Vico, pour faire preuve de promptitude et de facilité, quoiqu’il n’eût jamais professé le droit, pria monsignor Vidania, préfet des études, de vouloir bien lui en désigner un sur lequel il se proposait de faire sa leçon au bout de vingt-quatre heures. Le préfet s’en excusa ; alors Vico choisit la dernière loi, parce que, disait-il, elle était de Papinien, celui de tous les jurisconsultes qui avait le plus grand sens. Il fallait définir le nom des lois, l’un des points les plus difficiles en matière de droit ; il sentait du moins qu’il y aurait de l’audace et de l’ignorance à l’accuser d’avoir fait un tel choix ; ce sujet est si difficile, que Cujas, en définissant les noms des lois, s’enorgueillit à juste titre, en disant : Venez apprendre auprès de moi ; et il estime Papinien le premier des jurisconsultes romains, par cela seul qu’il a mieux que personne donné d’excellentes et nombreuses définitions. Les concurrents comptaient bien sur quatre difficultés, quatre écueils contre lesquels devait échouer Vico ; tous étaient persuadés qu’il commencerait par une longue et pompeuse énumération de ses services envers l’Université ; quelques-uns, qui connaissaient sa portée, s’attendaient à ce qu’il développât son texte d’après ses principes de droit universel et qu’il excitât les murmures de l’assemblée en s’écartant des lois établies pour le concours. Le plus grand nombre, qui regardaient les professeurs de droit comme les seuls maîtres en cette faculté, sachant que la loi en question avait été traitée par Hotman, avec une érudition profonde, s’imaginaient que Vico suivrait Hotman dans sa leçon, ou que Fabrot ayant attaqué les commentaires des premiers interprètes de cette loi, sans que personne lui eût répondu, Vico aurait suivi la même marche sans oser la combattre. Mais la dissertation de Vico réussit au delà de toute attente : car après une courte, grave et touchante invocation, il récita aussitôt le premier paragraphe de la loi, dans lequel il renferma sa glose ; et après cet énoncé sommaire, après une division aussi nouvelle dans ces sortes de discussions qu’elle était familière aux jurisconsultes romains (qui vont toujours répétant : Ait lex, Ait senatus consultum, Ait prætor), Vico fît usage d’une semblable formule, Ait jurisconsultus, et interpréta une à une et successivement toutes les paroles de la loi, pour qu’on ne pût l’accuser, ce qui arrive souvent dans ces sortes de concours, de s’être écarté du texte. Il aurait fallu être tout à fait ignorant pour chercher à déprécier son discours sous prétexte qu’il avait choisi le commencement d’un chapitre, car les lois dans les Pandectes ne sont point disposées dans l’ordre classique des Institutes ; et comme il avait d’abord cité Papinien, il aurait bien pu citer encore d’autres jurisconsultes qui, dans un autre sens et d’autres termes, auraient donné la définition de l’action dont il s’agissait. Ensuite, par l’interprétation des paroles, il explique la définition de Papinien, l’éclaircit par les citations de Cujas, et la montre conforme à celle des interprètes grecs. Immédiatement après il s’attaque à Fabrot, et prouve combien sont légères et subtiles ses accusations contre Paolo di Castro, contre les anciens interprètes étrangers, enfin contre Alciat. Dans l’ordre de ces accusations intentées par Fabrot, ayant d’abord nommé Hotman avant Cujas, il l’abandonna ensuite pour défendre Alciat, et après lui Cujas. Averti de son erreur, il se hâta de dire : Ma mémoire en défaut m’a fait nommer Cujas avant Hotman, mais Cujas une fois absout, je passerai à la défense d’Hotman. Il s’était bien promis de faire servir Hotman à ce concours ! mais au moment où il allait entamer cette défense, l’heure sonna pour la fin de la leçon.
Il l’avait préparée, cette leçon, la veille jusqu’à cinq heures du soir, s’entretenant avec ses amis et au milieu du bruit que faisaient ses enfants, car c’était ainsi sa coutume de lire, d’écrire et de méditer. Il l’avait résumée en un sommaire d’une page. Il l’exposa avec la même facilité que s’il eût professé le droit toute sa vie, avec une telle abondance de paroles qu’un autre aurait eu pour deux heures à parler, se servant toujours des mots les plus fleuris d’une jurisprudence élégante, des termes techniques grecs, et pour les expressions consacrées par l’école, préférant toujours le mot grec au barbare. Une seule fois la difficulté du mot prozezrannenôn le fit hésiter ; mais il ajouta : Ne soyez point surpris de cette hésitation ; l’antitupia du mot m’a seul arrêté ; de sorte que cette hésitation même parut à beaucoup de personnes d’un bel effet, puisqu’il l’avait rachetée par un autre mot grec si expressif et si élégant. Le lendemain il écrivit son discours tel qu’il l’avait prononcé, et en distribua des exemplaires, entre autres personnes, au signor D. Domenico Caravita, premier avocat des cours suprêmes, et digne fils du signor D. Nicolo : il n’avait pu assister au concours.
Vico pouvait agir ainsi en conséquence de ses services et du mérite de sa leçon qui, applaudie universellement, lui avait fait espérer d’obtenir la chaire. Mais lorsqu’il eut appris le fâcheux événement, pour qu’on ne pût l’accuser de fierté ou de fausse délicatesse, s’il ne faisait aucune démarche, s’il ne sollicitait point, et ne remplissait les autres devoirs que la bienséance exige des candidats, il céda aux conseils et à l’autorité du signor D. Domenico Caravita, homme sage, et pour lui très bienveillant, lequel lui conseilla de se retirer. Et, en effet, Vico alla déclarer avec noblesse qu’il se désistait de ses prétentions.
Cet échec ne permettait plus à Vico d’espérer une place convenable dans sa patrie ; mais il en fut consolé par le jugement de Jean Leclerc qui, dans la seconde partie du dix-huitième volume de sa Bibliothèque ancienne et moderne, écrit à l’article 8, comme s’il avait entendu les reproches que quelques-uns adressaient à Vico :
[Suit l’article de Leclerc.]
Vico répondit ainsi à la lettre particulière de Leclerc et au jugement inséré par ce savant dans son journal.
« À l’illustre Jean Leclerc, Jean-Baptiste Vico, S. P. D.
« Savant illustre, les bruits qui couraient sur la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser l’année dernière, ont fait à Naples diverses impressions. Les honnêtes et savants littérateurs qui applaudissaient à nos recherches sur les origines de la civilisation ont été charmés de voir appuyer le sentiment qu’ils avaient émis sur le livre en question, par un homme qui, de l’aveu de tous, est le chef de la république des lettres. En France, en Allemagne, en Italie, plusieurs critiques, chacun, selon l’objet de ses études, mettent en commun leurs travaux pour rédiger leurs gazettes scientifiques ; seul, vous les éclipsez, tout en vous délassant des fatigues d’une érudition plus laborieuse. Les nôtres étaient certains que le jugement favorable émis par vous, dans la lettre que vous nous aviez adressée, se trouverait confirmé dans votre Bibliothèque ancienne et moderne.
« Pour nos demi-savants et les hommes de rien qui sont incapables de vous apprécier, mais qui respectent votre réputation et sont obligés de lui rendre hommage, ils se consolaient d’avoir émis de faux jugements sur notre système, se flattant que la précipitation avait seule dicté les vôtres ; et qu’ensuite découvrant que mes principes étaient ou futiles, ou faux, ou seulement spécieux, vous apprendriez sans doute au monde savant qu’ils n’avaient que peu ou point de valeur. De ce nombre étaient les philologues qui n’ont étudié la philosophie que pour faire preuve de mémoire ; ceux-là vous refuseraient le savoir qu’ils s’arrogent, plutôt que de souffrir qu’un seul mot des anciens fût soupçonné d’être faux ou corrompu par la tradition. À ces philologues sont naturellement opposés les philosophes qui, croyant par les règles de la méthode, pouvoir connaître toute vérité, négligent, abhorrent même la philologie, et qui, sous le nom de philosophes, vrais Scythes, vrais Arabes, proscrivent dans leur barbarie la science que nous ont léguée les anciens et que l’étude a remise en honneur. Enfin tiennent le milieu entre ces deux extrêmes ces légistes, ces avocats bavards qui ignorent ou la philologie ou la philosophie, et souvent l’une et l’autre. Les premiers ont une érudition assez variée, mais ne connaissent rien à la métaphysique qui circule dans toutes les parties de notre ouvrage, comme la vie dans les organes ; par défaut de nature et par défaut d’études géométriques, ils sont inhabiles à suivre les longs raisonnements qui en forment en quelque sorte le tissu. Les seconds, au contraire, métaphysiciens subtils, peuvent avoir assez de méthode géométrique, mais ils n’ont rien de l’érudition qui nous a fourni les éléments du système. Pour les derniers, privés du secours de la philologie et de la philosophie, fiers de leur intelligence, et ayant mauvaise opinion de la mienne, lorsqu’après boire, et presque endormis, ils prenaient dédaigneusement nos livres, ils n’y comprenaient rien ou n’y lisaient que des choses nouvelles pour leur ignorance. Aussi ne manquaient-ils pas de m’accuser, l’un de renverser audacieusement les règles de la grammaire, l’autre de lier maladroitement les principes de la science humaine et ceux de la religion du Christ, plusieurs de sophistiquer, d’innover dans les principes du droit, tous d’être obscur et impénétrable.
« Enfin, est arrivée ici la deuxième partie du dix-huitième volume de votre Bibliothèque ancienne et moderne, où vous donnez une analyse simple et générale de notre système, émettant un jugement favorable et donnant à ceux qui peuvent lire cet ouvrage quatre conseils bien sages : de lire attentivement, de lire sans interruption, et plusieurs fois, puis de réfléchir. Ce qui nous a été le plus agréable, c’est que vous qualifiez du titre d’érudits ceux qui nous ont prodigué leurs éloges ; et certes, cet honneur est partagé par plusieurs de nos concitoyens et des savants les plus distingués de l’Italie. Jugez d’après tout ceci avec quelle effusion de cœur je dois vous rendre grâces, à vous qui, m’assurant l’immortalité, proclamez sophous mes nobles admirateurs et comptez mes détracteurs au nombre des sots. Je vous envoie les notes écrites pour mes deux ouvrages où sont expliqués les deux poèmes d’Homère d’après nos principes, enfin quelques formules mythologiques que je crois utiles à l’interprétation des anciens poètes et des commencements fabuleux des histoires grecque et romaine. Si elles sont utiles en effet, c’est ce que votre jugement m’apprendra. Salut, digne ornement de la république des lettres et mon plus ferme appui… Écrit à Naples, le 15 octobre 1723. » — À cette lettre Vico joignit les notes sur son livre du Droit universel, et il les envoya par un vaisseau hollandais, qui se trouvait dans la rade de Naples, et qui devait partir pour Amsterdam ; mais il ne put savoir si elles avaient été remises.
Voici maintenant qui fera mieux comprendre que Vico était né pour la gloire de sa patrie, de l’Italie, puisque c’est là, et non à Maroc, qu’il est né. Tout autre après le revers dont on a parlé, aurait pour toujours renoncé aux lettres ; lui, il ne se repentit jamais de les avoir cultivées, il ne cessa point de travailler à d’autres ouvrages, et il en avait déjà composé un en deux livres, qui auraient fourni la matière de deux volumes in-4o. Dans le premier, il recherchait les principes du droit naturel des gens dans ceux de la civilisation des peuples ; il y était déterminé par les invraisemblances, les erreurs et l’absurdité des systèmes que d’autres avant lui avaient plutôt conçus que raisonnés : par une suite nécessaire, il expliquait le développement des usages et de la civilisation par une certaine chronologie rationnelle des temps obscurs et des temps fabuleux des Grecs, qui nous ont laissé tout ce que nous avons de l’antiquité païenne. Déjà l’ouvrage avait été revu par le signor D. Julio Torno, savant théologien de l’église de Naples, lorsqu’il réfléchit que si ces preuves négatives plaisent à l’imagination, elles n’ont aucun attrait pour l’intelligence, puisqu’elles ne servent en rien au développement de l’esprit humain. D’ailleurs un revers de fortune ne lui permettant plus de les faire imprimer, et s’y croyant toutefois obligé par un point d’honneur, puisqu’il en avait annoncé la publication, il concentra son esprit dans de profondes méditations pour créer une méthode positive, dont la concision produirait encore plus d’effet.
À la fin de 1725, il fit imprimer à Naples, par Felice Mosca, un livre in-12, petit-texte, de douze feuilles seulement, sous ce titre : Principj di una scienza nuova d’intorno alla natura delle nazioni, per li quali si itrovano altri principj del diritto naturale delle genti. Et il l’adressa aux universités de l’Europe par une épître dédicatoire. Il y développa, dans toute son étendue, ce principe que dans ses ouvrages précédents il n’avait fait qu’indiquer d’une manière confuse ; il y prouvait en même temps qu’il est nécessaire, même dans une critique toute humaine, de commencer la recherche de ces origines par celles de l’histoire sacrée, puisque les philosophes et les philologues ont démontré qu’il était impossible d’en constater le progrès dans les premiers auteurs des nations païennes. Il sut mettre grandement à profit ce jugement que Jean Leclerc avait porté sur son ouvrage précédent : « Dans les principales époques que l’auteur indique succinctement depuis le déluge jusqu’à la guerre de Troie, tout en parcourant les événements divers qui se succédèrent pendant cet espace de temps, il fait plusieurs observations sur un grand nombre de matières, et rectifie quelques erreurs vulgaires qui avaient échappé aux plus habiles. » En effet, Vico découvre dans son nouvel ouvrage une science nouvelle, qui, à l’aide d’une nouvelle critique, lui sert à connaître et juger les auteurs et fondateurs des nations, d’après les traditions vulgaires des nations qu’ils ont fondées ; et ce n’est que mille ans après qu’arrivent les écrivains dont la critique ordinaire fait usage. Au flambeau de sa nouvelle critique, Vico découvre, bien différentes de ce qu’on les a supposées jusqu’ici, les origines de tous les principes des sciences et des arts, origines dont la connaissance est indispensable pour raisonner avec clarté et parler avec propriété du droit naturel des gens. Il divise ensuite ces principes, principes des idées, principes des langues, et les premiers lui servent à découvrir d’autres principes historiques d’astronomie et de chronologie, ces deux yeux de l’histoire. De là découlent enfin les principes de l’histoire universelle qui nous avaient manqué jusqu’ici. Il découvre encore d’autres principes historiques de la philosophie : et d’abord, une métaphysique du genre humain, c’est-à-dire une théologie naturelle de toutes les nations, en vertu de laquelle chaque peuple s’est créé lui-même naturellement ses premiers dieux par un certain instinct naturel que l’homme a de la divinité. La crainte de la divinité porta les fondateurs des nations à s’unir pour la vie avec certaines femmes. Ce fut la première société humaine, celle des mariages. Voilà le grand principe de la théologie des gentils, celui de la poésie des poètes théologiens, les premiers de tous, et celui enfin de toute la civilisation païenne. Cette métaphysique lui révéla une morale, et par suite, une politique commune à toutes les nations. Il fonda sur cette politique la jurisprudence du genre humain, laquelle est variée en de certaines périodes. En effet, comme les nations vont toujours développant les idées qui sont propres à leur nature, par suite de ce développement les gouvernements changent aussi ; Vico prouve que leur dernière forme est la monarchie, au sein de laquelle se reposent enfin les nations. C’est ainsi qu’il remplit le vide immense qui existe dans les commencements de l’histoire universelle, qu’on ne fait partir que de Ninus, fondateur de la monarchie assyrienne.
Dans la partie des langues, il découvre d’autres principes de la poésie, du chant et des vers, et il démontre que tout a dû naître par la nécessité d’une nature uniforme chez toutes les nations primitives. À l’aide de ces principes, il découvre la véritable origine des images héroïques (armoiries, etc.) ; c’est la langue muette de toutes les nations primitives, une poésie en langage non articulé. Il découvre ensuite d’autres principes de la science du blason, qu’il trouve être les mêmes que ceux de la numismatique. C’est ainsi que dans une succession de quatre mille ans d’une souveraineté non interrompue, il observe les origines héroïques des maisons d’Autriche et de France. L’un des résultats de cette découverte de l’origine des langues, c’est de leur trouver certains principes qui leur sont communs à toutes ; pour donner un exemple, il indique les vraies causes de la langue latine, et il laisse aux érudits le soin d’appliquer cette méthode à toutes les langues. Il donne l’idée d’une Étymologique commune à toutes les langues naturelles ; d’une autre Étymologique des mots d’origine étrangère, pour développer enfin l’idée d’une Étymologique universelle de la langue du droit naturel des gens. Au moyen de ces principes des idées et des langues, j’ai presque dit de la philosophie et de la philologie du genre humain, il déroule le tableau d’une histoire idéale, éternelle, conforme à l’idée de la Providence, idée qui, comme tout l’ouvrage le démontre, a dominé la formation du droit des gens. C’est dans le cadre de cette histoire éternelle que viennent se placer successivement toutes les histoires particulières des nations, dans l’ordre de leur naissance, de leur progrès, de leur force, de leur décadence et de leur fin.
Les Égyptiens, qui reprochaient aux Grecs d’ignorer l’antiquité, leur disant qu’ils étaient toujours dans l’enfance, fournissent à Vico les deux grandes divisions des temps anciens, subdivisées, l’une en trois époques, l’âge des dieux, l’âge des héros, l’âge des hommes ; l’autre de même en trois parties, séparées par autant de siècles et dans lesquelles se parlèrent trois langues, la langue divine et muette des hiéroglyphes ou caractères sacrés, la langue symbolique ou métaphorique des héros, et la langue littérale, langue de convention accommodée aux besoins de la vie. Il prouve ainsi que la première époque et la première langue doivent se rapporter à la famille, qui chez toutes les nations dut nécessairement exister avant la cité ; les pères, sous le gouvernement des dieux, étaient les souverains qui réglaient toutes les choses humaines par le moyen des auspices. Les mythes des Grecs fournissent à Vico l’explication simple et naturelle de l’histoire de cet âge. Il y observe que les dieux de l’Orient, comptés depuis par les Chaldéens au nombre des constellations, passèrent de Phénicie en Grèce, ce qui arriva selon lui après les temps d’Homère, et trouvèrent chez les Grecs, comme plus tard chez les Latins, les noms des dieux prêts à les accueillir. Ensuite il démontre que cet état de choses, quoiqu’à des époques et sous des noms différents, se représente chez les Latins, chez les Grecs et chez les Assyriens.
Il prouve ensuite que la seconde époque, dans laquelle se parlait la langue symbolique, fut celle des premiers gouvernements civils, qu’il identifie aux règnes héroïques des nobles, appelés par les anciens Héraclides, et à qui les premiers peuples attribuaient une origine divine, tandis que ces nobles attribuaient aux peuples une origine bestiale. Il montre sans peine que cette histoire nous a été exposée par les Grecs dans le caractère de leur Hercule de Thèbes, sans contredit le plus grand de tous les héros grecs : de lui descendent les Héraclides, qui gouvernent le royaume de Sparte, royaume aristocratique, à n’en point douter, et soumis à deux rois. Or, les Égyptiens et les Grecs ont également observé un Hercule chez tous les peuples, comme Varron put lui-même en compter quarante environ chez les Latins. Vico prouve ainsi qu’après les dieux les héros ont régné chez toutes les nations païennes pendant une longue période de l’antiquité grecque, lorsque les Curètes sortirent de ce pays pour aller en Crète, dans la Saturnie ou Italie, et enfin en Asie ; ces Curètes étaient les Quirites latins, au nombre desquels étaient les Quirites romains ; ce nom signifie « hommes armés de lances dans les assemblées ». Ainsi le droit des Quirites fut le droit de toutes les nations héroïques. Après avoir démontré ce qu’il y a d’invraisemblable à ce que la loi des Douze Tables soit venue d’Athènes, il prouve que trois principes de droit naturel des nations héroïques du Latium, introduits et observés dans Rome, et consacrés plus tard par la loi des Douze Tables, garantissaient les deux mobiles du gouvernement romain, la vertu et la justice, en temps de paix dans les lois, en temps de guerre dans les conquêtes ; sans quoi, l’histoire romaine des temps antiques, envisagée avec les idées actuelles, serait encore plus incroyable que l’histoire fabuleuse des Grecs. Telle est la méthode qui lui fait découvrir les vrais principes de la jurisprudence romaine.
Il démontre enfin que la troisième époque, l’âge des hommes et des langues vulgaires, vient dans un temps où les idées humaines sont développées ; elle est uniforme chez tous les peuples. La civilisation se produit alors sous la forme des gouvernements humains, c’est-à-dire, comme il le prouve, du gouvernement populaire et du gouvernement monarchique. À cette époque appartiennent les jurisconsultes romains sous les empereurs. Il fait voir ainsi que les monarchies sont les derniers gouvernements dans lesquels se reposent les nations. Les sociétés n’ont pu commencer par des rois monarques, tels que ceux d’aujourd’hui, pas plus que la fraude et la force n’ont pu fonder les nations, comme on l’a supposé jusqu’ici. À l’aide de ces découvertes et d’autres moins importantes, mais très nombreuses, il explique la formation du droit des gens, et désigne les époques certaines et le mode régulier dans lesquels se formèrent les usages générateurs de ce droit : religions, langues, dominations, commerce, ordres, empires, lois, armes, jugements, peines, guerres, paix, alliances, et, s’appuyant sur ces époques et sur ce mode de formation, il en explique l’éternelle propriété, en vertu de laquelle l’époque et le mode devaient être tels et non pas autres. Il observe toujours des différences essentielles entre les Hébreux et les païens : les Hébreux, dès le principe, adoptèrent les pratiques d’une justice éternelle, et y restèrent formellement attachés. Mais les nations païennes, dirigées par les décrets absolus d’une Providence divine, ont parcouru avec une constante uniformité les trois espèces de droit qui correspondent aux trois époques et aux trois langues distinguées par les Égyptiens : le droit divin sous le gouvernement du vrai Dieu chez les Hébreux, et des faux dieux chez les païens ; le droit héroïque ou le droit des héros, qui tiennent le milieu entre les dieux et les hommes ; et le droit humain, ou le droit de la nature humaine entièrement développée et reconnue égale dans tous. C’est sous le régime de ce dernier droit que peuvent naître les philosophes qui, par leurs raisonnements, l’établissent sur les maximes d’une justice éternelle.
C’est en cela qu’ont erré Grotius, Selden et Puffendorf, qui, faute d’appliquer une critique éclairée aux auteurs et fondateurs des nations, leur ont attribué une sagesse métaphysique, sans s’apercevoir qu’un maître divin, la Providence, avait appris aux Gentils la sagesse vulgaire, devenue plusieurs siècles après la source de la sagesse métaphysique ; ils ont ainsi confondu le droit naturel des nations, droit sorti de leurs usages mêmes, avec le droit naturel des philosophes qui l’ont fondé sur le raisonnement, sans distinction du peuple élu de Dieu. Ce même défaut de critique avait porté les interprètes érudits du droit romain à s’appuyer sur la fiction des lois venues d’Athènes, pour introduire dans la jurisprudence romaine, et contre l’esprit de cette même jurisprudence, celui des philosophes, principalement des stoïciens et des épicuriens, dont les principes sont contraires et à la jurisprudence et à la civilisation humaine.
Cet ouvrage de Vico, si glorieux pour la religion catholique, procura à l’Italie l’avantage de ne point envier à la Hollande, à l’Angleterre, à l’Allemagne protestante, les trois principes de cette science qui, de nos jours, et dans le sein de la véritable Église, ont été reconnus comme les principes de toute l’érudition humaine et divine des païens. Aussi Vico fut-il assez heureux pour voir son livre accueilli par l’éminentissime cardinal Lorenzo Corsini, auquel il l’avait dédié ; il en reçut même cet éloge éminent : « Ouvrage qui, pour la dignité antique du style et la solidité de la doctrine, fait seul connaître dans les parties les plus difficiles de la science qu’en Italie vivent toujours et le génie de l’éloquence et l’heureuse hardiesse de l’invention. Je m’en réjouis, j’en félicite la noble patrie de l’auteur. »
Dès que la Scienza nuova eut été publiée, l’auteur s’empressa de l’envoyer à Jean Leclerc par la voie plus sûre de Livourne ; il y joignit une lettre et en fit un paquet pour être expédié à Joseph Attias, un de ses amis qu’il avait connu à Naples. C’était un juif qui passait pour être fort instruit dans la langue sainte, comme le prouve son édition de l’Ancien Testament, qui est très estimée dans le monde savant. Attias se chargea gracieusement de la commission, et répondit à Vico :
« Je ne saurais vous exprimer tout le plaisir que m’a fait éprouver la réception de votre affectueuse lettre ; elle me rappelle mon heureux séjour dans cette ville délicieuse. Il suffira de dire que j’y ai toujours été comblé d’obligeance et de grâce par les savants les plus distingués, par vous surtout, qui avez poussé la courtoisie jusqu’à me faire part de vos précieux et sublimes ouvrages. Aussi, n’ai-je pas manqué de m’en vanter et à mes amis et aux gens de lettres que j’ai fréquentés dans mes voyages en Italie et en France. J’enverrai le paquet et la lettre de Jean Leclerc à un de mes amis à Amsterdam, qui les lui remettra en mains propres. Je m’acquitterai d’un devoir en remplissant la commission dont vous me chargez. Je vous remercie de votre attention délicate pour l’exemplaire que vous me donnez. Je l’ai lu dans une société d’amis, et nous avons admiré la sublimité du sujet et l’originalité des idées qui, selon l’expression de Leclerc, outre le charme et l’utilité qu’elles offrent au lecteur attentif, suggèrent à l’esprit une foule de pensées étranges et sublimes. » Vico n’eut point de réponse à sa lettre, soit que Leclerc fût mort, soit que la vieillessse l’eût fait renoncer à toute correspondance littéraire.
Au milieu de ces études sévères, Vico eut plus d’une occasion de s’exercer dans des genres moins sérieux. À l’arrivée du roi Philippe V à Naples, le signor Seraphino Biscardi, d’abord excellent avocat et depuis grand chancelier, le chargea, de la part du duc d’Ascalona, de composer, en sa qualité de professeur royal d’éloquence, un discours pour féliciter le roi sur sa venue. À peine en fut-il averti huit jours d’avance, et il se vit ainsi obligé de l’écrire et de le faire imprimer presque en même temps. C’est un volume in-12, portant le titre de : Panegyricus Philippo V Hispaniarum regi inscriptus. Le royaume étant rentré sous la domination autrichienne ; le comte Wirrigo de Daun, généralissime des armées impériales en Italie, lui adressa par cette lettre flatteuse la demande suivante :
« Très illustre signor Jean-Baptiste Vico, professeur titulaire des études royales de Naples, S. M. catholique (D. G.) m’ayant ordonné de faire célébrer les funérailles des signori D. Giuseppe Capece et D. Carlo di Sangro, avec une pompe digne de sa royale magnificence et de l’éminent mérite des chevaliers défunts ; le P. D. Benedetto Laudatti, prieur bénédictin, a été chargé de composer les oraisons funèbres. Quant aux inscriptions funéraires, j’ai cru ne pouvoir mieux faire que de les confier à votre talent reconnu. Outre l’honneur que vous acquerra cette œuvre importante, je puis vous assurer de ma vive reconnaissance pour vos nobles efforts. Je désire vous être utile en toute occasion, et j’espère que le ciel vous favorisera… Je suis de V. S., très illustre signor, l’affectionné serviteur comte de Daun. Au palais de Naples, le 11 octobre 1707. »
Ainsi Vico composa les inscriptions, les emblèmes, les sentences et la relation de ces funérailles. Le P. prieur Laudatti, homme de mœurs antiques et très versé dans la théologie et le droit canon, récita les oraisons funèbres. Elles furent imprimées, en un magnifique in-folio, aux dépens du trésor royal, sous le titre de : Acta funeris Caroli Sangrii et Josephi Capycii. Peu de temps après, Vico fut chargé par le comte Charles Borromée, vice-roi, de composer d’autres inscriptions, à l’occasion des funérailles célébrées dans la chapelle royale à la mort de l’empereur Joseph. Sa mauvaise fortune voulut que sa réputation littéraire fût alors attaquée ; mais cette attaque non méritée lui valut un honneur qu’il est du moins permis au sujet d’une monarchie de désirer. Le cardinal Wolfang de Scratembac, vice-roi, le chargea, à l’occasion des funérailles de l’impératrice Éléonore, de composer les inscriptions suivantes. Et il les conçut avec un art si admirable que chacune d’elles, prise séparément, offre un sens complet, et que toutes ensemble forment une oraison funèbre. Celle qui devait s’inscrire sur le côté extérieur de la porte de la chapelle royale, est une espèce d’exorde. La première des quatre qui devaient être inscrites sur les quatre côtés intérieurs de la chapelle, contient l’éloge. La seconde fait sentir la grandeur de la perte. La troisième éveille la douleur. La quatrième et dernière offre la consolation. [Suivent les inscriptions.]
On ne fit point usage de ces inscriptions ; mais à peine le premier jour des funérailles était-il écoulé, que Vico reçut un message du signor D. Nicolo d’Afflitto, noble chevalier napolitain (d’abord éloquent avocat, et alors auditeur de l’armée, qui, honoré de l’estime et de la confidence intime du cardinal, mourut regretté de tous les gens de bien et victime d’un zèle infatigable). Il priait Vico de se trouver chez lui le soir pour qu’il pût lui rendre une visite. Il lui dit : J’ai interrompu, pour venir ici, une affaire très importante que je traitais avec le vice-roi, et je rentrerai immédiatement au palais pour la reprendre. Pendant la conversation, qui fut très courte, il ajouta : Le cardinal m’a témoigné combien il était affligé d’une disgrâce que vous aviez si peu méritée. Vico lui répondit : Je rends mille grâces au cardinal de cette générosité, noble caractère des grands ; elle honore un sujet dont la plus grande gloire est d’obéir à son prince.
Après toutes ces occasions de deuil, une joyeuse circonstance s’offrit à lui dans le mariage du signor Giambattista Filomarino, chevalier aussi distingué par sa piété et sa générosité que par la gravité de ses mœurs et son esprit cultivé, avec dona Maria-Vittoria Caracciolo, de la famille des marquis de S. Eramo. Dans le recueil des pièces faites à cette occasion, et imprimées in-4o, se trouve un épithalame de Vico dont l’idée est neuve, et un monologue dramatique intitulé Junon à la danse. Junon, déesse des mariages, y parle seule, et invite les grands dieux à danser. Vico, sans s’écarter du sujet, y expose quelques principes de la mythologie historique si bien développée dans la Scienza nuova.
Sur ces mêmes principes, il composa une canzone pindarique en vers libres ; il y trace l’histoire de la poésie depuis son origine jusqu’à nos jours. Cette pièce est dédiée à la haute et respectable dame Marina della Torre, noble génoise, duchesse de Carignan. Alors, quoique interrompue pendant tant d’années, l’étude qu’il avait faite étant jeune des écrivains vulgaires lui permit, dans un âge plus avancé, de composer deux discours en leur langue, et de déployer toute la magnificence de cette langue dans la Scienza nuova. Le premier des deux discours fut l’oraison funèbre d’Anna d’Aspramonte, comtesse d’Althan, mère du vice-roi cardinal d’Althan. Il la composa en mémoire d’un bienfait qu’il avait reçu du signor D. Francesco Santoro, alors secrétaire du royaume. Il était juge de la lieutenance civile, et commissaire dans la cause d’un gendre de Vico, cause qui devait se plaider à la Rota, chambres assemblées. Le mercredi de deux semaines successives, le signor D. Antonio Caracciolo, marquis del Amorosa, alors président de la lieutenance, et qui, par son intégrité et sa prudence dans l’administration de la cité, mérita de plaire à quatre vice-rois, se transporta à la Rota, pour y favoriser Vico. Le signor Santoro exposa la cause avec tant de clarté et d’exactitude, qu’il épargna à Vico un développement des faits qui eût ralenti la marche du procès, et eût permis à la partie adverse de l’embrouiller encore. Vico improvisa un plaidoyer abondant, et sut trouver, dans un acte d’un notaire vivant, trente-six présomptions de fausseté ; il les réduisit à certains chefs, les disposa avec ordre, pour mieux les retenir, et en fit un exposé si passionné que tous les juges (telle fut leur extrême bonté) n’ouvrirent pas la bouche, et ne levèrent même pas les yeux pendant tout le temps qu’il parla. À la fin du plaidoyer, le président se sentit vivement ému, et cherchant à couvrir cette émotion par la gravité naturelle à un si grand magistrat, il laissa cependant percer sa compassion pour l’accusé et son mépris pour l’accusateur ; de sorte que le tribunal acquitta l’accusé sans que la fausseté de l’accusation eût été juridiquement prouvée. Telle fut l’occasion de ce discours de Vico ; il se trouve dans le recueil que le signor Santoro fit imprimer lui-même, in-4o.
Dans ce discours, à propos des deux fils de cette sainte princesse qui combattirent dans la guerre de la succession d’Espagne, il fait une digression moitié prosaïque, moitié poétique. Tel en effet doit être le style de l’historien, d’après le sentiment que Cicéron a émis dans ses courtes et substantielles observations sur la manière d’écrire l’histoire ; elle doit, dit-il, employer verba ferme poetarum, sans doute afin de maintenir les historiens dans cette antique possession qui leur est pleinement assurée par la Scienza Nuova, où Vico prouve que les premiers historiens des nations furent les poètes. Dans ce discours, il embrasse toute la guerre de la succession d’Espagne : les causes, les conseils, les occasions, les faits, les conséquences, et dans chacun de ces points il la compare à la seconde guerre punique, la plus grande qui ait jamais été faite. Le prince D. Giuseppe Caracciolo, de la famille des marquis de S. Eramo, chevalier de très bonnes manières, de beaucoup de sagesse et d’un goût exquis, disait fort gracieusement, en parlant de cette digression, qu’il voulait l’enfermer dans un grand volume de papier blanc qui porterait ce titre au dos : Historia della guerra dell’ Europa fatta per la monarchia d’Ispagna.
L’autre discours fut l’oraison funèbre de donna Angiola Cimini, marquise de la Petrella, femme aussi spirituelle que sage, dont la noble conduite, dont les conversations, pleines de dignité avec les savants, respiraient et inspiraient, pour ainsi parler, le sentiment des vertus morales et civiles ; ceux qui conversaient avec elle étaient portés naturellement, et sans s’en apercevoir, à la respecter avec amour et à l’aimer avec respect. Vico développa ce texte : « Elle a enseigné par l’exemple de sa vie la douce austérité de la vertu. » Dans ce discours, Vico voulut éprouver si la délicatesse des Grecs pouvait s’allier à la pompe latine, et si l’italien était susceptible de ces deux qualités. On le trouve dans un recueil in-4o. Les premières lettres y sont gravées sur cuivre avec des emblèmes de l’invention de Vico, et qui font allusion au sujet. L’introduction a été faite par le P. D. Roberto Sostegni, chanoine florentin de Latran, homme dont les connaissances littéraires et les manières aimables firent les délices de Florence ; mais il était d’une humeur très colérique qui lui occasionna de fréquentes maladies, et il mourut enfin d’un dépôt de bile formé dans le flanc droit. Il fut regretté de tous ceux qui l’avaient connu. Il savait si bien se modérer qu’on l’aurait cru naturellement très doux. Élève de l’illustre abbé Anton Maria Salvini, il avait appris les langues orientales et le grec ; il était très fort en latin, surtout en poésie latine : s’il écrivait en toscan, son style était nerveux comme celui de del Casa ; en fait de langues vivantes, il connaissait, indépendamment du français, devenu presque la langue commune, l’anglais, l’allemand, et même un peu le turc. Il y avait dans sa prose de l’enchaînement et de l’élégance. Telle était sa bonté pour Vico qu’il disait publiquement que la lecture du livre De uno juris principio l’avait déterminé à venir à Naples. Vico fut le premier qu’il voulut y connaître, et il a entretenu avec lui des rapports très intimes.
Vers ce temps, le comte Gianartico di Portia, frère du cardinal Leandro di Portia, aussi distingué par ses talents que par sa noblesse, eut l’idée de faire connaître à la jeunesse, pour la diriger dans ses études, la vie littéraire des hommes célèbres ; il daigna compter Vico au nombre des huit Napolitains jugés dignes de cet honneur ; nous ne nommerons pas ces huit, pour ne pas offenser les autres savants que le comte a négligés, n’ayant pas eu, sans doute, occasion de les connaître. De Venise, par la voie de Rome et l’entremise de l’abbé Giuseppe Luigi Esperti, il écrivit une lettre très honorable au signor Lorenzo Cicarelli, le priant de lui procurer la vie de cet auteur. Vico, prétextant son humble position, eut la modestie de se refuser plusieurs fois à l’écrire ; mais il s’y disposa enfin, vaincu par les manières aimables et les vives instances de Cicarelli, et, comme on le voit, il l’écrivit en philosophe, réfléchissant sur les causes naturelles et morales, sur l’influence de la fortune et sur les inclinations ou les aversions qu’il eut dans sa jeunesse pour telle étude plutôt que pour telle autre. Il apprécia les heureuses et les fâcheuses circonstances qui avancèrent ou retardèrent ses progrès, et ses efforts pour se créer les principes de droit qui devaient plus tard fournir les idées de son dernier ouvrage, la Scienza nuova. Il prouve ainsi que telle et non pas autre avait dû être sa destinée littéraire.
Cependant la Scienza nuova acquit de la célébrité par toute l’Italie, et surtout à Venise. L’ambassadeur de cette ville à Naples avait retiré tous les exemplaires qui restaient chez Felice Mosca, et avait recommandé à ce dernier de lui porter tous ceux qu’il pourrait se procurer encore, à cause des nombreuses demandes que lui faisait Venise. Cet ouvrage y était si rare que le petit volume in-12 de douze feuilles se vendit deux écus, et même plus.
Trois ans après cette publication, Vico sut qu’à la poste où il n’allait jamais, étaient trois lettres à son adresse. L’une du P. Carlo Lododi des Mineurs de l’observance, théologien de la sérénissime république de Venise ; elle était datée du 15 janvier 1728, et sept courriers étaient partis depuis qu’elle se trouvait à la poste. Cette lettre l’invitait à publier une seconde édition de cet ouvrage à Venise. En voici la teneur.
« Votre livre si profond des Principj d’una Scienza nuova, etc., est ici dans toutes les mains ; plus on le lit, plus est grande l’admiration et l’estime que l’on professe pour son auteur. Il se répand, on le loue, et sa réputation toujours croissante le fait rechercher davantage. Comme on ne le trouve plus ici, on en fait venir de Naples quelque nouvel exemplaire ; mais l’éloignement rend la chose difficile, et quelques personnes ont résolu de le faire imprimer à Venise. Je suis aussi de cet avis, et j’ai cru qu’il serait d’abord convenable de m’entendre avec vous, monsieur, pour savoir si cela vous serait agréable, et si vous n’auriez pas quelques additions ou changements à y faire. Dans ce cas, je vous prierais, de vouloir me les communiquer. »
Le Père appuya sa demande d’une autre lettre de l’abbé Antonio Conti, noble vénitien très versé dans la physique et les mathématiques. Il possédait une vaste érudition ; ses voyages, entrepris dans le but d’étendre ses connaissances, l’avaient mis en haute réputation de savoir auprès de Newton, de Leibnitz et d’autres savants de nos jours ; enfin, sa tragédie de César l’avait rendu fameux en Italie, en France et en Angleterre. Ce Conti, avec une affabilité égale à sa noblesse et à ses talents, lui écrivit, en date du 3 janvier 1729 :
« Vous ne pouvez, monsieur, trouver un correspondant plus versé dans tous les genres d’études que le très révérend P. Lododi, qui s’offre à faire imprimer votre livre. J’ai été un des premiers à goûter le projet, et à le faire goûter à mes amis. Tous conviennent que nous n’avons en italien aucun livre qui contienne plus d’érudition et de philosophie, aucun plus original. J’en ai fait passer en France un petit extrait, pour apprendre aux Français qu’on peut ajouter et changer beaucoup aux idées que l’on a sur la chronologie, la mythologie, la morale et la jurisprudence, que ce peuple a surtout étudiée. Les Anglais seront obligés au même aveu, en lisant votre livre. Une nouvelle impression et un caractère plus facile rendront cet ouvrage universel. Il est temps, monsieur, que vous y ajoutiez tout ce que vous croirez propre à en fortifier l’érudition, ou à en développer des idées qui ne sont qu’indiquées. Je vous conseillerais de mettre en tête une préface qui, en exposant vos principes, offrirait le système harmonique qui en dérive, et qui peut s’étendre même aux choses futures, toutes dépendantes des lois de l’histoire éternelle, dont l’idée est si sublime et si féconde. »
L’autre lettre, restée à la poste, était du comte Gio. Artilo di Portia, dont nous avons parlé, et frère du cardinal Leandro di Portia, aussi illustre par sa noblesse que par ses connaissances en littérature. Il lui écrivait dans le même sens à la date du 14 décembre 1724.
Vico se mit avec ardeur à écrire ses notes et ses commentaires. Pendant deux années environ que dura ce travail, il arriva que le comte de Portia lui écrivit son projet de publier la vie littéraire des savants les plus distingués de l’Italie. Son intention, comme nous l’avons déjà dit, était de découvrir ainsi une méthode plus sûre et plus propre à hâter les progrès de la jeunesse. Vico avait été prié d’y ajouter la sienne comme modèle (et le comte l’avait déjà) ; de toutes celles qu’il avait reçues, elle était la seule qui eût entièrement cadré avec son dessein. Vico, qui lui avait recommandé en la lui envoyant de la mettre à la fin de ce glorieux recueil, le conjura de ne pas l’imprimer séparément, lui faisant observer qu’il n’atteindrait pas son but, et que l’auteur, sans l’avoir mérité, serait en butte aux traits de l’envie. Le comte persista dans son projet. Vico, après une première protestation adressée à Rome, en adressa une seconde à Venise par le P. Lododi. Mais le comte lui-même avait appris à ce dernier que l’impression avançait, il l’avait aussi appris au P. Calogera, qui a également imprimé cette vie dans le premier tome de sa Raccolta degli opusculi eruditi.
Vers la même époque, on lui fit, au sujet de la Scienza nuova, une injustice qui se trouve consignée dans les Nouvelles littéraires des actes de Leipsick, du mois d’août 1727. On y tait le vrai titre du livre (ce qui est manquer au devoir le plus important d’un nouvelliste littéraire), car on dit simplement Scienza nuova, sans expliquer de quelle matière traite cette science. On l’annonce faussement sous un format in-8o, tandis que l’ouvrage est en in-12. Le critique ment encore au sujet de l’auteur, en disant qu’un Italien de ses amis lui a certifié que c’est un abbé de Casa Vico, qui a des fils, des filles, et même des petits-fils ; qu’il a fait un système ou plutôt un roman du droit naturel des gens ; ainsi le critique confond le droit (historique) des gens dont il s’agit avec celui des philosophes dont traitent nos théologiens moralistes. Ce qu’il donne ainsi pour le sujet de la Scienza nuova n’en est qu’un corollaire. Il prétend que l’auteur est parti de principes différents de ceux qu’ont jusqu’ici reconnus les philosophes, en quoi il dit vrai sans le vouloir ; car ce ne serait pas, sans cela, une science nouvelle. Il fait remarquer que l’ouvrage est accommodé à l’esprit de l’Église catholique romaine, comme si l’idée de la Providence divine qui lui sert de base, n’appartenait point à la religion chrétienne et même à toute religion ; le critique s’accuse ainsi lui-même d’épicuréisme ou de spinosisme, et ne voit pas qu’il donne à Vico le plus bel éloge, celui d’être homme religieux. Il observe que l’auteur s’efforce d’attaquer la doctrine de Grotius, de Puffendorf, et il ne parle pas du troisième chef de cette doctrine, de Selden, apparemment parce que, selon lui, l’hébraïsant Selden vise plus à l’esprit qu’à la vérité. Il termine en disant que les Italiens ont accueilli avec plus de tiédeur que d’enthousiasme un ouvrage qui cependant, à trois années de sa publication, était devenu rare, et dont les exemplaires, si on en trouvait, étaient vendus très cher, comme nous l’avons déjà dit. C’était un Italien qui, par un mensonge impie, voulait ainsi faire croire à des hommes de lettres, à des protestants de Leipsick, que l’Italie ne goûtait point un livre conforme à la doctrine catholique. Vico répondit par un petit in-12, intitulé Notæ in acta Lipsiensia, au moment même où, par suite d’un ulcère gangreneux à la gorge (mal qu’il avait ignoré jusqu’alors), il était contraint par le signor Domenico Vitolo, médecin très habile, de risquer à soixante ans la cure périlleuse des fumigations de cinabre, qui, si par malheur elles attaquent les nerfs, déterminent l’apoplexie même chez les jeunes gens. Dans sa réponse, Vico s’appuie d’une foule de raisons péremptoires pour traiter de vagabond inconnu celui qui avait ourdi cette imposture. Vico traite les journalistes de Leipsick avec politesse, comme on doit traiter les littérateurs d’une nation si célèbre ; et il les avertit de se garder de ce faux ami qui perd ceux dont il a surpris l’estime, en les mettant dans le cas d’avouer qu’ils insèrent des critiques sans ouvrir les livres critiqués. Il exhorte celui qui traite ainsi ses amis plus mal que ses ennemis, qui diffame son pays et trahit les nations étrangères, à ne plus vivre avec les hommes, mais avec les bêtes féroces de l’Afrique. Il avait résolu d’envoyer à Leipsick un exemplaire de la Scienza avec cette lettre adressée au signor Burchard Menkenius, directeur du journal et premier ministre du roi actuel de Pologne. Mais bien que cette lettre eût été écrite avec tous les égards possibles, Vico, réfléchissant que c’était reprocher en face à ces savants d’avoir manqué à leurs devoirs, puisqu’ils achètent journellement les livres sortis de toutes les presses de l’Europe, et doivent par conséquent bien les connaître, Vico eut la politesse de ne pas l’envoyer.
Comme en répondant aux journalistes de Leipsick Vico devait leur parler de la réimpression qui se faisait de son ouvrage à Venise, il écrivit au P. Lododi pour en obtenir la permission. Ce fut alors que les imprimeurs de Venise, comme savants et amateurs, lui firent demander, par son imprimeur Mosca, tous ses ouvrages publiés et inédits, sous prétexte d’en enrichir leur musée, comme ils disaient ; mais en effet pour en faire une édition dont ils espéraient que la Scienza nuova assurerait le débit. Vico, pour leur faire comprendre qu’il les connaissait, leur écrivit que, de toutes les faibles productions de son génie fatigué, la Scienza nuova était la seule qu’il eût voulu laisser au monde, et qu’ils ne devaient pas ignorer qu’on la réimprimait à Venise.
Enfin, au mois d’octobre 1729, le P. Lododi reçut à Venise les corrections, les annotations et les commentaires faits pour la Scienza nuova ; ils étaient entièrement terminés et formaient un manuscrit d’environ trois cents pages. Or, la presse ayant deux fois annoncé que la Scienza nuova se réimprimait à Venise avec les additions, celui qui trafiquait de cette réimpression voulut traiter avec Vico comme avec un homme qui devait nécessairement imprimer chez lui. Vico, par un sentiment de fierté personnelle, réclama tout ce qu’il avait envoyé à Venise, et cette restitution eut enfin lieu six mois après, lorsqu’on avait déjà imprimé la moitié de l’ouvrage.
Ne trouvant ni à Naples, ni ailleurs, personne qui voulût l’imprimer à ses frais, Vico suivit un nouveau plan, le plus convenable de tous, et que pourtant il n’eût pas trouvé sans cette nécessité. On verra qu’il était entièrement opposé au premier, si on le compare au livre qui avait déjà paru. En effet, tout ce que les premières annotations offraient de vague et de diffus, par la nécessité où l’on s’était mis de suivre pas à pas la marche de l’ouvrage, se trouve ici présenté d’une manière plus complète, avec ordre et unité dans les vues, ce qui, joint au mérite d’une expression laconique, fait que le livre avec les additions n’offre qu’une augmentation de trois feuilles.
Ainsi, en très peu de temps, Vico seul, et tout accablé d’infirmités, se vit dans l’obligation de méditer et de faire imprimer cet ouvrage avec des améliorations et additions auxquelles il ajouta d’autres encore, pour de louables motifs qui sont exprimés dans la lettre suivante :
« Je rends mille grâces à Votre Excellence, car à peine depuis trois jours lui ai-je fait tenir, par mon fils, un exemplaire de la Scienza nuova, nouvellement imprimée, que Votre Excellence en a déjà achevé la lecture, y consacrant le temps si précieux qu’elle donne aux sublimes méditations de la philosophie ou à l’étude des meilleurs écrivains et surtout des écrivains de la Grèce. Telle est la merveilleuse pénétration de votre esprit : l’avoir lue d’une seule haleine, c’est pour Votre Excellence l’avoir pénétrée dans toute sa profondeur, l’avoir embrassée dans toute son étendue. Ma modestie passera sous silence les jugements favorables que Votre Excellence, avec cette grandeur d’âme si familière aux personnes de son rang, a portés sur cet ouvrage. Je me tiendrai singulièrement honoré de la bonté avec laquelle elle a daigné m’indiquer les endroits où elle avait observé des erreurs, que, pour me rassurer, elle dit être échappées à ma mémoire, et ne pouvoir nuire en rien au but proposé », etc.
Dans le temps où Vico préparait et publiait la seconde édition de la Scienza nuova on élut un nouveau pape, le cardinal Corsini, auquel, avant sa promotion, avait été dédiée la première édition de ce livre ; il était naturel que l’auteur lui fit de même hommage de la seconde ; Sa Sainteté la reçut, et comme on lui écrivit que son neveu, le cardinal Neri Corsini, allait remercier l’auteur pour l’exemplaire qu’il leur a envoyé sans y joindre de lettre, elle voulut qu’il fût répondu en son nom à Vico par la lettre suivante : « Très illustre signor, votre première édition des Principj d’una Nuova Scienza avait déjà obtenu tous les éloges de notre auguste seigneur, alors cardinal. Aujourd’hui qu’elle reparaît brillante d’un nouvel éclat et de toute l’érudition dont l’a enrichie votre sublime esprit, Sa très clémente Sainteté lui fait le meilleur accueil ; elle a voulu vous honorer de ces lignes, en apprenant que je me disposais moi-même à vous remercier pour le livre que vous m’avez fait offrir et que j’estime autant qu’il le mérite. Agréez mes offres de service en toute circonstance, et que Dieu vous protège. De Votre Seigneurie l’affectionné Neri cardinal Corsini. — Rome, 6 janvier 1731. »
Comblé de tant d’honneurs, Vico n’avait plus rien à espérer au monde. Accablé par l’âge et les fatigues, usé par les chagrins domestiques, tourmenté par des douleurs convulsives dans les bras et dans les jambes, en proie à un mal rongeur qui lui a déjà dévoré une partie considérable de la tête, il renonce entièrement aux études et envoie au P. Louis-Dominique, si recommandable par sa bonté et par son talent dans la poésie élégiaque, le manuscrit des notes sur la première édition de la Scienza nuova, avec l’inscription suivante :
PAR LES ORAGES CONTINUELS D’UNE FORTUNE ENNEMIE, ENVOIE CES DÉBRIS INFORTUNÉS DE LA SCIENCE NOUVELLE ; PUISSENT-ILS TROUVER CHEZ LUI AU PORT UN LIEU DE REPOS.
Dans son enseignement, Vico s’intéressait vivement aux progrès de la jeunesse, et pour la désabuser ou l’empêcher de tomber dans les erreurs des faux docteurs, il ne craignit pas de s’exposer à la haine des savants. Il ne parlait jamais de l’éloquence sans l’appuyer des préceptes de la sagesse, dont elle n’est, disait-il, que l’expression. Il ajoutait que son enseignement, en dirigeant les esprits, devait tendre à les rendre universels. En s’exprimant sur tel sujet particulier, il savait si bien conduire son discours qu’il paraissait animé de l’esprit de toutes les sciences qui avaient quelque rapport à son objet. C’est dans ce sens qu’il avait dit dans son discours De Ratione studiorum qu’un Platon (pour citer un illustre exemple) était chez les anciens, comme une de nos universités, dirigée par un seul système. Ainsi il parlait tous les jours avec autant d’éclat, avec une érudition aussi profonde et un esprit aussi varié que si des savants étrangers eussent assisté à son cours. Il était porté à la colère, et il fit tous ses efforts pour ne pas s’y livrer en écrivant, et il avouait publiquement que son défaut était de s’emporter, par suite d’une sensibilité excessive, contre les erreurs d’esprit ou de système, ou contre les mauvais procédés de ses rivaux en littérature, tandis qu’il aurait dû en vrai philosophe, en chrétien, les dissimuler et y compatir.
Du reste, s’il eut de l’aigreur contre ceux qui cherchaient à le diffamer, il témoigna toujours de l’obligeance à ceux qui professaient une juste estime pour sa personne et pour ses ouvrages, et c’étaient les plus honnêtes gens et les plus instruits de la ville. Les demi-savants, les faux savants, le traitaient de fou, ou, avec plus de politesse, d’extravagant, d’esprit obscur et paradoxal. La malignité l’accablait d’éloges. Les uns prétendaient que Vico était bon à instruire la jeunesse, lorsqu’elle avait terminé ses études, comme si Quintilien avait tort de désirer que les Alexandres fussent dès le berceau confiés à un Aristote. D’autres lui prodiguaient un éloge qui, pour être plus flatteur, n’en était pas moins nuisible : c’est qu’il était capable de diriger plutôt les maîtres. Vico bénissait ces adversités qui le ramenaient à ses études. Retiré dans sa solitude comme dans un fort inexpugnable, il méditait, il écrivait quelque nouvel ouvrage, et tirait une noble vengeance de ses détracteurs. C’est ainsi qu’il en vint à trouver la Scienza nuova. Depuis ce moment il crut n’avoir rien à envier à ce Socrate au sujet duquel le bon Phèdre exprime ce vœu magnanime :
Cujus non fugio mortem, si famam assequar,
Et cedo invidiæ, dummodo absolvar cinis.
« Que l’on m’assure sa gloire, et j’accepte sa mort. Que l’envie me condamne vivant, pourvu qu’on absolve ma cendre. »
APPENDICE
DE LA VIE DE VICO
Vico avait dit lui-même à un ami que le malheur le poursuivrait jusqu’au tombeau. Cette triste prophétie fut réalisée. À sa mort, les professeurs de l’Université s’étaient rassemblés chez lui, selon l’usage, pour accompagner leur collègue à sa dernière demeure. La confrérie de Sainte-Sophie, à laquelle tenait Vico, devait porter le corps. Il était déjà descendu dans la cour et exposé. Alors commença une vive altercation entre les membres de la congrégation et les professeurs, qui prétendaient également au droit de porter les coins du drap mortuaire. Les deux partis s’obstinant, la congrégation se retira et laissa le cadavre. Les professeurs ne pouvant l’enterrer seuls, il fallut le remonter dans la maison. Son malheureux fils, l’âme navrée, s’adressa au chapitre de l’église métropolitaine, et le fit enterrer enfin dans l’église des Pères de l’Oratoire (detta de’ Gerolamini), qu’il fréquentait de son vivant, et qu’il avait choisie lui-même pour le lieu de sa sépulture.
Les restes de Vico demeurèrent négligés et ignorés jusqu’en 1789. Alors son fils Gennaro lui fit graver, dans un coin écarté de l’église, une simple épitaphe. L’Arcadie de Rome, dont Vico était membre, lui avait érigé un monument. Le possesseur actuel du château de Cilento, a mis une inscription à sa mémoire dans une bibliothèque peu considérable du couvent de Sainte-Marie-de-la-Pitié, où il travaillait ordinairement pendant son séjour à Vatolla.
Nous avons parlé du peu d’impression que produisit sur le public l’apparition du système de Vico. Lorsque parurent les livres De uno juris principio et De constantia jurisprudentis, l’ouvrage, dit-il lui-même, n’éprouva qu’une critique, c’est qu’on ne le comprenait pas.
Lorsque la Science nouvelle parut en 1725, elle fut attaquée par les protestants et par les catholiques. Tandis qu’un Damiano Romano accusait le système de Vico d’être contraire à la religion, le journal de Leipsick insérait un article envoyé par un autre compatriote de Vico, dans lequel on lui reprochait d’avoir approprié son système au goût de l’Église romaine. Vico accepte ce dernier reproche, mais il ajoute un mot remarquable : N’est-ce pas un caractère commun à toute religion chrétienne, et même à toute religion, d’être fondée sur le dogme de la Providence ? (Recueil des Opuscules, t. I, p. 141.) — L’accusation de Damiano a été reproduite en 1821, par M. Colangelo[2].
On a vu comment Vico abandonna la méthode analytique qu’il avait suivie d’abord pour donner à son livre une forme synthétique. Dans la seconde édition (1730), il part souvent des idées de la première comme de principes établis, et les exprime en formules qu’il emploie ensuite sans les expliquer.
Dans la dernière édition (1744), l’obscurité et la confusion augmentent. On ne peut s’en étonner lorsqu’on sait comment elle fut publiée. L’auteur arrivait au terme de sa vie et de ses malheurs ; depuis plusieurs mois il avait perdu connaissance. Il paraît que son fils, Gennaro Vico, rassembla les notes qu’il avait pu dicter depuis l’édition de 1730, et les intercala à la suite des passages auxquels elles se rapportaient le mieux, sans entreprendre de les fondre avec le texte, auquel il n’osait toucher.
La plupart des retranchements que nous nous sommes permis, portent sur ces additions.
Quoique nous n’ayons point traduit le morceau considérable intitulé Idée de l’ouvrage, et que nous ayons abrégé de moitié la Table chronologique, nous n’avons réellement rien retranché du livre Ier. Tout ce que nous avons passé dans la table, se trouve placé ailleurs, et plus convenablement. Quant à l’Idée de l’ouvrage, Vico avoue lui-même, en tête de l’édition de 1730, qu’il y avait mis d’abord une sorte de préface qu’il supprima, et qu’il écrivit cette explication du frontispice pour remplir exactement le même nombre de pages.
C’est sur le second livre que portent les principaux retranchements. Le plus considérable des morceaux que nous n’avons pas cru devoir traduire, est une explication historique de la mythologie grecque et latine. Il comprend, dans le deuxième volume de l’édition de Milan (1803), les pages 101-107, 120-138, 147-156, 159, 165-171, 179, 182-185, 216-223, 235-238, 239-240, 254-268. Nous en avons rejeté l’extrait à la fin de la traduction. Pour ne point juger cette partie du système avec une injuste sévérité, il faut rappeler qu’au temps de Vico la science mythologique était encore frappée de stérilité par l’opinion ancienne qui ne voyait que des démons dans les dieux du paganisme, ou renfermée dans le système presque aussi infécond de l’apothéose. Vico est un des premiers qui aient considéré des divinités comme autant de symboles d’idées abstraites.
Les autres retranchements du livre II comprennent les pages 7-12, 40-46, 49, 69-71, 90-92, 188-192, 210, et en grande partie 286-288. Ceux des derniers livres ne portent que sur les pages 78-9, 81-2, 84, 133, 138-140, 143-4.
Vico mentionne, dans la bibliographie qu’on vient de lire, à l’époque de leur publication, tous ses ouvrages importants : 1708. De nostri temporis studiorum Ratione. — 1710. De antiquissima Italorum sapientia ex originibus linguæ latinæ eruenda ; trad. en italien, 1816, Milan. — 1716. Vita di Maresciallo Antonio Carafa. — 1721. De uno juris universi principio. De constantia jurisprudentis. — Enfin les trois éditions de la Scienza nuova, 1725, 1730, 1744. La première a été réimprimée en 1817, à Naples, par les soins de M. Salvatore Galotti. La dernière l’a été, en 1801, à Milan ; à Naples, en 1811 et en 1816, ou 1818 ? 1821 ? Elle a été traduite en allemand par M. W.-E. Weber, Leipsick, 1822. — Pour compléter cette liste, nous n’aurons qu’à suivre l’éditeur des Opuscules de Vico. M. Carlantonio de Rosa, marquis de Villa-Rosa, les a recueillis en quatre volumes in-8o (Naples, 1818). Nous avons trouvé quelques omissions dans ce recueil : entre autres celle de quelques notes faites par Vico sur l’Art poétique d’Horace. Ces notes peu remarquables ne portent point de date. Elles ont été publiées récemment. — Les pièces inédites publiées en 1818, par M. Antonio Giordano, se trouvent dans le recueil de Rosa.
Le premier volume du Recueil des Opuscules contient plusieurs écrits en prose italienne. Le plus curieux est le mémoire de Vico sur sa vie. L’estimable éditeur, descendant d’un protecteur de Vico, y a joint une addition de l’auteur qu’il a retrouvée dans ses papiers, et a complété la vie de Vico d’après les détails que lui a transmis le fils même du grand homme. Rien de plus touchant que les pages xv et 158-168 de ce volume. Nous en avons donné un extrait. Les autres pièces sont moins importantes. — 1715. Discours sur les somptueux repas des Romains, prononcé en présence du duc de Medina-Cœli, vice-roi. — Oraison funèbre d’Anne-Marie d’Aspremont, comtesse d’Althan, mère du vice-roi. Beaucoup d’originalité. Comparaison remarquable entre la guerre de la succession d’Espagne et la seconde guerre punique. — 1727. Oraison funèbre d’Angiola Cimini, marquise de la Petrella. L’argument est très beau : Elle a enseigné par l’exemple de sa vie la douceur et l’austérité (il soave austero) de la vertu.
Le second volume renferme quelques opuscules et un grand nombre de lettres, en italien. Le principal opuscule est la Réponse à un article du journal littéraire d’Italie. C’est là qu’il juge Descartes avec l’impartialité que nous avons admirée plus haut. Dans deux lettres que contient aussi ce volume (au P. de Vitré, 1726, et à D. Francesco Solla, 1729), il attaque la réforme cartésienne, et l’esprit du dix-huitième siècle, souvent avec humeur, mais toujours d’une manière éloquente. Deux morceaux sur Dante ne sont pas moins curieux. On y trouve l’opinion, reproduite depuis par Monti, que l’auteur de la Divine Comédie est plus admirable encore dans le Purgatoire et le Paradis que dans l’Enfer si exclusivement admiré. — 1730. Pourquoi les orateurs réussissent mal dans la poésie. — De la grammaire. — 1720. Remerciement à un défenseur de son système. Dans cette lettre curieuse, Vico explique le peu de succès de la Scienza nuova. On y trouve le passage suivant : « Je suis né dans cette ville, et j’ai eu affaire à bien des gens pour mes besoins. Me connaissant dès ma première jeunesse, ils se rappellent mes faiblesses et mes erreurs. Comme le mal que nous voyons dans les autres nous frappe vivement, et nous reste profondément gravé dans la mémoire, il devient une règle d’après laquelle nous jugeons toujours ce qu’ils peuvent faire ensuite de beau et de bon. D’ailleurs je n’ai ni richesses ni dignité ; comment pourrais-je me concilier l’estime de la multitude ? » etc. — 1725. Lettre dans laquelle il se félicite de n’avoir pas obtenu la chaire de droit, ce qui lui a donné le loisir de composer la Science nouvelle. — Lettre fort belle sur un ouvrage qui traitait de la morale chrétienne, à Mgr Muzio Gaëta. — Lettre au même, dans laquelle il donne une idée de son livre De antiqua sapientia Italorum. « Il y a quelques années que j’ai travaillé à un système complet de métaphysique. J’essayais d’y démontrer que l’homme est Dieu dans le monde des grandeurs abstraites, et que Dieu est géomètre dans le monde des grandeurs concrètes, c’est-à-dire dans celui de la nature et des corps. En effet, dans la géométrie l’esprit humain part du point, chose qui n’a point de parties, et qui, par conséquent, est infinie ; ce qui faisait dire à Galilée que quand nous sommes réduits au point, il n’y a plus lieu ni à l’augmentation, ni à la diminution, ni à l’égalité… Non seulement dans les problèmes, mais aussi dans les théorèmes, connaître et faire, c’est la même chose pour le géomètre comme pour Dieu. »
Les réponses des hommes de lettres auxquels écrit Vico, donnent une haute idée du public philosophique de l’Italie à cette époque. Les principaux sont Muzio Gaëta, archevêque de Bari ; un prédicateur célèbre, Michelangelo, capucin ; Nicolo Concina, de l’ordre des Prêcheurs, professeur de philosophie et de droit naturel, à Padoue, qui enseignait plusieurs parties de la doctrine de Vico ; Tommaso Maria Alfani, du même ordre, qui assure avoir été comme ressuscité, après une longue maladie, par la lecture d’un nouvel ouvrage de Vico ; le duc de Lorenzano, auteur d’un ouvrage sur le bon usage des passions humaines ; enfin l’abbé Antonio Conti, noble vénitien, auteur d’une tragédie de César, et qui était lié avec Leibnitz et Newton. Vico était aussi en correspondance avec le célèbre Gravina, avec Paolo Doria, philosophe cartésien ; avec Aulisio, professeur de droit à Naples, qui savait neuf langues, et qui écrivit sur la médecine, sur l’art militaire et sur l’histoire. D’abord ennemi de Vico, Aulisio se réconcilia avec lui après la lecture du discours De nostri temporis studiorum Ratione. Nous n’avons ni les lettres qu’il écrivit à ces trois derniers, ni leurs réponses.
Dans le troisième volume des Opuscules, Vico offre une preuve nouvelle que le génie philosophique n’exclut point celui de la poésie. Ainsi sont dérangées sans cesse les classifications rigoureuses des modernes. Quoi de plus subtil, et en même temps de plus poétique que le génie de Platon ? Vico présente aussi, par ce double caractère, une analogie remarquable avec l’auteur de la Divine Comédie.
Mais c’est dans sa prose, c’est dans son grand poème philosophique de la Scienza nuova, que Vico rappelle la profondeur et la sublimité de Dante. Dans ses poésies proprement dites il a trop souvent sacrifié au goût de son siècle. Trop souvent son génie a été resserré par l’insignifiance des sujets officiels qu’il traitait. Cependant plusieurs de ces pièces se font remarquer par une grande et noble facture. Voyez particulièrement l’Exaltation de Clément XII, le Panégyrique de l’électeur de Bavière, Maximilien Emmanuel ; la Mort d’Angela Cimini ; plusieurs sonnets, pages 7, 9, 190, 195 ; enfin, un épithalame dans lequel il met plusieurs des idées de la Scienza nuova dans la bouche de Junon.
Nous ne nous arrêterons que sur les poésies où Vico a exprimé un sentiment personnel. La première est une élégie qu’il composa à l’âge de vingt-cinq ans (1693) ; elle est intitulée Pensées de mélancolie. À travers les concetti ordinaires aux poètes de cette époque, on y démêle un sentiment vrai : « Douces images du bonheur, venez encore aggraver ma peine ! Vie pure et tranquille, plaisirs honnêtes et modérés, gloire et trésors acquis par le mérite, paix céleste de l’âme (et ce qui est plus poignant à mon cœur), amour dont l’amour est le prix, douce réciprocité d’une foi sincère !… » Longtemps après, sans doute de 1720 à 1730, il répond par un sonnet à un ami qui déplorait l’ingratitude de la patrie de Vico. « Ma chère patrie m’a tout refusé !… Je la respecte et la révère. Utile et sans récompense, j’ai trouvé déjà dans cette pensée une noble consolation. Une mère sévère ne caresse point son fils, ne le presse point sur son sein, et n’en est pas moins honorée… » La pièce suivante, la dernière du recueil de ses poésies, présente une idée analogue à celle du dernier morceau qu’il a écrit en prose. (Voy. la fin du Discours.) C’est une réponse au cardinal Filippo Pirelli, qui avait loué la Scienza nuova dans un sonnet. « Le destin s’est armé contre un misérable, a réuni sur lui seul tous les maux qu’il partage entre les autres hommes, et abreuvé son corps et ses sens des plus cruels poisons. Mais la Providence ne permet pas que l’âme qui est à elle soit abandonnée à un joug étranger. Elle l’a conduit, par des routes écartées, à découvrir son œuvre admirable du monde social, à pénétrer dans l’abîme de sa sagesse les lois éternelles par lesquelles elle gouverne l’humanité. Et grâce à vos louanges, ô noble poète, déjà fameux, déjà antique de son vivant, il vivra aux âges futurs, l’infortuné Vico ! »
Le quatrième volume renferme ce que Vico a écrit en latin. La vigueur et l’originalité avec lesquelles il écrivait en cette langue, eussent fait la gloire d’un savant ordinaire.
1696. Pro auspicatissimo in Hispaniam reditu Francisci Benavidii S. Stephani comitis atque in regno Neap. Pro rege oratio. — 1697. In funere Catharinæ Aragoniæ Segorbiensium ducis oratio. — 1702. Pro felici in Neapolitanum solium aditu Philippi V, Hispaniarum novique orbis monarchæ, oratio. — 1708. De nostri temporis studiorum Ratione oratio ad litterarum studiosam juventutem, habita in R. Neap. Academia. — 1708. In Caroli et Mariæ Amaliæ utriusque Siciliæ regum nuptiis oratio. — Oratiuncula pro adsequenda laurea in utroque jure. — Carolo Borbonio utriusque Siciliæ Regi R. Neap. Academia. — Carolo Borbonio utriusque Siciliæ Regi epistola.
1729. Vici vindiciæ sive notæ in acta eruditorum Lipsiensia mensis augusti A. — 1727, ubi inter nova litteraria unum extat de ejus libro, cui titulus : Principj d’una scienza nuova d’intorno alla commune natura delle nazioni. Cet article, où l’on reproche à Vico d’avoir approprié son système au goût de l’Église romaine, avait été envoyé par un Napolitain. La violence avec laquelle Vico répond à un adversaire obscur ferait quelquefois sourire, si l’on ne connaissait la position cruelle où se trouvait alors l’auteur. « Lecteur impartial, dit-il en terminant, il est bon que tu saches que j’ai dicté cet opuscule au milieu des douleurs d’une maladie mortelle, et lorsque je courais les chances d’un remède cruel qui, chez les vieillards, détermine souvent l’apoplexie. Il est bon que tu saches que depuis vingt ans j’ai fermé tous les livres, afin de porter plus d’originalité dans mes recherches sur le droit des gens ; le seul livre où j’ai voulu lire c’est le sens commun de l’humanité. » Ce qui rend cet opuscule précieux, c’est qu’en plusieurs endroits Vico déclare que le sujet propre de la Scienza nuova, c’est la nature commune aux nations, et que son système du droit des gens n’en est que le principal corollaire.
1708. Oratio cujus argumentum, hostem hosti infensiorem infestioremque quam stultum sibi esse neminem : Nul n’a d’ennemi plus cruel et plus acharné que l’insensé ne l’est de lui-même. — 1732. De mente heroica oratio habita in R. Neap. Academia. L’héroïsme dont parle Vico est celui d’une grande âme, d’un génie courageux qui ne craint point d’embrasser dans ses études l’universalité des connaissances, et qui veut donner à sa nature le plus haut développement qu’elle comporte. Nulle part il ne s’est plus abandonné à l’enthousiasme qu’inspire la science considérée dans son ensemble et dans son harmonie. Cet ouvrage, qui semble porter l’empreinte d’une composition très rapide, est surtout remarquable par la chaleur et la poésie du style. (Voy. plus bas). L’auteur avait cependant soixante-quatre ans.
Ajoutez à cette liste des ouvrages latins de Vico un grand nombre de belles inscriptions. Voici l’indication des plus considérables : Inscriptions funéraires en l’honneur de D. Joseph Capece et D. Carlo de Sangro, 1707, faites par ordre du comte de Daun, général des armées impériales dans le royaume de Naples. — Autre en l’honneur de l’empereur Joseph, 1711, faite par ordre du vice-roi, Charles Borromée. — Autre en l’honneur de l’impératrice Éléonore, faite par ordre du cardinal Wolfang de Scratembac, vice-roi.
Nous avons déjà nommé la plupart des auteurs qui ont mentionné Vico : Journal de Trévoux, 1726, septembre, page 1742. — Journal de Leipsick, 1727, août, page 383. — Bibliothèque ancienne et moderne de Leclerc, tome XVIII, partie ii, page 426. — Damiano Romano. — Duni ? Governo civile. — Cesarotti (sur Homère). — Parini (dans ses cours à Milan). — Joseph de Cesare, Pensées de Vico sur… 18… ? — Signorelli. — Romagnosi (de Parme). — L’abbé Talia, Lettres sur la philosophie morale, 1817, Padoue. — Colangelo, Biblioteca analitica, passim. — Joignez-y Herder, dans ses Opuscules, et Wolf dans son Musée des sciences de l’antiquité (tome I, page 555). Ce dernier n’a extrait que la partie de la Scienza nuova relative à Homère. — Aucun Anglais, aucun Écossais, que je sache, n’a fait mention de Vico, si ce n’est l’auteur d’une brochure récemment publiée sur l’état des études en Allemagne et en Italie. — En France, M. Salfî est le premier qui ait appelé l’attention du public sur la Scienza nuova, dans son Éloge de Filangieri, et dans plusieurs numéros de la Revue encyclopédique, t. II, page 540 ; t. VI, page 364 ; t. VII, page 343. — Voy. aussi Mémoires du comte Orloff sur Naples, 1821, t. IV, page 439, et t. V, page 7.
Vico n’a point laissé d’école ; aucun philosophe italien n’a saisi son esprit dans tout le siècle dernier ; mais un assez grand nombre d’écrivains ont développé quelques-unes de ses idées. Nous donnons ici la liste des principaux.
Genovesi (né en 1712, mort en 1769). N’ayant pu me procurer que deux des nombreux ouvrages de ce disciple illustre de Vico (les Institutions et la Diceosina), je donne les titres de tous les livres qu’il a faits, en faveur de ceux qui seraient à même de faire de plus amples recherches. — Leçons d’économie politique et commerciale. — Méditations philosophiques (sur la religion et la morale), 1758. — Institutions de métaphysique à l’usage des commençants. — Lettre académique (sur l’utilité des sciences, contre le paradoxe de J.-J. Rousseau), 1764. — Logique à l’usage des jeunes gens, 1766 (divisée en cinq parties : emendatrice, incentrice, giudicatrice, ragionatrice, ordonatrice. On estime le dernier chapitre (Considérations sur les sciences et les arts). — Traité des sciences métaphysiques, 1764 (divisé en Cosmologie, Théologie, Anthropologie). — Dicéosine, ou science des droits et des devoirs de l’homme, 1767 ; ouvrage inachevé. C’est surtout dans le troisième volume de la Dicéosine que Genovesi expose des idées analogues à celles de Vico.
Filangieri (né en 1752, mort en 1788). — Quoique cet homme célèbre n’ait rien écrit qui se rattache au système de Vico, nous croyons devoir le placer dans cette liste. À l’époque de sa mort prématurée, il méditait deux ouvrages ; le premier eût été intitulé : Nouvelle science des sciences ; le second : Histoire civile, universelle et perpétuelle. Il n’est resté qu’un fragment très court du premier, et rien du second. J’ai cherché inutilement ce fragment.
Cuoco (mort en 1822), Voyage de Platon en Italie. Ouvrage très superficiel et qui exagère tous les défauts du Voyage d’Anacharsis. Les hypothèses historiques de Vico ont souvent chez Cuoco un air plus paradoxal encore, parce qu’on n’y voit plus les principes dont elles dérivent. Ce sont à peu près les mêmes idées sur l’Histoire éternelle, sur l’Histoire romaine en particulier, sur les Douze Tables, sur l’âge et la patrie d’Homère, etc. Au moment où les persécutions égarèrent la raison du malheureux Cuoco, il détruisit un travail fort remarquable, dit-on, sur le système de la Science nouvelle.
L’infortuné Mario Pagano (né en 1750, mort en 1800) est de tous les publicistes celui qui a suivi de plus près les traces de Vico. Mais, quel que soit son talent, on peut dire que, dans ses Saggi politici, les idées de Vico ont autant perdu en originalité que gagné en clarté. Il ne fait point marcher de front, comme Vico, l’histoire des religions, des gouvernements, des lois, des mœurs, de la poésie, etc. Le caractère religieux de la Science nouvelle a disparu. Les explications physiologiques qu’il donne à plusieurs phénomènes sociaux ôtent au système sa grandeur et sa poésie, sans l’appuyer sur une base plus solide. Néanmoins les Essais politiques sont encore le meilleur commentaire de la Science nouvelle. Voici les points principaux dans lesquels il s’en écarte. 1o Il pense avec raison que la seconde barbarie, celle du moyen âge, n’a pas été aussi semblable à la première que Vico paraît le croire. 2o Il estime davantage la sagesse orientale. 3o Il ne croit pas que tous les hommes après le déluge soient tombés dans un état de brutalité complète. 4o Il explique l’origine des mariages, non par un sentiment religieux, mais par la jalousie. Les plus forts auraient enlevé les plus belles, auraient ainsi formé les premières familles et fondé la première noblesse. 5o Il croit qu’à l’origine de la société les hommes furent, non pas agriculteurs, comme l’ont cru Vico et Rousseau, mais chasseurs et pasteurs.
Chez tous les écrivains que nous venons d’énumérer, les idées de Vico sont plus ou moins modifiées par l’esprit français du dernier siècle. Un philosophe de nos jours me semble mieux mériter le titre de disciple légitime de Vico. C’est M. Cataldo Jannelli, employé à la bibliothèque royale de Naples, qui a publié, en 1817, un ouvrage intitulé : Essai sur la nature et la nécessité de la science des choses et histoires humaines. Nous n’entreprendrons pas de juger ce livre remarquable. Nous observerons seulement que l’auteur ne semble pas tenir assez de compte de la perfectibilité de l’homme. Il compare trop rigoureusement l’humanité à un individu, et croit qu’elle aura sa vieillesse comme sa jeunesse et sa virilité (page 58).
Il ne nous reste qu’à donner la liste des principaux auteurs français, anglais et allemands qui ont écrit sur la philosophie de l’histoire. Lorsque nous n’étions pas sûr d’indiquer avec exactitude le titre de l’ouvrage, nous avons rapporté seulement le nom de l’auteur.
France. Bossuet. Discours sur l’histoire universelle, 1681. — Voltaire. Philosophie de l’histoire. Essai sur l’esprit et les mœurs des nations, commencé en 1740, imprimé en 1765. — Turgot. Discours sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain. Autre sur les progrès de l’esprit humain. Essais sur la géographie politique. Plan d’histoire universelle. Progrès et décadences alternatives des sciences et des arts. Pensées détachées. Ces divers morceaux sont ce que nous avons de plus original et de plus profond sur la philosophie de l’histoire. L’auteur les a écrits à l’âge de vingt-cinq ans, lorsqu’il était au séminaire, de 1750 à 1754. Voy. le second volume des Œuvres complètes, 1810. — Condorcet. Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ; écrit en 1793, publié en 1799. — Mme de Staël, passim, et surtout dans son ouvrage sur la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions politiques. — Walckenaër. Essai sur l’histoire de l’espèce humaine. — Cousin. De la philosophie de l’histoire, dans ses Fragments philosophiques, écrit en 1818, imprimé en 1826. — Michelet, Introduction à l’histoire universelle, etc.
Angleterre. Ferguson. Essai sur l’histoire de la société civile. 1767 ; trad. — Millar. Observations sur les distinctions de rang dans la société. 1771. — Kames. Essais sur l’histoire de l’homme, 1773. — Dunbar. Essais sur l’histoire de l’humanité, — Price… 1787. — Priestley. Discours sur l’histoire ; traduits.
Allemagne. Iselin. Histoire du genre humain, 1764. — Herder. Idées philosophiques sur l’histoire de l’humanité. 1772 (traduit par Edgar Quinet, 1827). — Kant. Idée de ce que pourrait être une histoire universelle, considérée dans les vues d’un citoyen du monde (traduit par Villiers dans le Conservateur, tome II, an VIII). Autres opuscules du même, sur l’identité de la race humaine, sur le commencement de l’histoire du genre humain, sur la théorie de la pure religion morale, etc. (traduits dans le même volume du Conservateur, ou dans les Archives philosophiques et littéraires, tome VIII). — Lessing. Éducation du genre humain, 1786. — Meiners. Histoire de l’humanité, 1786. — Voyez aussi ses autres ouvrages, passim. — Carus. Idées pour servir à l’histoire du genre humain. — Ancillon. Essais philosophiques, ou nouveaux mélanges, etc., 1817. Voy. Philosophie de l’histoire, dans le premier volume ; Perfectibilité, dans le second (écrit en français).
Ajoutez à cette liste un nombre infini d’ouvrages dont le sujet est moins général, mais qui n’en sont pas moins propres à éclairer la philosophie de l’histoire ; tels que l’Histoire de la culture et de la littérature en Europe, par Eichorn ; la Symbolique de Creuzer, trad. par Guigniaut, etc.
- ↑ Et non en 1670, comme il le dit lui-même. L’éditeur de ses Opuscules a rectifié cette date d’après les registres de naissance.
- ↑ Damiano Romano. Défense historique des lois grecques venues à Rome contre l’opinion moderne de M. Vico, 1736, in-4o. — Quatorze Lettres sur le troisième principe de la Scienza nuova, relatif à l’origine du langage ; ouvrage dans lequel on montre, par des preuves tirées tant de la philosophie que de l’histoire sacrée et profane, que toutes les conséquences de ce principe sont fausses et erronées, 1749. — Dans la préface de son premier ouvrage, il reconnaît que Vico a mérité l’immortalité ; dans le second, fait après la mort de Vico, il l’appelle plagiaire, etc. Il croit prouver d’abord que le système de Vico n’est pas nouveau, et dans cette partie, malgré la diffusion et le pédantisme, l’ouvrage est assez curieux, en ce qu’il rapproche de Vico les auteurs qui ont pu le mettre sur la voie. — Il soutient ensuite que ce système est erroné, et particulièrement contraire à la religion chrétienne. Le critique bienveillant rappelle à cette occasion l’hérésie d’un Alméricus (p. 139), dont on jeta les cendres au vent.
M. Colangelo. Essai de quelques considérations sur la Science nouvelle, dédiée à M. Louis de Médici, ministre des finances, 1821.
Quelques admirateurs de Vico ont appuyé ces injustes accusations, qu’ils regardaient comme autant d’éloges. Dans le désir d’ajouter Vico à la liste des philosophes du dix-huitième siècle, ils ont prétendu qu’il avait obscurci son livre à dessein, pour le faire passer à la censure. Cette tradition, dont on rapporte l’origine à Genovesi, a passé de lui à Galanti son biographe, et ensuite à M. de Angelis. Les personnes qui ont le plus étudié Vico, MM. de Angelis et Jannelli, n’y ajoutent aucune foi, et la lecture du livre suffit pour la réfuter.