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Extraits de divers Opuscules ou Lettres de Vico

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Extraits de divers Opuscules ou Lettres de Vico
Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 145-209).


EXTRAITS
DE
DIVERS OPUSCULES
OU
LETTRES DE VICO


Après la Science nouvelle et les trois Traités de Vico dont on trouvera plus loin l’extrait ou la traduction, le plus important de ses ouvrages est un discours prononcé à l’ouverture de l’Académie de Naples, en 1708. C’est là qu’il attaque la nouvelle critique dans son application à toutes les sciences. Nulle part il ne l’apprécie avec autant de modération et de justice.

Ce discours est intitulé : de la Méthode suivie de notre temps dans les études. L’auteur compare cette méthode à celle des anciens, et balance les inconvénients et les avantages qui sont propres à chacune d’elles.

(De nostri temporis studiorum Ratione, 1708, etc.) — Après avoir exalté, dans un morceau fort ingénieux, toutes les découvertes des modernes, il entre dans l’examen des inconvénients que leur méthode peut présenter.

Parlons d’abord de la critique par laquelle commencent aujourd’hui les études ; de crainte que la vérité première dont elle fait son point de départ, ne soit mêlée de faux, ou du moins ne soit soupçonnée d’en contenir, elle rejette avec le faux les vérités d’un ordre secondaire, et tout ce qui n’est que vraisemblable. On a tort de commencer ainsi par la critique ; c’est le sens commun que l’on doit former en premier lieu chez les jeunes gens, de crainte qu’arrivés à la pratique de la vie, ils ne se jettent dans l’extraordinaire et dans le bizarre ; or, si la science sort du vrai et l’erreur du faux, c’est du vraisemblable que résulte le sens commun. Le vraisemblable tient comme le milieu entre le vrai et le faux ; ordinairement c’est le vrai, le faux rarement. C’est pourquoi il est bien à craindre que le sens commun qu’on devrait développer avec tant de soin chez les jeunes gens, ne soit étouffé en eux par la critique.

En outre, le sens commun est la règle de l’éloquence, comme celle de tout autre genre d’habileté. Il est donc à craindre que notre critique ne rende les jeunes gens peu propres à l’éloquence. — Les critiques modernes placent leur vérité première hors de toutes les images corporelles. Mais pour les jeunes gens un tel précepte est prématuré ; leur faculté distinctive, c’est l’imagination, comme la raison est celle des vieillards ; on ne doit point étouffer en eux une faculté qui a toujours passé pour l’indice du plus heureux naturel. La mémoire aussi, qui n’est guère que l’imagination, doit être cultivée avec soin dans les enfants, chez lesquels cette faculté seule est déjà puissante. Gardons-nous d’émousser le génie des arts qui s’appuient sur l’imagination ou sur la mémoire, tels que la peinture, la poésie, l’art oratoire, ou la jurisprudence. La critique, instrument commun de tous les arts, de toutes les sciences, ne doit jamais en gêner la culture. Ces inconvénients n’avaient point lieu chez les anciens qui, généralement, faisaient de la géométrie la logique des enfants ; s’attachant à suivre la direction de la nature, ils enseignaient aux enfants la science qu’on ne peut bien apprendre sans imagination ; de sorte que, par des progrès insensibles, ils habituaient ces jeunes esprits à l’exercice de la raison.

De nos jours la critique est seule cultivée, et la topique (ou art d’inventer), qui devrait la précéder, est négligée entièrement. C’est encore une erreur : l’invention des choses précède naturellement le jugement que l’on porte de leur vérité ; la topique doit donc précéder la critique. La première nous habituant à parcourir successivement les lieux qui peuvent nous fournir des raisons, nous rend capables d’apercevoir sur-le-champ, dans chaque cause, tous les moyens de persuader. Écoutez nos critiques lorsqu’on leur propose une question douteuse : je verrai, disent-ils, j’examinerai. — [Mais, dira-t’on, en parcourant tous les moyens de persuasion, on en rencontre de légers, de frivoles.] — L’éloquence doit se régler sur l’esprit des auditeurs ; c’est par ces frivolités que Cicéron régna au barreau, dans le Sénat, surtout à la tribune ; et il n’en fut pas moins l’orateur le plus digne de la majesté de l’empire romain. Lequel croire, d’Arnauld qui regarde la topique comme inutile à l’éloquence, ou de Cicéron qui déclare que c’est surtout par la topique qu’il est devenu éloquent. D’autres décideront entre eux ; pour nous, juges impartiaux, nous dirons que si la critique donne au discours la vérité, la topique lui donne l’abondance. On peut remarquer dans la philosophie ancienne que les sectes les plus éloignées de la critique moderne exposèrent leurs doctrines avec le plus de développement. Les stoïciens qui, comme nos modernes, font de l’esprit humain la règle du vrai, présentent plus que tous les autres de sécheresse et de maigreur. Les épicuriens, qui rapportent aux sens le jugement du vrai, ont de la clarté et un peu plus de développement. Les anciens académiciens qui disaient, d’après Socrate, qu’ils savaient pour toute chose qu’ils ne savaient rien, avaient dans leurs discours l’abondance des neiges, l’impétuosité des torrents. C’est que les stoïciens et les épicuriens soutenaient les uns et les autres un seul côté de la dispute ; Platon penchait tour à tour vers le côté qui lui paraissait le plus vraisemblable ; et Carnéade défendait tour à tour les deux opinions opposées. — Le vrai est un, les choses vraisemblables sont nombreuses, les fausses infinies en nombre. Aussi, chacune des deux manières, prise exclusivement, est vicieuse : la topique saisit souvent le faux, la critique néglige le vraisemblable. Pour éviter l’un et l’autre défaut, il faudrait, à mon avis, que les jeunes gens apprissent d’abord toutes les sciences et tous les arts pour enrichir les lieux de la topique ; pendant ce temps ils se fortifieraient par le sens commun en se préparant à l’habileté pratique, et particulièrement à l’éloquence ; ils cultiveraient l’imagination et la mémoire au profit des arts qui s’appuient sur ces deux facultés ; enfin ils s’occuperaient de la critique, soumettraient à leur jugement tout ce qu’on leur aurait appris, et s’exerceraient à discuter le pour et le contre sur chaque question. Ainsi ils seraient à la fois éclairés par la vérité dans la théorie, habiles dans la pratique, abondants dans l’éloquence, pleins d’imagination pour cultiver la poésie et la peinture, et capables d’appliquer une forte mémoire aux travaux de la jurisprudence. En outre, il n’y aurait pas à craindre qu’ils devinssent légers et téméraires, comme ceux qui discutent les choses en même temps qu’ils les apprennent, et ils n’auraient pas non plus la docilité superstitieuse de ceux qui ne regardent comme vrai que ce que le maître a dit.

Arnauld lui-même, qui réprouve la marche que je viens d’indiquer, peut l’appuyer d’une preuve nouvelle. Il a rempli la Logique de Port-Royal d’exemples tirés de toute espèce de connaissances. Comment comprendre ces exemples si l’on n’a longtemps étudié les sciences et les arts d’où ils sont tirés. Ainsi, en enseignant la logique en dernier lieu, on évite encore un autre inconvénient : celui dans lequel tombe Arnauld de donner des exemples, peut-être utiles, mais qu’on ne peut faire comprendre, quant à ceux des partisans d’Aristote, les leurs seraient compris, qu’ils ne resteraient pas moins inutiles.

Vico montre ensuite combien la méthode géométrique appliquée à la physique est capable de la frapper de stérilité, « Les physiciens modernes, dit-il, et ceci ne peut s’entendre que des cartésiens qui régnaient alors en Italie, agissent comme des gens qui auraient hérité un palais où tout a été prévu pour la commodité et la magnificence, et où il ne s’agit plus que de bien distribuer le mobilier, et d’y faire de temps en temps quelques changements légers que la mode peut demander… Gardons-nous de nous y tromper, ces méthodes modernes, cet emploi continuel du sorite, qui, dans la géométrie, sont les vrais moyens de démonstration, deviennent vicieux, insidieux même, lorsque les choses ne comportent point de démonstration. C’est le reproche que l’on faisait aux stoïciens qui se servaient de cette arme dans la dispute. Tout ce qu’on nous présente en physique comme des vérités démontrées géométriquement n’est que simple vraisemblance. C’est bien la méthode de la géométrie, mais non plus la même force de démonstration ! En géométrie nous démontrons, parce que nous créons. Pour pouvoir démontrer en physique, il faudrait pouvoir créer. C’est en Dieu seul que se trouvent les véritables formes des choses auxquelles se rapporte leur nature. De plus, cette méthode qui nous habitue à passer d’une idée à celle qui en est la plus voisine, sans laisser d’intermédiaire, rend incapable de saisir des rapprochements entre des choses très éloignées et très différentes.

Quant à l’analyse algébrique, il faut avouer que, grâce à ses applications, et aux énigmes de la géométrie, nos modernes sont devenus autant d’Œdipes. Mais n’oublions pas que la facilité énerve l’esprit, que la difficulté l’aiguise. La géométrie n’arrête l’esprit que pour lui donner plus de force et de vivacité lorsqu’il redescend à la pratique. L’analyse, au contraire, semblable à la sibylle dans laquelle un dieu agit et parle comme à son insu, fait son calcul, et attend si l’équation qu’elle cherche se trouvera obtenue[1]. Si l’analyse est un art de deviner, prenons garde que les jeunes gens n’y aient trop souvent recours, comme à une sorte de machine ; nec deus intersit, nisi dignus vindice nodus inciderit.

La médecine moderne, contraire en cela à celle des anciens, croit connaître les causes des maladies, et néglige d’en observer les symptômes précurseurs. Bacon a reproché aux partisans de Galien d’employer le syllogisme dans leurs pronostics sur les causes des maladies ; je n’approuve pas plus le sorite si usité chez les modernes. Ni l’un ni l’autre ne nous apprennent rien de nouveau, puisqu’ils ne font que développer, dans une seconde proposition, ce qui était déjà contenu dans la première. Le principal instrument de la médecine doit être l’induction. Elle ne doit point cultiver exclusivement la thérapeutique des modernes, mais aussi l’hygiène des anciens, qui comprend la gymnastique et la diurétique.

Mais le plus grand inconvénient de nos études modernes, c’est qu’elles cultivent les sciences naturelles aux dépens des sciences morales, et qu’elles négligent surtout la partie de la morale qui nous fait connaître les affections de l’âme humaine, les caractères propres aux vices, aux vertus, et la diversité des mœurs, selon l’âge, le sexe, la condition, la fortune, la famille, ou la patrie des individus ; étude difficile, mais également utile pour former à la pratique des affaires et à l’éloquence. Aussi, avons-nous presque abandonné les grandes et nobles études de la politique. Les modernes n’ont qu’un but dans leurs travaux, la connaissance de la vérité. Ils cherchent la nature des choses, parce qu’elles semblent certaines ; ils négligent la nature de l’homme, parce qu’elle est incertaine à cause de sa liberté. Mais ce genre d’études rend les jeunes gens également incapables d’agir avec prudence dans la vie civile, de passionner leur style et de le teindre des mœurs qu’ils auraient observées.

La reine des affaires humaines, c’est l’occasion ; joignez-y le choix entre les choses qu’elle présente. Or, quoi de plus incertain ?… On ne peut donc juger des actions des hommes, d’après la règle droite et inflexible de la raison, mais plutôt employer dans ce jugement la règle lesbienne, qui suit la forme sur laquelle on l’applique. C’est en cela que la science diffère de la prudence. Ceux qui excellent dans la science suivent une même cause dans les nombreux effets qu’elle peut avoir dans la nature. Ceux-là sont prudents, qui recherchent les causes nombreuses d’un même fait, pour trouver par conjecture quelle est la véritable. La science considère les vérités les plus hautes et les plus générales ; la sagesse, les vérités d’un ordre inférieur. Aussi distingue-t-on les caractères du sot, de l’ignorant habile, du savant inhabile et de l’homme sage. Le sot ne voit dans la vie ni les vérités les plus hautes, ni celles de détail ; l’ignorant habile voit les secondes, mais non les premières ; le savant inhabile juge des secondes par les premières ; le sage s’élève des vérités de détail aux vérités générales. Les vérités générales sont éternelles ; tout ce qui est particulier peut à chaque instant devenir faux. Les vérités éternelles sont au-dessus de la nature ; il n’est rien dans la nature qui ne soit mobile et sujet au changement. Or le bon et l’utile s’accordent avec le vrai ; les effets du second sont ceux du premier.

Le sot qui ne connaît ni les vérités générales ni les particulières, porte immédiatement la peine de son imprudence. L’ignorant habile qui s’attache aux vérités particulières sans connaître le vrai en général, tire aujourd’hui avantage de son adresse et de ses ruses, mais elles lui nuiront demain. Le savant inhabile, qui va des vérités générales droit aux particularités, perce sa route à travers les obstacles et les détours de la vie humaine. Mais le sage qui marche dans ce sentier oblique et incertain, en prenant pour guide le vrai éternel, ne craint point de prendre un circuit, lorsque la ligne droite est impraticable ; il cherche dans ses desseins l’utilité la plus lointaine que la nature humaine puisse prévoir. C’est donc à tort qu’on mettrait à l’usage de la prudence la manière de juger qui est propre à la science. On estimerait les actions humaines d’après la droite raison, tandis que les hommes, peu sensés pour la plupart, suivent le caprice ou le hasard, et non la sagesse. Faute d’avoir cultivé le sens commun, indifférents au vraisemblable, s’en tenant au vrai, au vrai seul, ils s’inquiètent peu si le reste des hommes pense de même et voit la vérité où ils la placent.

Mais, dira-t-on, vous voulez donc former des courtisans plutôt que des philosophes ? Vous voulez qu’ils négligent le vrai pour l’apparence ? À Dieu ne plaise ! je veux qu’ils aient égard à ce qui leur semble le vrai, et qu’ils suivent l’honnête ou du moins ce que tous jugent tel.

La nouvelle méthode est plus faite pour les esprits des Français que pour ceux des Italiens. La langue française, avec ses nombreux substantifs et son défaut d’inversion, manque de flexibilité. La versification française avec ses alexandrins qui vont deux à deux, a peu de majesté et de mouvement. Mais cette langue, si peu propre au style orné et sublime, convient à celui de la philosophie. Abondante en substantifs, et surtout en substantifs qui expriment des abstractions, elle effleure toujours les généralités. Aussi est-elle éminemment propre au genre didactique, parce que les arts et les sciences s’attachent aux généralités les plus élevées. S’il est vrai que les esprits sont formés par les langues, bien plus qu’ils ne les forment, on conviendra que cette nouvelle critique qui semble toute spirituelle, que cette analyse qui dégage de tout caractère corporel le sujet de la science, ne pouvaient prendre naissance que chez le peuple qui parle la plus subtile de toutes les langues, la plus susceptible d’abstraction.

Vico pense que la critique et la physique moderne nuiront peu à la poésie, pourvu qu’on ne les enseigne pas aux enfants de trop bonne heure. En effet, la poésie, comme la philosophie, s’occupe de la recherche du vrai. Le poète ne s’écarte des formes ordinaires du vrai que pour en créer une image plus excellente ; il n’abandonne la nature incertaine que pour suivre la nature constante ; il ne se permet la fiction qu’afin d’être mieux dans la vérité. Ce n’était pas sans raison que les stoïciens regardaient Homère comme leur maître. La géométrie elle-même n’est pas sans rapport avec la poésie : des deux côtés, les données sont imaginaires, la vérité est dans la déduction.

Un des inconvénients de notre système d’études, c’est que nous avons réduit en art une foule de choses qui devraient être abandonnées à la prudence, à l’habileté pratique. La prudence prend conseil des circonstances qui sont en nombre infini, et qui par conséquent échappent à toute prévoyance. Aussi rien de plus inutile dans la pratique que ces préceptes généraux… Les arts de ce genre, ceux de la rhétorique, de la poésie, de l’histoire, doivent se contenter, comme les hermès que les anciens plaçaient dans les carrefours, de nous indiquer la route et le but ; la route c’est la philosophie, le but c’est la contemplation de la nature dans sa plus haute perfection. Lorsque la philosophie était seule cultivée, et qu’elle renfermait en quelque sorte tous les arts dans son sein, les écrivains les plus illustres ont fleuri dans ces trois genres, chez les Grecs, chez les Latins et chez les modernes.

Pour prouver l’inconvénient de réduire en art les choses qui doivent être abandonnées en grande partie à la prudence, Vico esquisse l’histoire de la jurisprudence romaine. Les idées les plus importantes que présente ce morceau remarquable ont été plus tard reproduites avec plus d’originalité encore au commencement de son opuscule De juris uno principio et fine, et surtout dans le quatrième livre de la Science nouvelle. Dans le discours dont nous donnons ici l’extrait, il rapporte tous les mystères de la jurisprudence romaine à la politique des patriciens. Voyez l’explication bien plus philosophique qu’il en donne ailleurs (Science nouvelle., livre IV, chapitre iii, et passim). Il rentre ensuite dans son sujet, en comparant les inconvénients et les avantages de l’ancienne jurisprudence et de la moderne.

Il était utile sous la république romaine que la jurisprudence fût secrète ; il a été utile sous l’empire et chez les modernes qu’elle ne le fût pas. Originairement tous connaissaient le droit public, le droit privé était un mystère ; depuis, le contraire a eu lieu. Exercés d’abord dans l’étude du droit public, les jurisconsultes donnaient ensuite leurs consultations sur le droit privé ; aujourd’hui on ne consulte sur les affaires publiques que ceux qui auparavant ont été éprouvés dans la jurisprudence. L’étude des trois sortes de droits (sacré, public et privé) était une autrefois ; elle s’est divisée selon son objet. Le droit privé ne prévoyait que les cas généraux ; maintenant il embrasse les faits les plus minutieux. Autrefois peu de lois, mais d’innombrables privilèges ; aujourd’hui des lois tellement particulières qu’elles semblent elles-mêmes des privilèges. La jurisprudence, d’abord générale, inflexible, était appelée avec raison scientia justi ; aujourd’hui flexible et particulière, elle est devenue ars æqui. Les jurisconsultes qui s’attachaient à la lettre, s’attachent maintenant à l’esprit de la loi ; sous ce rapport le jurisconsulte fait maintenant ce que faisait autrefois l’orateur.

De cette révolution sont résultés divers avantages, divers inconvénients. C’est un avantage que la jurisprudence, partagée chez les Grecs entre la science du philosophe, l’érudition du légiste et l’art de l’orateur, partagée chez les Romains avant l’Édit perpétuel entre l’orateur et le jurisconsulte, ne forme plus aujourd’hui qu’une même doctrine. Mais c’est un inconvénient que la politique ne fasse plus partie de la jurisprudence, dont elle est la mère, et avant laquelle elle devrait être enseignée ; il en était autrement chez les Grecs où les philosophes l’enseignaient, et chez les Romains où on l’apprenait par la pratique même des affaires. — Aujourd’hui il faut moins d’éloquence pour que l’esprit triomphe de la lettre. Mais en récompense, les lois n’ont plus le même caractère de sainteté ; chaque exception que l’on obtient est un coup porté à leur autorité. — Nos jurisconsultes consultent plutôt l’équité que la rigueur du droit, afin de ménager les intérêts particuliers ; les anciens Romains, rigides observateurs du droit, servaient mieux en cela ceux de la république. En faisant éprouver à un seul individu la rigueur du droit, on imprime à tous le respect des lois. — C’est un avantage chez les modernes que l’on passe du droit privé au droit public ; le premier est comme une épreuve où l’on risque moins de nuire à l’État. — C’en est un encore que les fonctions du jurisconsulte et de l’orateur soient réunies chez nous ; nous traitons avec plus de gravité les causes de fait, celles de droit avec plus d’abondance et de développement. En récompense le droit lui-même est divisé. Le droit sacré est traité par les théologiens et les canonistes, le droit public par les conseillers des princes ; les jurisconsultes n’ont conservé que le droit privé. — Mais il est dans le droit moderne un inconvénient qu’aucun avantage, à mon avis, ne peut balancer : c’est le nombre infini des lois qui pour la plupart ont un objet peu important. Leur nombre empêche de les observer ; le peu d’importance de leur objet fait qu’on les méprise aisément, et ce mépris s’étend aux lois qui touchent les plus hauts intérêts. Chez les Romains, au contraire, le petit livre des Douze Tables est la source de toute la jurisprudence, fons omnis romani juris. Et qu’on ne dise point que le grand nombre de nos lois est compensé par le grand nombre de privilèges qu’admettait leur législation. Les privilèges ne faisaient point exemple, on devait (je ne dis point, on pouvait) n’y avoir aucun égard dans les autres cas qui se présentaient. Au contraire, nos lois de détails étendent leur autorité par voie de conséquence.

Vico montre ensuite qu’on doit ne pas se contenter d’étudier le droit romain en lui-même, comme les disciples d’Alciat, encore moins l’appliquer d’une manière forcée à la jurisprudence moderne, comme l’avaient fait auparavant les disciples d’Accurse. Il établit la nécessité de mettre en harmonie le droit avec la constitution politique des monarchies modernes, et indique quel secours le droit peut tirer de l’histoire. Il faut, dit-il, chercher la cause politique de chaque loi romaine, et examiner ce que peut en emprunter notre jurisprudence. Il faut comparer la monarchie romaine avec les nôtres… et définir les termes du droit d’une manière conforme à la nature de notre gouvernement. Qu’est-ce que le droit ? l’art de protéger l’intérêt public. Qu’est-ce que le droit pris dans le sens du juste ? l’utile. Qu’est-ce que le droit naturel ? l’utilité de l’individu. Le droit des gens ? l’utilité des nations. Le droit civil ? l’utilité de la cité. Pourquoi un droit naturel ? pour que l’homme vive. Pourquoi un droit des gens ? pour que l’homme vive avec facilité et sûreté. Pourquoi un droit civil ? pour que l’homme vive heureux. Quelle est la loi suprême que l’on doit toujours suivre dans l’interprétation des autres ? la grandeur de la monarchie, le salut du prince, la gloire de l’un et de l’autre.

Après avoir donné les motifs politiques de plusieurs lois romaines (Voy. la Science nouvelle, livre II, et livre IV, passim), il ajoute ce qui suit : Vous voyez que le temps de la jurisprudence rigoureuse est celui de l’accroissement de la république, qu’elle s’adoucit et se relâche avec la décadence de l’empire. Cet adoucissement fut d’abord l’effet de la politique des empereurs, qui voulaient affermir leur autorité ; puis un remède à l’affaiblissement que cette autorité éprouvait ; enfin un mal qui en entraîna la ruine. En effet, la différence des agnats et des cognats étant détruite, le droit de gentilité étant éteint, les familles patriciennes perdirent leur fortune, virent la grandeur de leur nom s’évanouir et s’anéantir leur puissance. Lorsque la loi eut traité si favorablement les esclaves, le sang libre ne tarda pas à se mêler, à se corrompre. Le droit de cité une fois étendu à tous les sujets de l’empire, l’amour de la patrie, l’enthousiasme du nom romain s’éteignirent dans les citoyens indigènes. La jurisprudence étant devenue entièrement favorable au droit privé, les citoyens crurent dès-lors que le droit n’était que l’intérêt individuel, et ne se soucièrent plus de l’utilité publique. Le droit des Romains et des provinciaux ayant été confondu, les provinces devinrent des États presque indépendants, même avant l’invasion des barbares. Auparavant le peuple romain avait la gloire et la force de l’empire, les alliés n’avaient que l’honneur de la fidélité ; dès que l’égalité s’établit, la monarchie romaine s’affaiblit peu à peu, se démembra, et enfin fut détruite. Ainsi le relâchement de la jurisprudence fut la principale cause de la corruption de l’éloquence chez les Romains, et de la destruction de leur puissance.

Si le prince veut fortifier la sienne, il fera interpréter les lois romaines d’après les maximes de la politique ; les juges suivront la même règle dans leurs jugements. Les orateurs s’efforcent toujours de donner l’avantage au droit privé sur le droit public ; c’est au contraire le devoir des juges de faire triompher le droit public du droit privé. Par là la politique, qui est la philosophie du droit, sera de nouveau unie à la jurisprudence ; les lois en paraîtront plus graves et plus saintes ; on verra fleurir l’éloquence qui convient à la monarchie, l’éloquence supérieure à celle des orateurs de nos jours autant que le droit public l’emporte sur le droit privé en gravité, en importance, en majesté.

Après ces développements sur l’étude de la jurisprudence, Vico indique les derniers inconvénients que lui présente le système d’études des modernes. Les principaux se trouvent précisément dans les deux choses qui assurent notre supériorité sur les anciens, la multiplicité des modèles en tous genres, et la division du travail intellectuel. Ceux qui nous ont laissé les meilleurs modèles, n’en ont pas eu d’autres que la nature. Leurs imitateurs ne peuvent espérer de les surpasser, ni même de les égaler ; les premiers venus ont pris, chacun dans son genre, ce que la nature présentait de mieux. Si la sculpture a moins réussi chez les modernes que la peinture, ne serait-ce pas parce que nous avons conservé l’Hercule, l’Apollon, et tant d’autres statues antiques, tandis que nous avons perdu la Vénus d’Apelle et l’Ialysus de Protogène ? — L’imprimerie, du reste si utile, a eu l’inconvénient de multiplier indifféremment tous les livres, au lieu qu’auparavant on ne se donnait la peine de copier que les ouvrages excellents.

Pourquoi les anciens qui avaient, dans leurs gymnases, dans leurs thermes, dans leur champ de Mars, des espèces d’universités pour l’éducation du corps, n’en ont-ils pas aussi pour celle de l’âme ? C’est que chez les Grecs un philosophe était à lui seul une université complète. Les Romains avaient encore moins besoin d’université, eux qui plaçaient la sagesse dans la seule jurisprudence, et qui apprenaient cette science dans la pratique des affaires publiques. Mais lorsque l’empire succéda à la république, et que la jurisprudence, dévoilant ses mystères, s’étendit et se compliqua par la multitude des écrivains, par la division des sectes, par la variété des opinions, on fonda des académies où elle était enseignée à Rome, à Béryte, à Constantinople. Combien n’avons-nous pas plus besoin encore des universités ?… Dans les nôtres, chaque professeur enseigne la science dans laquelle il est le plus versé. Mais cet avantage entraîne avec lui un inconvénient : c’est la division, la scission des arts et des sciences, que la seule philosophie embrassait toutes autrefois, et qu’elle animait d’un même esprit. Les anciens philosophes présentaient une harmonie parfaite entre leurs mœurs, leur doctrine et leur manière de l’exposer. Socrate qui professait ne rien savoir, n’avançait rien lui-même, mais pressait les sophistes par une suite de questions, comme s’il eût voulu apprendre d’eux quelque chose ; et c’était de leurs réponses qu’il tirait ses inductions. Les Stoïciens, qui faisaient de l’intelligence la règle du vrai, et prétendaient que le sage ne pense rien à la légère (nihil opinari), posaient d’abord des vérités incontestables, d’où ils descendaient par une chaîne de vérités secondaires jusqu’aux choses douteuses ; leur arme, c’était le sorite. Aristote, qui établissait le sens et l’intelligence pour juges du vrai, se servait du syllogisme ; il présentait les vérités sous une forme générale, pour en tirer avec certitude les choses spéciales qui étaient en question. Épicure enfin, qui rapportait aux sens la notion du vrai, n’accordait rien, ne demandait rien à ses adversaires, mais exposait les choses dans un style nu et simple. Mais aujourd’hui, nos élèves sont souvent exercés à la dialectique par un partisan d’Aristote, instruits dans la physique par un épicurien, dans la métaphysique par un cartésien. Ils apprennent la théorie de la médecine d’un disciple de Galien, la pratique d’un chimiste. Ils étudient les Institutes d’après Accurse, le Gode d’après Alciat, les Pandectes d’après quelque autre jurisconsulte ; nul accord, nulle harmonie dans l’enseignement.

Il termine en s’excusant d’avoir entrepris de traiter un si vaste sujet. Professeur d’éloquence, il a été obligé de jeter un coup d’œil sur tous les arts, sur toutes les sciences. L’éloquence n’est autre chose que la sagesse qui parle d’une manière ornée, abondante et conforme au sens commun de l’humanité.


III. Extrait d’un discours prononcé en 1707, et cité par l’auteur dans sa Vie. — C’est la peine du péché : les hommes sont séparés de langue, d’intelligence et de cœur. De langue : elle nous manque souvent, souvent elle trahit les idées par lesquelles l’homme voudrait s’unir à l’homme. D’esprit : telle est la variété des opinions qui naissent de la diversité des goûts, des sens, des sentiments dans lesquels aucun homme ne s’accorde avec son semblable. De cœur : par suite de sa corruption, la conformité même des vices ne peut concilier les hommes entre eux. Le remède à notre corruption, c’est la vertu, la science et l’éloquence ; elles seules peuvent ramener les hommes à un sentiment uniforme.

Voilà pour la fin des études. Si l’on cherche maintenant l’ordre que l’on y doit suivre, on trouvera que, comme les langues ont été le plus puissant moyen de rendre stable la société humaine, c’est par les langues que les études doivent commencer. En effet, elles demandent surtout de la mémoire, et la mémoire est la faculté principale des enfants. Cet âge, où le raisonnement est faible encore, ne se règle que par les exemples, et pour faire impression les exemples ont besoin de s’adresser à une imagination vive comme celle des enfants. Occupons-les donc de l’étude de l’histoire, tant véritable que fabuleuse. Leur âge est déjà raisonnable, mais il n’a point de sujet sur lequel il puisse raisonner. Qu’ils apprennent à bien diriger cette faculté dans l’étude de la géométrie, qui demande aussi de la mémoire ; qu’ils épuisent dans ses abstractions cette faculté en quelque sorte matérielle et concrète de l’imagination, qui, plus tard, ayant acquis toute sa force, devient la mère de toutes nos erreurs et de toutes nos misères. Qu’ils s’appliquent à la physique, et contemplent dans cette science l’univers matériel, en s’aidant des mathématiques pour la connaissance du système du monde. Qu’ensuite, sortant des vastes idées matérielles de la physique, des abstractions délicates des nombres et des lignes, ils se préparent à recevoir de la métaphysique la notion de l’infini abstrait, la science de l’être et de l’unité absolue. La connaissance que les jeunes gens acquièrent alors de l’intelligence, tourne leur attention vers leur âme ; ils la voient corrompue, et naturellement cherchent dans la morale le remède à cette corruption, parvenus qu’ils sont déjà à un âge où ils commencent à sentir combien les passions peuvent égarer l’homme. Mais ils trouvent la morale païenne impuissante à réprimer l’amour du moi, et comme ils ont éprouvé dans la métaphysique que l’on comprend mieux l’infini que le fini, l’esprit que le corps, Dieu que l’homme, ils se trouvent préparés à recevoir, avec un esprit humble la théologie révélée, d’où ils descendent à la morale chrétienne qui en dérive. C’est alors que leur âme, étant épurée en quelque sorte par ces études successives, ils peuvent être initiés à la jurisprudence chrétienne.


IV. Réponse à un article d’un journal d’Italie, où l’on attaquait le livre De antiquissima Italorum sapientia, etc. — … Ce que les cartésiens appellent en général la méthode, n’en est qu’une seule espèce, la méthode géométrique. Mais il y a autant de méthodes diverses qu’il peut y avoir de sujets proposés. Au barreau règne la méthode oratoire, la poétique dans les fictions, l’historique dans l’histoire, la géométrique dans la géométrie, dans le raisonnement la dialectique. Si la méthode géométrique est, comme ils le veulent, la quatrième opération de l’esprit, alors, ou le discours public, la fable, l’histoire, doivent suivre cette méthode, ou bien il n’est point d’opération de l’esprit à laquelle on puisse ramener l’art de les ordonner, de les disposer, ou enfin les autres méthodes réclameront contre ce privilège, la méthode oratoire prétendra être la cinquième, la poétique la sixième, l’historique la septième ; puis viendront les méthodes propres à l’architecture, à la tactique, à la politique.

… Tout ce qui n’est ni nombre, ni mesure, ne peut être assujetti à la méthode géométrique. Cette méthode ne procède qu’après avoir préalablement défini les termes, établi ses axiomes, et fait agréer ses postulats. Cependant, en physique, il ne s’agit plus de définir les mots, mais les choses ; on n’avance aucune proposition qui ne soit contredite, et l’on ne peut faire aucune convention hypothétique avec l’inflexible nature.

Il me semble donc que c’est une affectation peu digne d’un philosophe, de dire : D’après la définition 4, selon le postulat 2, en vertu de l’axiome 3,… de conclure avec les lettres solennelles Q. E. D. (quod est démonstratum) ; et dans la réalité de n’obliger l’esprit à reconnaître aucune vérité, mais de le laisser dans la même liberté de penser tout ce qui lui plaît, où il se trouvait auparavant. La véritable méthode géométrique agit sans se faire remarquer ; lorsqu’elle fait tant de bruit, c’est signe qu’elle ne fait rien. Ainsi, dans un combat, le lâche crie sans frapper, l’homme de cœur se tait et porte des coups mortels. Ces charlatans, qui nous parlent tant de méthode dans les matières où la méthode ne peut forcer l’assentiment, et qui nous disent toujours, Ceci est un axiome, cette proposition est démontrée, me font l’effet d’un peintre qui mettrait sous les figures informes qu’il aurait tracées, Ceci est un homme, un lion, un satyre.

Avec la même méthode géométrique, Proclus démontre les principes de la physique d’Aristote ; Descartes démontre les principes de la sienne, sinon opposés, au moins très différents. Voilà des deux côtés de grands géomètres ; on ne dira pas qu’ils n’ont pas su appliquer les règles de cette méthode.

La philosophie n’a jamais servi qu’à rendre les peuples chez lesquels elle fleurissait, plus habiles et plus sages, à les rendre plus pénétrants, plus capables de réflexion ; les mathématiques servent à leur faire aimer l’ordre, l’harmonie, à leur donner le goût du beau. Aux mathématiciens, il appartient de chercher le vrai ; les philosophes doivent se contenter du probable ; c’est une loi fondamentale dans la science. Tant que cette distinction fut observée, la Grèce communiqua au monde les principes des sciences et des arts, et présenta dans les arts et dans la politique tous les prodiges du génie humain. Enfin s’éleva la secte stoïque dont l’ambition, franchissant les anciennes limites de la philosophie, envahit le domaine des mathématiques avec cette orgueilleuse maxime : Le sage ne pense rien que de certain, sapientem nihil opinari ; et la république des lettres cessa de produire rien d’utile. C’est alors que naquit la secte des sceptiques, la plus inutile à la société humaine. Tout opposée qu’elle est à celle des stoïciens, sa naissance n’en fait pas moins leur honte : les sceptiques ne se mirent à douter de tout que parce qu’ils voyaient les stoïciens affirmer comme le vrai les choses douteuses. Détruite par les barbares, la civilisation se releva en s’appuyant sur le principe indiqué plus haut. Les philosophes cherchèrent le probable, les mathématiciens le vrai, et l’on vit refleurir avec un nouvel éclat tous les arts, toutes les sciences qui font la gloire et la félicité de l’espèce humaine. Mais voilà que l’ordre naturel est troublé de nouveau, et que le probable envahit la place du vrai. Le mot de démonstration, donné légèrement à des raisonnements spécieux ou même manifestement faux, a détruit le saint respect de la vérité.

On voit déjà, et l’on verra mieux encore quels maux entraîne avec soi la manie de prendre le sens individuel pour règle du vrai ; remarquons-en un seul ici. C’est qu’on a presque cessé de lire les philosophes anciens, sans songer que l’esprit le plus fécond ne laisse point de devenir stérile avec le temps, s’il n’est pour ainsi dire fertilisé par la lecture. Si l’on en lit encore quelqu’un, c’est dans une traduction. On regarde comme inutile l’étude des langues, sur l’autorité de Descartes. Savoir le latin, disait-il, c'est en savoir autant que la servante de Cicéron. Et il en pensait autant du grec. Cependant, n’est-ce pas par la lecture de leurs écrivains originaux que la plus grande nation, que la plus éclairée du monde, pouvaient nous communiquer leur esprit ?

… Ils imaginent bien de nouvelles méthodes, mais ils ne font point de découvertes. Les faits, il les empruntent aux expérimentalistes, et les adaptent à leurs méthodes. La méthode ne peut rien faire trouver, que dans les choses où elle peut disposer les éléments ; c’est ce qui ne peut avoir lieu que dans les mathématiques, et qui est absolument impossible en physique.

Ce qui est encore pis, c’est qu’il s’est introduit un scepticisme fardé de vérité. Ils font des systèmes de chaque chose particulière, c’est-à-dire qu’il n’y a plus rien en quoi l’on s’accorde, rien à quoi l’on puisse ramener les choses particulières. Aristote remarque que c’est le défaut des esprits bornés de tirer de tout événement particulier des maximes générales pour la vie.

Sans doute nous devons beaucoup à Descartes, qui a établi le sens individuel pour règle du vrai ; c’était un esclavage trop avilissant que de faire tout reposer sur l’autorité. Nous lui devons beaucoup pour avoir voulu soumettre la pensée à la méthode ; l’ordre des scolastiques n’était qu’un désordre. Mais vouloir que le jugement de l’individu règne seul, vouloir tout assujettir à la méthode géométrique, c’est tomber dans l’excès opposé. Il serait temps désormais de prendre un moyen terme : de suivre le jugement individuel, mais avec les égards dus à l’autorité ; d’employer la méthode, mais une méthode diverse selon la nature des choses.

Autrement on s’apercevra trop tard que Descartes a fait comme ceux qui se sont frayé un chemin à la tyrannie en se déclarant les défenseurs de la liberté, et qui, une fois sûrs du pouvoir, ont fait peser sur le peuple une tyrannie plus insupportable que celle qu’ils avaient renversée. Il a fait négliger la lecture des autres philosophes en professant que par les seules lumières naturelles chaque homme peut savoir autant que les autres. Les jeunes gens se laissent facilement séduire à cette doctrine, parce qu’il est bien fatigant de tout lire, et qu’on aime à apprendre beaucoup de choses sous une forme abrégée. Mais Descartes lui-même, qui dissimule sa science avec tant de soin et d’habileté, était très versé dans les matières philosophiques, et l’un des mathématiciens les plus illustres du monde ; il vivait caché dans une solitude profonde, et ce qui fait plus que tout le reste, il était doué d’un génie tel que chaque siècle n’en produit pas toujours. Un homme doué de tels avantages peut suivre son sens propre, mais tout autre le peut-il ? Qu’ils lisent autant que l’a fait Descartes) Platon, Aristote, saint Augustin, Bacon et Galilée ; qu’ils méditent autant que Descartes dans ses longues retraites, et le monde aura des philosophes comparables à Descartes. Mais avec la lecture de Descartes, et le secours de leurs lumières naturelles, ils ne pourront jamais l’égaler ; Descartes aura établi sa domination sur eux, en suivant le conseil du machiavélisme : détruire ceux par lesquels on s’est élevé.


1726. — Lettre de Vico au P. de Vitré de la compagnie de Jésus, publiée en 1817 dans la première édition de la Science nouvelle, réimprimée par les soins de M. Salvator Gallotti. — Vous me demandez des nouvelles littéraires pour vos Pères de Trévoux. Je ne puis vous en donner qu’une de Naples, c’est qu’au jugement des personnes les plus sages, si la Providence, dont les voies sont incompréhensibles, n’y apporte un prompt remède, c’en est fait de la république des lettres. Qui peut songer sans indignation que, malgré l’importance de cette fameuse guerre de la succession d’Espagne, la plus grande peut-être depuis la seconde guerre punique, il ne s’est pas trouvé un souverain qui chargeât quelque plume habile de la consacrer à l’éternité en l’écrivant dans la langue latine, dans la langue de la religion et de la jurisprudence romaine, commune à toute l’Europe ? Quelle preuve plus évidente que les princes, loin d’encourager les progrès des lettres, ne leur accordent aucune protection, lors même que l’intérêt de leur gloire le demande ? En voulez-vous une autre preuve ? Dans la Grèce du siècle, dans votre France, la célèbre bibliothèque du cardinal Dubois n’a pas trouvé un acheteur qui conservât dans son ensemble cette précieuse collection, et il a fallu la vendre divisée à des marchands hollandais.

Dans toutes les sciences le génie des Européens semble épuisé. Les études sévères des langues classiques ont été poussées à leur terme par les écrivains du quinzième siècle, et par les critiques du seizième. L’Église catholique, qui se repose avec raison sur son antiquité et sa perpétuité, ne recommande d’autre traduction de la Bible que la Vulgate, et cette préférence exclusive a assuré aux protestants la gloire des langues orientales. Dans les sciences théologiques, la polémique repose, la dogmatique ne demande plus rien. Les philosophes ont comme engourdi leur génie par la méthode cartésienne ; ils s’en tiennent à la perception claire et distincte, et sans fatigue, sans dépense, ils y trouvent un équivalent à toutes les bibliothèques du monde. Aussi les systèmes de physique ne sont plus éprouvés par des observations et des expériences : les sciences morales ne sont plus étudiées ; il suffit, dit-on, de la morale prescrite par l’Évangile. Les sciences politiques le sont encore moins ; c’est une opinion reçue qu’il ne faut qu’une heureuse facilité d’intelligence et de la présence d’esprit pour conduire les affaires avec avantage. Quant au droit romain, la Hollande seule produit sur cette matière quelques ouvrages, et encore sans importance. La médecine, dominée par le scepticisme, s’abstient d’écrire, de peur d’affirmer.

Tel fut le sort des Grecs du Bas-Empire. Leur sagesse finit par se perdre dans l’étude d’une métaphysique inutile et même nuisible à la société, et dans celle d’une géométrie étrangère aux applications de la mécanique. Chez nous, comme autrefois chez eux, il faut que les hommes de lettres, esclaves du goût de leur siècle, abrègent ce que les autres ont pensé, plutôt que de l’approfondir et d’aller au delà. Il faut qu’ils composent des dictionnaires, des bibliothèques, des résumés, comme faisaient au dernier âge de la littérature grecque les Bayle et les Moreri de Constantinople ; car on peut désigner ainsi les Photius, les Stobée et tant d’autres, avec leurs bibliothèques, leurs sylves, leurs choix ou églogues, qui répondent précisément aux résumés de notre époque.


1729. — Lettre à D. Francesco Solla, publiée avec d’autres pièces inédites par M. Antonio Giordano, 1818, et dans le second volume des Opuscules. — La foule des savants de nos jours se porte vers les études qu’on regarde comme les seules qui soient sérieuses et graves ; ce ne sont que méthodes, que règles critiques ; mais ces méthodes sont de telle nature, qu’elles divisent et dispersent pour ainsi dire les forces de l’entendement, faculté destinée par la nature à saisir l’ensemble de chaque chose. Or, pour embrasser l’ensemble d’une chose, notre âme doit la considérer sous tous les rapports qu’elle peut jamais avoir avec le reste de l’univers, et saisir du premier coup d’œil la liaison secrète qui existe entre cette chose et celles qui en sont le plus éloignées : en quoi consiste la puissance du génie, père de toutes les inventions. C’est au moyen de la topique que nous pouvons acquérir de cette manière la connaissance de la vérité ; et la topique est repoussée comme inutile par les philosophes du jour. Elle seule pourtant peut nous secourir dans les affaires pressantes qui ne permettent point de délibération ; et comme la perception est une opération antérieure à celle du jugement, seule elle peut nous préparer une critique qui, en proportion de sa certitude, est à la fois utile à la science, soit qu’il s’agisse d’expériences sur la nature, ou des inventions des arts ; utile à la sagesse pratique, pour former des conjectures sur le jugement des choses faites, ou sur la conduite des choses à faire ; utile enfin à l’éloquence, à laquelle elle fournit des preuves plus complètes et d’ingénieux rapprochements. Lorsque les savants ignoraient encore la nouvelle méthode, on a vu naître tout ce qu’il y a de grand et de merveilleux dans notre civilisation. Depuis, l’esprit humain semble stérilisé et frappé d’impuissance ; plus d’invention digne d’être remarquée.

Des deux critiques propres aux modernes, l’une est la critique métaphysique, dont le point de départ est aussi le terme : à savoir, le scepticisme. Lorsque l’âme des jeunes gens est agitée par les orages des passions, et toute prête à céder à l’impulsion du vice, le scepticisme vient en quelque sorte étourdir leurs scrupules. En vain l’éducation domestique a commencé à pénétrer leurs âmes des préceptes du sens commun, que la sagesse philosophique aurait achevé d’y graver. Et quelle règle plus certaine pour la pratique que d’agir comme font les hommes d’un sens droit ? Le scepticisme qui met en doute la vérité, lien commun de tous les hommes, les dispose à céder au premier motif d’intérêt et de plaisir que le sens propre leur fournira ; et par là, de cet état de communauté sociale où nous vivons, il les rappelle à l’état solitaire, non plus à la solitude des animaux paisibles que leur instinct porte à vivre en troupeaux, mais à l’isolement des animaux féroces qui se tiennent chacun dans leur caverne. La sagesse philosophique des esprits éclairés qui devraient diriger la sagesse vulgaire des peuples, ne fait plus que les pousser plus fortement à leur perte et à leur ruine.

L’autre critique est celle des érudits, incapable de donner la sagesse à ceux qui la cultivent. Mais cette analyse vraiment divine des pensées humaines qui va écartant toutes celles qui n’ont point un enchaînement naturel, qui nous conduit par un étroit sentier de l’une à l’autre, et nous met en main le fil délié qui peut nous guider dans le labyrinthe du cœur de l’homme ; qui nous donne une certitude, différente à la vérité de celle des mathématiques, mais sans laquelle la politique ne peut conduire les hommes, ni l’éloquence les entraîner ; cette critique qui nous fait juger de la conduite de l’homme d’après les circonstances où il est placé ; cette critique qui porte la certitude dans la chose la plus incertaine, dans les actes de la liberté humaine, et qui par conséquent est si utile à l’homme d’État et au moraliste, elle a été admirablement saisie par les Grecs, mais aujourd’hui elle est entièrement abandonnée ; il faudrait pour l’appliquer se livrer à une étude profonde des poètes, des historiens, des orateurs et des langues grecque et latine. C’est surtout l’autorité de Descartes qui l’a fait abandonner ; l’enthousiasme de sa méthode doit désormais tenir lieu de tout le reste. On veut en quelques moments, et avec le moins de fatigue possible, savoir un peu de tout. On ne voit plus que méthodes, qu’abrégés, on n’estime les livres qu’en proportion de la facilité ; et pourtant la facilité est aussi propre à affaiblir l’esprit que la difficulté à le fortifier… Ce qui prouve combien ces méthodes mathématiques, transportées dans les autres sciences, ont peu réussi à inspirer l’amour de l’ordre, c’est que l’on s’est mis à faire des dictionnaires des sciences, que dis-je ? des dictionnaires de mathématiques ; cependant il n’y a point d’étude plus décousue que celle que l’on peut faire dans un dictionnaire… On néglige les langues, qui sont pourtant le véhicule de l’esprit des nations ; nous nous approprions cet esprit par l’étude des langues. On réprouve l’étude de la langue latine, qui est celle du droit romain, celle de notre religion. On condamne la lecture des orateurs, qui seuls peuvent nous apprendre comment doit parler la sagesse ; la lecture des historiens, en qui seuls les princes peuvent espérer de trouver des conseillers véridiques, exempts de crainte et d’adulation ; enfin la lecture des poètes, sous prétexte qu’ils ne disent rien que des fables, et l’on ne réfléchit pas que les fables des grands poètes sont des vérités plus voisines du vrai idéal, c’est-à-dire de la pensée de Dieu, que ne peuvent l’être les vérités racontées par les historiens et souvent altérées par le caprice, par la nécessité, par le hasard ; quel personnage historique ofîre un caractère aussi vrai du général d’armée que le Godefroi de la Jérusalem ?

Comme si, en sortant des académies, les jeunes gens allaient trouver un monde tout géométrique et tout algébrique, on ne leur parle que d’évidence, de vérités démontrées, et l’on dédaigne le vraisemblable. Cependant le plus souvent le vraisemblable est aussi le vrai, puisque nous y trouvons une des règles du jugement les plus certaines, l’opinion de tous les hommes ou du plus grand nombre. Les politiques n’ont pas de règle plus sûre dans leurs délibérations, les généraux dans leurs entreprises, les orateurs et les juges dans les affaires du barreau, les médecins dans le traitement des maladies du corps, les casuistes dans le traitement de celles de l’âme ; c’est enfin la règle sur la certitude de laquelle tout le monde se repose, dans les procès, dans les délibérations, dans les élections ; tout s’y décide par l’unanimité, ou par la majorité.

Ce mépris du vraisemblable vient de l’enthousiasme qu’a inspiré le criterium du vrai indiqué par Descartes. Ce criterium, qui est la perception claire et distincte, est plus incertain que celui d’Épicure, si l’on n’a soin de le définir ; en effet cette confiance dans l’évidence individuelle, que toute passion ne manque pas de produire, conduit aisément au scepticisme. Les sceptiques, méconnaissant les vérités qui naissent en nous, tiennent peu de compte de celles qu’il faut recueillir au dehors, pour arriver à la connaissance du vraisemblable, qui est fondé sur le sens commun, sur l’autorité du genre humain. C’est pour cela qu’ils désapprouvent les études nécessaires à l’acquisition de cette connaissance, celles de l’histoire, des langues, et de la littérature…


(Vico se plaint ensuite amèrement de l’accueil peu favorable que la Science nouvelle a trouvé dans le monde savant, et il termine cette lettre remarquable en faisant allusion à des persécutions plus dangereuses que celles des critiques, mais sur lesquelles il ne nous reste aucun détail.) — Vous êtes, dit-il à son protecteur, vous êtes du petit nombre des hommes éclairés qui, dans ce pays, soutiennent la Science nouvelle par l’autorité de leurs lumières, et sous la protection desquels l’auteur accablé par la fortune conserve encore la vie, la patrie et la liberté (ed all’ autor oppresso dalla fortuna difendono e la patria, e la vita, e la libertà).


All’ Abbate, poi monsignore Giuseppe Luigi Esperti Prelato domestico nella Corte di Roma, sans date. — Mon livre ne pouvait réussir, dit-il, il prend pour point de départ l’idée de la Providence, pour principe la justice innée au genre humain, et il rappelle les hommes à une sévérité qu’ils haïssent. De nos jours le monde flotte à travers les orages moraux qu’élève le hasard d’Épicure, ou se laisse lier et fixer par la nécessite cartésienne. Pour régler la fortune, pour modérer le pouvoir de la nécessité, il faudrait tous les efforts d’un sage éclectisme. Aussi les hommes n’y songent-ils point. Pour que les livres plaisent, il faut, comme les habits, qu’ils soient conformes à la mode ; et le mien explique l’homme social d’après ses caractères éternels… Ce serait un sujet digne d’occuper un homme bien au courant des affaires de la république des lettres, que les causes secrètes et bizarres qui ont fait le succès des livres. Gassendi trouva le public amolli par la lecture des romans, et comme énervé par une morale complaisante, et il s’entendit proclamer de son vivant le restaurateur de la philosophie, pour avoir fait du sens individuel le critérium du vrai, et placé le bonheur de l’homme dans les plaisirs du corps. — La morale chrétienne avait pris en France une rigidité particulière, en haine du probabilisme. Dans le nord voisin de la France et dans une grande partie de l’Allemagne, le sens individuel s’était fait lui-même la règle divine de toute croyance. Descartes saisit l’occasion de mettre à profit ses admirables talents et ses études profondes, et il nous donna une métaphysique soumise à la nécessité ; il établit pour règle du vrai l’idée qui nous vient de Dieu, sans jamais la définir ; ce qui fait qu’entre les cartésiens eux-mêmes l’idée claire et distincte pour l’un est souvent pour l’autre obscure et confuse. Par là Descartes obtint de son vivant le renom du plus grand des philosophes. C’est ce qui devait arriver dans un siècle de légèreté dédaigneuse où l’on veut paraître éclairé sans étude, et par un don de la nature. — L’Angleterre incertaine dans ses croyances religieuses, et dans un siècle aussi sévère en théorie que dissolu dans la pratique, a produit, et devait produire ce Locke qui entreprend d’adapter la métaphysique au goût du jour, et de marier l’épicuréisme et le platonisme.


Introduction de l’ouvrage intitutilé : De l’unité du principe et de la fin du droit universel. — Toute jurisprudence s’appuie sur la raison et sur l’autorité ; c’est au moyen de ces deux règles qu’elle approprie, qu’elle applique aux faits le droit établi. La raison a son principe dans la nécessité de la nature ; l’autorité, dans la volonté du législateur. La philosophie recherche les causes nécessaires des choses ; l’histoire est comme un témoin qui dépose des actes de la volonté. Ainsi la jurisprudence universelle se compose de trois parties, savoir : philosophie, histoire et, en outre, un art particulier d’approprier le droit aux faits.

Chez les Athéniens, c’étaient les philosophes qui enseignaient les principes du droit, conformément aux dogmes de leurs sectes particulières. Ils dissertaient sur la vertu, sur la justice, sur l’uniformité de principes qui caractérise le sage ; enfin, sur la législation et le gouvernement, c’est-à-dire sur ces parties de la philosophie qu’on appelle morale et politique, et qu’ils comprenaient sous le nom de choses humaines, par opposition à la partie de la philosophie qui traite de la nature de Dieu, et de l’intelligence de l’homme, des idées, etc. ; notions qu’ils réunissaient sous le titre général de choses divines. De la connaissance des choses divines et des choses humaines résultait la sagesse ; la sagesse, que Platon appelle celle qui perfectionne et accomplit l’homme (hominis consummatrix), parce qu’en effet elle donne à la partie intelligente et à la partie morale de l’homme la perfection qui leur est propre, la connaissance de la vérité et la pratique de la vertu ; la première conduit à la seconde ; réunies, elles constituent la sagesse.

Ceux que les Grecs appellent Pragmatikoï, praticiens ou légistes, connaissaient les lois, les jugements rendus, l’histoire de tout le droit athénien, et donnaient des renseignements à ceux qui leur en demandaient. Néanmoins la jurisprudence ne faisait point chez les Grecs un art, une profession particulière. La rhétorique en tenait lieu. Les orateurs plaidaient sans autre secours les causes de faits, qui sont les plus oratoires ; pour celles de droit, instruits par les philosophes sur les principes du droit, par les légistes ou praticiens sur les lois et jugements relatifs à chaque affaire, il les plaidaient en consultant surtout les règles de l’art oratoire, et songeaient moins à la vérité et à la justice qu’à l’intérêt particulier de chaque cause.

Il n’en fut pas de même chez les Romains. La magnanimité, résultat naturel de leurs mœurs, suppléait à la connaissance de la morale ; l’usage des affaires, qu’ils acquéraient dans l’exercice de tant de magistratures, compensait leur ignorance des théories politiques ; enfin, la religion tenait chez eux la place que la métaphysique occupait chez les Grecs. La jurisprudence était une doctrine mystérieuse, réservée aux seuls patriciens. Ils réunissaient la connaissance du droit et l’art de l’approprier, de l’appliquer à chaque cause, et le jurisconsulte romain était tout à la fois le philosophe, le légiste et l’orateur des Grecs.

Sous la république, peu de temps avant la première guerre punique, Tiberius Coruncanius commença à enseigner aux jeunes patriciens l’art d’interpréter le droit, et, avec le temps, la jurisprudence devint une science propre aux Romains. Étrangère à l’ambition oratoire, aux séductions de l’éloquence, non moins grave que la philosophie, elle s’attachait à appliquer avec précision les règles de droit aux intérêts particuliers. Aussi, les jurisconsultes furent appelés les sages de Rome (Pomponius, Hist. du Droit), et la jurisprudence est définie, dans Ulpien, par le mot sagesse. Mais alors la sagesse est prise dans un sens tout différent de celui qu’entendaient les Grecs : elle renferme les choses divines, c’est-à-dire les rites, les cérémonies religieuses, particulièrement la divination, et les choses humaines, c’est-à-dire toutes les choses profanes, soit publiques, soit privées ; en sorte que la jurisprudence est, chez les Romains, la connaissance de tout le droit établi, divin et humain ; de plus, la science du juste et de l’injuste, dans ce sens que le jurisconsulte sait appliquer le droit aux causes particulières.

Les jurisconsultes se sont encore approprié la science des étymologies, l’étude de la propriété des termes ; c’est là le véritable flambeau du droit fondé sur l’autorité… Cette étude, chez les Grecs, dépendait de la philosophie, et était guidée par la raison plutôt que par l’autorité. Platon, dans son Cratyle, traite des étymologies ; Aristote fait de l’interprétation des mots une partie de la logique ; les stoïciens expliquaient souvent la nature des choses par des remarques sur les mots. Mais les grammairiens ont séparé cette science de la philosophie, et l’ont placée dans le domaine de l’autorité, en la considérant comme une histoire de mots ; ils la possèdent maintenant par prescription. J’entends ici par grammairiens les critiques ou érudits ; c’est le sens de ce mot dans Quintilien. Les continuelles excursions que les grammairiens et les jurisconsultes sont obligés de faire sur leurs domaines respectifs, montrent assez que la science de la signification des mots appartient véritablement à la philosophie du droit.

Le droit civil est ainsi défini dans Ulpien : Un droit qui ne s’écarte pas en tout du droit naturel des gens, qui ne s’en rapproche pas en tout, mais qui tantôt y ajoute, tantôt en retranche. Dans les parties où il s’en rapproche, il n’est autre que le droit naturel ; dans celles où il s’en éloigne, il est proprement civil.

Tirer les principes du droit naturel des écrits des jurisconsultes, c’est ce qu’on ne peut faire sans danger. Même sous l’empire où ils interprétaient les lois d’après les lumières de la raison naturelle, ils y portaient toujours l’esprit de la législation civile. Voilà ce qui explique pourquoi, au lieu de cette clarté qui entoure les principes des autres sciences, on ne trouve que difficultés et contradictions dans les définitions que donnent les jurisconsultes du droit naturel. Tirer les principes de ce droit de quelques doctrines de la philosophie des Grecs, c’est un pur jeu d’esprit. Jamais leurs philosophes ne parlèrent de la justice et des lois d’une manière qui pût s’appliquer à la législation d’Athènes. D’après cela, quand même cette législation aurait été, comme on le veut, transportée dans celle des Douze Tables, on ne peut en inférer que les principes du droit romain doivent être cherchés dans la doctrine de quelque philosophe grec.


Les contradictions que l’on trouve ici entre les jurisconsultes viennent de ce qu’ils ont jusqu’ici appuyé la jurisprudence sur deux principes distincts, la raison et l’autorité, comme si l’autorité naissait du caprice et n’était pas elle-même fondée sur la raison. De là est venu, en général, le divorce de la philologie et de la philosophie ; les philosophes n’ont jamais cherché les raisons qui justifient l’autorité, et les philologues considèrent comme de simples faits historiques les doctrines des philosophes.

Les anciens interprètes du droit ne l’ont considéré que sous un aspect philosophique ; la philologie était alors ignorée. Par leur habileté à chercher la nature du juste dans les espèces innombrables que les faits leur présentent, ils ont mérité l’éloge de Grotius : Ils apprennent à faire de bonnes lois, lors même qu’ils en interprètent de mauvaises.

Les interprètes modernes, tout au contraire, épris des charmes de la littérature, ont éprouvé une sorte d’horreur pour la philosophie. C’est que la philosophie de leur siècle restait étrangère à cette élégance de style dont ils faisaient l’objet de leur prédilection. Aussi leurs études philologiques ont dégagé l’histoire du droit romain de la rouille de la barbarie, l’ont replacée dans le jour de la vérité, mais n’en ont pas éclairé la philosophie.

Le seul Antoine Goveanus avait réuni l’étude de la philosophie et de la philologie ; mais il ne s’est point appliqué sérieusement à la jurisprudence. Grotius, plus grave, ne parle point du droit civil des Romains, il traite du droit des gens ; c’est le jurisconsulte du genre humain. Mais si l’on met ses principes à l’épreuve d’une analyse sévère, on trouve les raisonnements sur lesquels il les établit spécieux, mais peut-être loin d’être invincibles.

Aussi entendons-nous répéter encore ce problème de Carnéade : Existe-t-il une justice au monde ? Épicure, Machiavel, Hobbes, Spinoza et Bayle, plus récemment, disent toujours : La mesure du droit, c’est l’utilité ; il varie selon le temps et le lieu ; — Ce sont les faibles qui veulent qu’il y ait une justice. — Dans le souverain pouvoir, la justice est toujours du parti de la force (Tacite). De ces maximes, ils concluent que la crainte est le lien de la société humaine, que les lois sont une invention des puissants pour commander à la multitude ignorante.

Pour nous, nous établirons en principe que le droit, c’est la vérité éternelle, immuable en tout temps, en tout lieu. La science éternelle de la vérité est expliquée par la métaphysique, que l’on définit la critique du vrai, La métaphysique seule pourrait démontrer le droit de manière à nous ôter la malheureuse facilité d’examiner si le droit est juste. Elle nous donnerait les principes du droit, et concilierait ces principes d’une manière invariable. Nous y trouverions comme une règle éternelle, au moyen de laquelle nous pourrions mesurer combien le droit civil des Romains a ajouté au droit naturel des gens, combien il en a retranché, et ainsi les principes du premier se trouveraient éclaircis.

Ces réflexions m’avaient inspiré un ardent désir d’examiner si les principes de la jurisprudence pourraient être établis par la métaphysique de manière à former un heureux système de démonstrations. En feuilletant saint Augustin, je rencontrai (Cité de Dieu, livre IV, ch. xxxi) un passage de Varron dans lequel il dit que s’il eût eu le pouvoir de donner aux Romains les dieux qu’ils devaient adorer, il eût suivi l’idée, la formule prescrite par la nature elle-même ; il pensait sans doute à l’idée d’un Dieu unique, incorporel, infini. Ce mot fut pour moi un trait de lumière. Je compris que le droit naturel devait être la formule, l’idée du vrai qui nous représente le vrai Dieu. Le vrai Dieu est le principe du vrai droit, de la véritable jurisprudence, comme il est celui de la véritable religion. N’est-ce pas pour cela que la jurisprudence chrétienne contenue dans les constitutions impériales commence par un titre sur la très sainte Trinité et sur la foi catholique ? La jurisprudence est donc la connaissance véritable des choses divines et humaines. La métaphysique nous enseigne la critique du vrai, en nous donnant une notion véritable de Dieu et de l’homme. En conséquence, j’ai fait en sorte de tirer les principes de la jurisprudence, non des écrits des auteurs païens, mais de la véritable connaissance de la nature humaine, laquelle a son origine dans le vrai Dieu.

Après de longues et sérieuses méditations, j’ai enfin reconnu que les éléments de toute science divine et humaine étaient au nombre de trois : connaître, vouloir, pouvoir, dont le principe unique est l’intelligence ; l’instrument, et comme l’œil de l’intelligence, c’est la raison, à laquelle Dieu fournit la lumière de la vérité éternelle.

Certains de la réalité de ces trois éléments, comme de notre propre existence, développons-les par la pensée, cette seule chose dont nous ne pouvons douter dans le monde. Pour faciliter ce travail, nous diviserons tout le système en trois parties : I. Les principes de toutes les sciences dérivent de Dieu. II. Par les trois éléments dont nous avons parlé, la vérité éternelle, ou lumière divine, pénètre toutes les sciences, les enchaîne de la manière la plus étroite, forme entre elles d’innombrables rapports, et les fait toutes remonter à Dieu, qui en est la source et l’origine. III. Tout ce qu’on a jamais dit ou écrit sur les principes des connaissances divines et humaines est vrai, s’il se rapporte à ces règles infaillibles ; faux s’il s’en écarte, comme nous entreprendrons de le démontrer.

En conséquence, relativement à la connaissance des choses divines et humaines, je traiterai trois points : leur origine, leur retour, leur rapport de situation. Par leur origine, elles sortent toutes de Dieu ; par leur retour, elles remontent toutes vers Dieu ; par leur situation, elles existent toutes en Dieu ; sans Dieu, elles ne sont plus qu’illusion et faiblesse.

J’expliquerai préalablement le sens propre de deux mots : le vrai et le certain doivent être distingués aussi bien qu’on distingue ordinairement leurs contraires, le faux et le douteux. Le certain est aussi différent du vrai que le douteux l’est du faux. Si ces mots n’étaient pas distincts, beaucoup de vérités qui sont douteuses, seraient à la fois douteuses et certaines, et tant de choses que l’on croit véritables seraient à la fois fausses et vraies.

Ce qui fait le vrai, c’est la conformité de la pensée avec la réalité ; ce qui fait le certain, c’est une croyance exempte de doute. Cette conformité avec l’ordre réel des choses s’appelle et est en effet la raison ; si l’ordre des choses est éternel, la raison l’est aussi, et produit le vrai éternel ; si l’ordre des choses n’est point constant en tout temps, en tout lieu, il y aura dans les choses de la connaisance raison probable, dans celles de l’action raison vraisemblable. De même que le vrai résulte de la raison le certain s’appuie sur l’autorité, soit sur l’autorité de notre expérience personnelle (autopsia), soit sur celle du témoignage des autres hommes, lequel est appelé particulièrement autorité ; de l’une ou de l’autre naît également la persuasion. Mais l’autorité elle-même dépend de la raison : car si le témoignage de nos sens ou des autres hommes n’est point faux, la persuasion sera véritable ; s’il est faux, la persuasion sera fausse également ; les préjugés se rapportent à ce dernier genre de persuasion.

Examinons maintenant si, en partant du principe (la connaissance de l’Être suprême) établi par la nouvelle jurisprudence à l’époque où les hommes méditaient avec le plus d’ardeur sur la nature divine ; examinons, dis-je, si nous pourrons commencer, conduire et achever une véritable Encyclopédie, c’est-à-dire, comme l’étymologie l’indique, un cercle complet de science (disciplinam vere rotundam), une science universelle qui ne présente aucune solution dans la continuité, dans la liaison de ses parties. À cette science répond la jurisprudence selon la définition d’Ulpien, et selon l’interprétation des érudits modernes (Budé). Une telle science doit donner au jurisconsulte romain une constance, une uniformité de principes et de conduite, que le sage des Grecs n’eut jamais au même degré, etc.


Le reste de l’ouvrage présente, au milieu de mille subtilités, un grand nombre d’idées ingénieuses : Page 25 : L’utilité est l’occasion, l’honnêteté (honestas) la cause du droit et de la société humaine. — Page 28 : La société naturelle qui unit les hommes est de deux genres, société ou communauté du vrai, communauté du juste. — P. 31 : Le vrai est le principe de tout droit naturel. Dans le langage du droit romain, verum se prend pour æquum bonum, ou justum. Vere vivere (Térence) pour vivre d’une manière conforme à la nature, c’est une locution vulgaire chez les Latins, et bien fondée en raison. — Page 43, 52, et passim : Possession, tutelle, liberté, voilà les trois éléments du droit politique, comme du droit naturel. De la première dérive la monarchie civile comme la monarchie domestique ; de la seconde et de la troisième, considérées comme états nécessaires à différentes époques de la civilisation, dérivent les gouvernements aristocratiques et les gouvernements populaires. — Page 49 : La raison d’une loi en fait la vérité. La vérité est la qualité propre et inséparable du droit nécessaire ; la certitude est celle du droit volontaire (du droit où l’on considère la volonté du législateur plus que la justice absolue) ; mais elle est fondée elle-même médiatement sur quelque vérité. Dans toutes les fictions légales, lorsqu’elles appartiennent au droit volontaire, il y a toujours quelque fondement de vérité. La jurisprudence civile semble quelquefois s’écarter du droit naturel dans l’intérêt de la société ; mais en cela même elle y rentre sous quelque rapport. — Page 108 : L’ordre naturel des choses est comme l’esprit de la société ; les lois n’en sont que la langue. Autant la pensée est plus vraie que la parole, autant l’ordre naturel des choses est plus raisonnable et plus constant que les lois. Le premier établi par Dieu même dicte toujours ce qui est juste ; mais nous altérons nous-mêmes la vérité que Dieu montre à notre intelligence par cette sagesse des sens qui n’est que folie, et l’imperfection du langage empêche souvent la loi de correspondre à l’ordre éternel. — Page 161 : Les préteurs modéraient sans cesse par des fictions légales la rigueur de la loi civile. On pourrait donc dire avec vérité, que de même que le droit civil en général est une imitation du droit des gens (imitatio et fabula), le droit des préteurs était au fond le droit naturel sous l’image et le masque du droit civil (sub juris civilis aliqua persona et imagine).


De constantia jurisprudentis (c’est-à-dire de l’uniformité des principes qui caractérise le jurisconsulte, le sage, le philosophe-philologue). Chapitre xxxv de la seconde partie : « Les Romains ont-ils emprunté quelque partie de la législation athénienne pour l’insérer dans les lois des Douze Tables ? Passons en revue les rapprochements de Samuel Petit, de Saumaise et de Godefroi, entre les lois d’Athènes et celles de Rome. Ire Table. Si les deux parties s’accordent avant le jugement, le préteur ratifiera cet accord. Une loi semblable de Solon ratifiait les accords, comme on le voit par le discours de Démosthène contre Panthenetus. Mais les Romains avaient-ils besoin d’apprendre de Solon ce que la raison naturelle enseigne à tout le monde ? Rien n’est plus conforme à la raison naturelle, disent elles-mêmes les lois romaines, que de maintenir les accords. — Le coucher du soleil terminera les jugements et fermera les tribunaux. Petit observe que, selon la loi d’Athènes, les arbitres siégeaient aussi jusqu’au soleil couchant. Qui ne sait que les Romains comme les Grecs donnaient tout le jour aux affaires sans interruption, et s’occupaient le soir des soins du corps ? — IIe Table. On a le droit de tuer le voleur de jour qui se défend avec une arme, et le voleur de nuit même sans armes. Même loi dans la législation de Solon (Démosthène contre Timocrate). Une loi semblable existait chez les Hébreux : il faudra donc conclure que Solon l’avait reçue des Hébreux, à une époque où les Grecs ignoraient l’existence des Hébreux, et même celle des empires assyriens, comme nous l’avons démontré. — VIIIe Table. Les confréries et associations peuvent se donner des lois et règlements, pourvu qu’ils ne soient point contraires aux lois de l’État. Solon fit la même défense, selon la remarque de Saumaise et de Petit. Mais quelle est la société assez grossière, assez barbare pour ne pas faire en sorte que les corporations soient utiles à l’État, loin de combattre l’intérêt public et de s’emparer du pouvoir ? — IXe Table. Point de privilèges, point de lois particulières. Godefroi prétend que cette loi fut tirée de la législation de Solon, comme si au temps des décemvirs les Romains n’avaient pas appris à leurs dépens que les privilèges, ou lois particulières, sont funestes à la république, comme s’ils n’avaient pu se souvenir que Coriolan, sans les prières de sa femme et de sa mère, aurait détruit Rome, pour se venger de la loi particulière qui l’avait frappé. »

Peut-on faire venir du pays le plus civilisé du monde ces lois cruelles qui condamnent à mort le juge prévaricateur, qui précipitent le parjure (de falsis saxo dejiciendis) de la roche Tarpéienne, qui condamnent au feu l’incendiaire, au gibet celui qui pendant la nuit a coupé les fruits d’un champ, ces lois qui partagent entre les créanciers le corps du débiteur insolvable ? — Est-ce là l’humanité des lois de Solon ? — Reconnaît-on l’esprit athénien dans cette disposition par laquelle le malade appelé en jugement doit venir à cheval au tribunal du préteur ? Sent-on le génie des arts qui caractérisait la Grèce dans la formule tigni juncti, qui rappelle l’époque où les hommes se construisaient encore des huttes ? — Mais il y a deux titres où l’on dit que les lois de Solon ont été simplement traduites par celles des Douze Tables. Le premier, de jure sacro, est mentionné par Cicéron au livre second des Lois : « Solon défendit par une loi le luxe des funérailles et les lamentations qui les accompagnaient ; nos décemvirs ont inséré cette loi presque dans les mêmes termes dans la Xe Table ; la disposition relative aux trois robes de deuil, et presque tout le reste appartient à Solon. »

Ce passage indique seulement que les Romains avaient adopté un genre de funérailles, non pas le même que celui des Athéniens, mais analogue ; c’est ce que fait entendre Cicéron lui-même. Il n’y a donc pas à s’étonner si les décemvirs défendirent le luxe des funérailles, non pas dans les mêmes termes que Solon, mais dans des termes à peu près semblables. L’autre titre, de jure prædiatorio, était, selon Gaius, modelé sur une loi de Solon. Mais Godefroi lui-même montre ici l’ignorance de ceux qui ont transporté littéralement la loi de Solon dans les lois des décemvirs ; et nous avons prouvé ailleurs que les Romains avaient tiré du droit des gens leur jus prædiatorium. — Mais, dira-t-on, Pline raconte que l’on éleva une statue à Hermodore dans la place des comices. Nous ne nions point l’existence d’Hermodore ; nous accordons qu’il a pu écrire, rédiger quelques lois romaines (scripsisse quasdam leges romanas. Strabon. — Fuisse decemviris legum ferendarum auctorem. Pomponius) ; nous nions seulement qu’il ait expliqué aux Romains les lois de Solon. — Dans les fragments qui nous restent des Douze Tables, loin que nous trouvions rien qui ressemble aux lois d’Athènes, nous y voyons les institutions relatives aux mariages, à la puissance paternelle, toutes particulières aux Romains. Bien différent de celui d’Athènes, leur gouvernement est une aristocratie mixte, etc. — Il est curieux de voir combien les auteurs se partagent sur le lieu d’où les Romains tirèrent des lois étrangères. Tite-Live les fait venir d’Athènes et des autres villes de la Grèce ; Denys d’Halicarnasse, des villes de la Grèce, excepté Sparte, et des colonies grecques d’Italie, tandis que Tribonien rapporte aux Spartiates l’origine du droit non écrit ; Tacite, pour ne rien hasarder, dit qu’on rassembla les institutions les plus sages que l’on put trouver dans tous les pays (accitis quæ usquam egregia). — Ne pourrait-on pas dire que cette députation fut simulée par le sénat pour amuser le peuple, et que ce mensonge, appuyé sur une tradition de deux cent cinquante ans, a été transmis à la postérité par Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, tous deux contemporains d’Auguste, car aucun historien antérieur, ni grec ni latin, n’en a fait mention ? Denys est un Grec, un étranger, et Tite-Live déclare qu’il n’écrit l’histoire avec certitude que depuis le commencement de la seconde guerre punique. — Il semblerait, d’après l’éloge que Cicéron donne aux Douze Tables, qu’il ne croyait point cette législation dérivée de celle des Grecs. C’est ce passage célèbre du livre De l’Orateur où Cicéron parle ainsi sous le nom de Crassus : « Dussé-je révolter tout le monde, je dirai hardiment mon opinion : le petit livre des Douze Tables, source et principe de nos lois, me semble préférable à tous les livres des philosophes, et par son autorité imposante, et par son utilité… Vous trouverez, dans l’étude du droit, le noble plaisir, le juste orgueil de reconnaître la supériorité de nos ancêtres sur toutes les autres nations, en comparant nos lois avec celles de leur Lycurgue, de leur Dracon, de leur Solon. En effet, on a de la peine à se faire une idée de l’incroyable et ridicule désordre qui règne dans toutes les autres législations ; et c’est ce que je ne cesse de répéter tous les jours dans nos entretiens, lorsque je veux prouver que les autres nations, et surtout les Grecs, n’approchèrent jamais de la sagesse des Romains, » (Cicéron, De l’Orateur, liv. Ier. Édition de M. Leclerc, t. III.)


Jugement sur Dante. (Opuscules, 2e vol.) — La Divine Comédie mérite d’être lue pour trois raisons : c’est l’histoire des temps barbares de l’Italie, la source des plus belles expressions du dialecte toscan, et le modèle de la poésie la plus sublime.

À l’époque où les nations commencent à se civiliser, et toutefois conservent encore l’esprit de franchise qu’ont ordinairement les barbares, par leur défaut de réflexion (la réflexion appliquée au mal est la mère unique du mensonge), alors, dis-je, les poètes ne chantent que des histoires véritables. Ainsi, dans la Science nouvelle, nous avons établi qu’Homère est le premier historien du paganisme. Ennius, qui a célébré les guerres puniques, a été incontestablement le premier historien des Romains. De même, notre Dante est le premier, ou l’un des premiers historiens de l’Italie. Dans la Divine Comédie, une seule chose est du poète : c’est d’avoir placé les morts selon leurs mérites, dans l’enfer, le purgatoire ou le paradis. Dante est l’Homère, ou, si l’on veut, l’Ennius du christianisme. Ses allégories répondent aux réflexions morales que l’on fait en lisant un historien, pour profiter des exemples d’autrui.

Si nous le considérons maintenant sous le rapport du langage, nous trouverons qu’on n’a pas expliqué d’une manière satisfaisante pourquoi il aurait emprunté des expressions à tous les dialectes de la langue italienne, comme on le croit communément.

Ce préjugé ne peut s’expliquer que d’une manière. Lorsque les savants du quinzième siècle se mirent à étudier la langue toscane telle qu’on l’avait parlée à Florence au treizième siècle, c’est-à-dire au siècle d’or de cette langue, ils remarquèrent dans la Divine Comédie une foule d’expressions qu’ils n’avaient point rencontrées chez les autres écrivains toscans. Retrouvant un grand nombre de ces expressions dans la bouche d’autres peuples italiens, ils crurent que Dante les avait recueillies chez ces peuples pour les placer dans son poème. C’est précisément ce qui était arrivé à Homère, que tous les peuples de la Grèce revendiquèrent comme leur concitoyen, parce que chacun d’eux reconnaissait dans l’Iliade ou l’Odyssée les expressions particulières qui étaient encore en usage chez lui. Mais cette opinion est fausse pour deux raisons bien graves : la première, c’est qu’au treizième siècle Florence dut se servir, au moins en grande partie, des mêmes expressions que toutes les autres cités d’Italie ; autrement la langue italienne n’eût pas été commune aux Florentins. La seconde, c’est que dans ces siècles malheureux où l’on ne trouvait point d’écrivain en langue vulgaire dans les autres cités d’Italie (et en effet il ne nous en est point parvenu), la vie de Dante n’aurait pas suffi à apprendre les langues vulgaires de tant de peuples, pour s’en servir avec facilité dans sa Divine Comédie. L’académie de la Crusca devrait envoyer par toute l’Italie une liste de ces mots, de ces expressions, et faire prendre des informations dans les classes inférieures des villes, et surtout chez les paysans qui conservent bien plus fidèlement les mœurs et le langage antiques que les nobles et les gens de cour ; on verrait quels sont ceux qu’ils ont conservés, et dans quel sens ils les entendent ; ce serait le moyen d’en avoir la véritable intelligence.

Enfin, Dante nous offre le modèle d’un poète sublime. Mais c’est le caractère naturel de la poésie sublime, de ne pouvoir être apprise par aucun art. Homère n’a pas eu de Longin avant lui, pour lui donner les règles du sublime. Pour puiser aux sources que nous indique Longin, il faut avoir reçu un don particulier du Ciel. De ces sources, voici les plus sacrées, les plus profondes : c’est cette hauteur d’âme, qui, n’aimant que la gloire et l’immortalité, foule aux pieds tout ce qu’admirent la cupidité, l’ambition, la mollesse du vulgaire ; c’est l’exercice des vertus publiques, de la magnanimité, de la justice ; ainsi, sans aucun art, et par le seul effet de l’éducation instituée par Lycurgue, les Spartiates, auxquels la loi défendait d’apprendre à lire, laissaient échapper journellement des mots si nobles, si sublimes, que les plus grands poètes s’honoreraient d’en trouver quelques-uns de semblables dans leurs épopées ou leurs tragédies. Mais ce qui explique particulièrement le caractère sublime de Dante, c’est que ce grand génie naquit à l’époque où la barbarie italienne subsistait encore dans son énergie. L’esprit humain est comme la terre qui, lorsqu’elle est restée plusieurs siècles sans culture, étonne par sa fécondité. Voilà pourquoi vers la fin des temps barbares, on vit naître à la fois un Dante dans le genre sublime, un Pétrarque dans le délicat, un Boccace dans le gracieux.


Nous rapprochons de ce jugement un passage d’une lettre où Vico traite le même sujet : — Vous aimez Dante, monsieur, et cela par l’instinct de votre sens poétique, sans que personne vous en ait conseillé la lecture. Tandis que les jeunes gens, par suite de cette humeur enjouée qui est dans le sang à cette heureuse époque de la vie, n’aiment que les fleurs, les grâces légères, les rapprochements ingénieux, vous goûtez avant l’âge, ce poète divin qui semble inculte et grossier à la délicatesse de nos contemporains, et dont l’harmonie sévère choque souvent une oreille efféminée. Dante naquit au milieu de la barbarie la plus farouche du moyen âge, lorsque Florence était ensanglantée par les factions des Blancs et des Noirs, qui, s’étendant avec celles des Guelfes et des Gibelins, embrasèrent toute l’Italie. Après la confusion des langues qui était résultée pendant plusieurs siècles de l’invasion des barbares, et dans laquelle les vainqueurs et les vaincus ne pouvaient s’entendre, au milieu de cette vie solitaire où les hommes nourrissaient des haines inextinguibles qu’ils léguaient à leurs descendants, les communications étaient rares et l’indigence du langage vulgaire dut longtemps forcer les hommes à s’exprimer par des gestes ou d’autres signes matériels. L’Église seule conserva une langue régulière, celle d’Occident dans le latin, celle d’Orient dans le grec… (D’après les principes de la Science nouvelle, il conclut de cette indigence du langage que les poètes durent précéder les prosateurs.) Voulons-nous nous assurer que telle a dû être l’origine de la poésie ? interrogeons le sentiment aussi bien que la réflexion, et songeons que maintenant encore, dans cette abondance du langage vulgaire où nous sommes nés, dès qu’on met son esprit dans les entraves du vers et de la rime, la difficulté de s’exprimer rend le langage poétique ; plus le génie se trouve ainsi resserré, mieux il jaillit en traits sublimes.

Dans sa Divine Comédie Dante fut inspiré par la colère. Il a déployé toute son imagination dans son Enfer, en chantant des colères implacables, telles que celle d’Achille, qui, a elle seule, remplit l’Iliade. Il s’y complaît à décrire d’épouvantables tourments, précisément comme au temps où la Grèce était barbare et féroce, Homère peignit dans ses batailles tant d’images affreuses de blessures et de morts. Ce caractère atroce de leurs fables, qui excite la compassion des hommes civilisés, n’était qu’agréable à leurs auditeurs. Maintenant encore les Anglais, moins amollis par la délicatesse du siècle, aiment l’atrocité dans les tragédies ; tel fut aussi sans doute, dans les commencements, le goût du théâtre grec, qui présentait aux spectateurs l’affreux repas de Thyeste, ou Médée mettant en pièces son frère ou ses fils.

Dans le Purgatoire où les peines les plus douloureuses sont endurées avec une inaltérable patience, dans le Paradis où les bienheureux goûtent une paix profonde et des joies infinies, nous admirons moins l’auteur de la Divine Comédie, habitués que nous sommes à la paix et à la douceur d’un âge civilisé ; et c’est là qu’il est le plus admirable, pour s’être élevé à de telles conceptions dans un âge impatient de l’offense et de la douleur. Nous en dirons autant d’Homère. Nous estimons l’Iliade moins que le poème où il célèbre la patience héroïque d’Ulysse.


Discours prononcé en 1700. — Nous laissons ce passage et le suivant en latin, pour qu’on puisse juger de la vigueur avec laquelle Vico maniait cette langue, surtout comme langue du droit.

(Hostem hosti infensiorem quam stultum sibi esse neminem). — « Homo mortali corpore, ait Deus, æterno animo esto : ad duas res, verum et honestum, sive adeo mihi uni nascitor : mens verum, falsumque cognoscito : sensus menti ne imponunto : ratio vitæ auspicium, ductum, imperiumque habeto : cupiditates rationi ancillantor : ne mens de rebus ex opinione, sed sui conscia judicato : neve animus ex libidine, sed ratione bonum amplectitor : bonis animi, artibus æternam sibi nominis claritudinem parato : virtute, et constantia humanam felicitatem indipiscitor : si quis stultus sive per luxum, sive per ignaviam, sive adeo per imprudentiam secus faxit, perduellionis reus sibi ipse bellum indicito. »

… Talibus stulti oppugnati armis, tanta vi debellati, quam amplissima, et pulcherrima privantur urbe ? Ea nimirum, quam non aratro designati ambiunt muri ; sed flammantia cœli mænia circumdant : quæ non mutabili lege fundata est ; sed aeterno regitur jure : in qua non municipale sacrum, sed cœlum, sidereum Dei Opt. Max. templum, reseratur. Ejus urbis civitas non nisi Deo sapientibusque communis est : quando ejus juris communionem non principali beneficio, non liberis, non nave, non militia homines, sed sapientia consequuntur. Etenim (attendite, per vestram fidem) jus, quo hæc maxima civitas fundata est, divina ratio est, toti mundo, et partibus ejus inserta, quæ omnia permeans mundum continet, et tuetur. Hæc in Deo est, et sapientia divina dicitur ; a solo sapiente cognoscitur, et sapientia humana appellatur. Quis igitur non, quod olim Mutius, Civis, romanus sum, sed, quod multo est grandius, magnificentiusque, Mundi civis sum, potest dicere, nisi solus sapiens, qui de rebus superis, inferisque, divinis, humanis, universis vera cogitare, et disserere sciat ?


(1732. De mente heroica)… — Ne vos incautos iste sive invidus, sive ignavus circumveniat rumor : hoc beatissimo sæculo, quæ in re litteraria effecta dari unquam potuerant, jam omnia absoluta, consummata, perfecta esse, ut in ea nihil ultra desiderandum supersit. Falsus rumor est, qui a pusilli animi litteratis differtur. Mundus enim juvenescit adhuc ; nam septingentis non ultra ab hinc annis, quorum tamen quadringentos barbaries percurrit, quot nova inventa ? quot novæ artes, quot novæ scientiæ excogitatæ… Quo modo tam repente humani ingenii natura effœta est, ut alia inventa seque egregia sint desperanda ? Ne despondeatis animum, generosi auditores ; innumera restant adhuc, et forsan his, quæ numeravimus, majora et meliora. In magno enim naturæ sinu, in magno artium imperio ingentia humano generi profutura bona in media posita sunt, quæ hactenus jacent neglecta, quia hactenus ad ea mens heroica animum non advertit. Magnus Alexander in Ægyptum delatus uno suo magno oculorum obtutu isthmum vidit, qui Erythræum a mari Mediterraneo dividit, et qua Nilus in Mediterraneum effluit, et Africa Asiaque continentur ; et dignum reputavit, ubi suo nomine urbem fundaret Alexandriam ; quæ statim et Africæ, et Asiæ, et Europæ, totius Mediterranei maris, et Oceani, Indiarumque commerciis celebratissima fuit. Sub limis Galilæus Venerem corniculatam observavit, et de mundano systemate admiranda detexit. Observavit ingens Cartesius lapidis funda jacti motum, et novum systema physicum est meditatus. Christophorus Columbus ventum ab occidentali Oceano in os sibi adspirantem sensit ; et eo Aristotelis argumento, ventos a terra gigni, alias ultra Oceanum esse terras conjecit, et novum terrarum orbem detexit. Magnus Hugo Grotius, unum illud Livii dictum Sunt quædam pacis, et belli jura, graviter advertit ; ac De jure belli et pacis admirabiles libros edidit ; a quibus si aliqua expunxeris, incomparabiles non immerito dixeris. Quibus illustribus argumentis, quibus exemplis amplissimis, adolescentes ad optima maxima nati, mente heroica, ac proinde magno animo litterarum studiis incumbite ; integram sapientiam excolite, rationem humanam universam perficite : divinam fere vestrarum mentium celebrate naturam : æstuate deo, que pleni estis : sublimi spiritu audite, legite, lucubrate : herculeas subite ærumnas ; quibus exantlatis, ab vero Jove Opt. Max, vestrum divinum genus optimo jure probetis : atque adeo vos heroes asserite, aliis genus humanum ingentibus commodis ditaturi. Quæ amplissima in universam humanam societatem mérita facili negocio et divitiæ, et opes, et honores, et potentia in hac vestra republica consequentur : quæ tamen si cessaverint, non manebitis : et cum Seneca, æquo anime, hoc est, non elato, si advenerint, excipietis ; nec demisso, si abierint, resignabitis stultæ furentique fortunæ : et contenti eritis eo divino, et immortali beneficio, quod Deus Opt. Max., qui nobis, ut principio diximus, in universum genus humanum diligentiam jubet, vestrum aliquos præcipuos delegisset, per quos suam in terris gloriam explicarit.


De Parthenopea conjuratione nono Kalendas octobris anno MDCCI, a J. B. Vico, regio eloquentiæ professore conscripta. — À la mort de Charles II, l’empereur Léopold tenta de faire soulever les Napolitains en faveur de son plus jeune fils l’archiduc Charles. À cet effet il envoya à Rome Charles Sangrio et J. Caraffa pour s’entendre avec quelques nobles napolitains réfugiés dans cette ville. Mais Caraffa se laissa gagner par l’ambassadeur d’Espagne ; Sangrio, renonçant à ses desseins, retourna en Autriche. Toutefois, avant de quitter Rome, il fit part à Jérôme et Joseph Capece de ses anciens projets ; Joseph Capece, homme plein de courage et d’audace, haïssait mortellement les Espagnols. Il avait été longtemps enfermé en punition d’un meurtre qu’il avait commis en présence même du vice-roi, et dans sa prison il avait appris l’allemand ; il partait pour la Belgique quand les ouvertures de Sangrio le firent retourner à Naples. Ces nobles essayèrent de soulever, par la promesse de l’abolition des dîmes, la populace de Naples, qui les soutint quelque temps, et finit par les abandonner.

Ce petit ouvrage manuscrit de Vico, dont nous devons la communication à l’obligeance de M. Ballanche, présente moins d’intérêt que n’en promet le nom de l’auteur. C’est une laborieuse imitation des formes oratoires de Tite-Live. Nulle émotion patriotique.

Notæ in acta eruditorum Lipsiensia. — On rendit compte de la manière suivante de la Scienza nuova dans les Acta eruditorum de Leipsick (août 1727) :

« Il a paru à Naples un livre intitulé : Principj d’una Scienza nuova, in-8o. Quoique l’auteur cache son nom aux érudits, cependant nous avons su, par un Italien de nos amis que c’est un abbé napolitain, appelé Vico. L’auteur a mis en avant dans ce livre un nouveau système de droit naturel, ou plutôt une fiction tirée de principes tout différents de ceux que les philosophes ont admis jusqu’à ce jour, et plus accommodée à l’esprit de l’Église romaine. Il a pris beaucoup de peine pour combattre les doctrines de Grotius et de Puffendorf ; cependant il donne plus à son imagination qu’à la vérité ; il succombe sous la masse des hypothèses qu’il entasse. Aussi a-t-il été reçu des Italiens même avec plus de froideur que d’applaudissements. »

Vico publia deux ans après une réponse à cet article, intitulée : Notæ in acta eruditorum Lipsiensia, avec cette épigraphe tirée de Tacite : Quibus unus metus si intelligere viderentur. Il traite le critique anonyme, qu’il désigne ailleurs comme un Italien, du nom de vagabond inconnu (ignotus erro).

« Le sujet propre de la Scienza nuova, qui est la nature des nations, est laissé dans un vaste silence… Ce n’est pas le Droit naturel qui est le premier sujet de cette science, comme le croit le critique, c’est la Nature commune des nations ; d’où sort et se répand également chez tous les peuples une connaissance constante et universelle des choses divines et humaines ; de là se découvre un nouveau système de droit naturel qui est un des principaux corollaires de cette science.

« Pourquoi dit-il que je m’écarte des principes reçus de tous les philosophes ? Serait-ce que Grotius et Puffendorf, en y ajoutant Selden, lui paraissent les seuls philosophes du monde, parce qu’aucun d’eux n’est catholique romain ? Est-ce pour faire entendre que je ne suis point philosophe ? Si c’est là sa pensée, il montre qu’il sait bien que je ne suis pas professeur de philosophie, mais de philologie, d’éloquence, et qu’il croit, avec le vulgaire, que l’éloquence est chose toute séparée de la philosophie ; ou bien encore il n’aura pas ouvert mon livre ; car le but de ce livre c’est l’entreprise toute nouvelle de soumettre à la philosophie la philologie, la connaissance de toutes les choses qui dépendent du libre arbitre, telles que langues, mœurs, actes de la paix et de la guerre, et de réduire la philologie, par des principes sûrs de philosophie, à la forme déterminée d’une science. M’attaque-t-il parce que dans mon système j’appuie le droit monarchique d’arguments nouveaux pour les philosophes ; ou parce que j’ai fondé mon système sur le principe de la divine Providence ? C’est ce que n’a pas fait Grotius, lui qui dit hautement que lors même qu’on supprimerait toute connaissance de Dieu, son système n’en subsisterait pas moins. Puffendorf reconnaît la Providence, mais avec l’hypothèse épicurienne d’un homme jeté dans ce monde sans aucune assistance divine. Accusé sur ce point par des hommes aussi doctes que pieux, il fut obligé de plaider sa cause dans une dissertation spéciale. Moi, je joins au dogme de la divine Providence cet autre principe que l’homme a le libre choix du bien et du mal ; principes de philosophie sans lesquels il est impossible de parler de justice et de loi. Si c’est pour cela que mon censeur dit que je suis sorti de la route ordinaire des philosophes, Platon, qui établit toujours dans ses doctrines la divine Providence et revendique pour l’homme le libre arbitre, Platon, ce philosophe divin, sera, par une licence qui approche du délire, rayé de la liste des philosophes.

« Que s’il en est ainsi, le censeur se trahit lui-même. Tout autre qu’un protestant ne ferait pas un reproche à notre système d’être accommodé à l’esprit de l’Église romaine ; ce ne peut être qu’un disciple de Luther ou de Calvin, qui introduit les idées stoïciennes et le fatum dans la philosophie chrétienne et qui veut que dans le serf-arbitre de l’homme la nécessité domine et opprime tout… — Et pourquoi n’accommoderais-je pas mon système à cette Église qui montre au doigt la vérité à ceux qui professent sa croyance ? Elle m’a aidé à fonder un système accommodé à tout le genre humain ; car elle m’a enseigné deux dogmes, celui de la divine Providence et celui du libre arbitre, que reconnaît tout le genre humain. Mais il est interdit aux sectateurs de Luther ou de Calvin de prendre la parole contre ces vérités. C’est ce qui arriva une fois à Théodore de Bèze en Suisse, où il remplaça Calvin. Comme il avait prononcé un discours qui faisait perdre le cœur à tous ses auditeurs pour toute œuvre chrétienne, les magistrats défendirent de prêcher à l’avenir contre ces dogmes catholiques.

« Pourquoi n’a-t-il pas nommé Selden, le troisième des principaux auteurs qui aient traité de ces matières, lui dont je combats aussi les doctrines et les principes ?… Je comprends. Selden ne lui semble pas philosophe, parce que d’après le saint livre de la Genèse il suppose une Providence. Pour lui, Cicéron non plus ne sera pas philosophe, puisqu’il déclare qu’il ne peut parler sur les Lois avec Atticus, si celui-ci ne lui accorde que le sens commun persuade au genre humain que tout nous est dispensé avec justice par la Providence. Que Grotius voie, après un tel aveu de Cicéron, si son système peut subsister indépendamment de toute connaissance de la divinité ! Que les savants interprètes du droit romain voient s’ils ont raison d’appeler malgré elles les sectes stoïcienne et épicurienne à la jurisprudence romaine, lorsque cette jurisprudence définit le droit naturel des gens : le droit établi par la Providence divine.

« Comment ose-t-il donc déclarer une guerre impie à la Providence, en refusant de compter parmi les philosophes et Cicéron qui veut qu’on la considère d’après le sentiment unanime des nations comme un Dieu qui voit toutes les choses humaines, et Platon qui arrive par la raison à la définir l’ordre intelligent et libre de la nature. »

Vico termine cette violente réponse par les paroles suivantes, qui en expliquent l’amertume :

« Sache, lecteur impartial, que je languissais dans une étuve, atteint d’une maladie mortelle et rapide, et sous le coup d’un remède dangereux qui peut produire l’apoplexie chez les vieillards, lorsque j’ai écrit cet opuscule ; sache de plus que depuis près de vingt ans j’avais dit adieu à tous les livres pour travailler selon mes faibles movens à la science du droit naturel des gens ; pour cette science je voulus m’ensevelir dans la profonde et vaste bibliothèque du sens universel de l’humanité, pour y feuilleter les plus antiques auteurs des nations qui ont précédé les écrivains de plus de mille ans. Hobbes a voulu en faire autant, lui qui se vantait auprès des lettrés, ses amis, d’avoir formé de cette manière sa doctrine du Prince ; c’était, disait-il, dans ce trésor qu’il avait puisé sa philosophie. Il se trompait cependant, n’ayant pas tenu compte de la divine Providence, qui seule pouvait lui donner un flambeau pour parcourir ces sombres origines des choses humaines ; il erre donc avec l’aveugle hasard d’Épicure dans la nuit ténébreuse de l’antiquité. Je combats dès l’abord ses doctrines et ses principes. »


Nous donnerons aussi un passage où Vico réfute ce reproche que lui avait adressé le critique : ingenio magis indulget quam veritati. Il soutient d’abord, en reproduisant des idées déjà exposées dans le De antiquissima Italorum sapientia, qu’on ne peut arriver à la vérité sans l’ingenium et sans l’ingenii acumen.

« … Aristote nous donne la raison pour laquelle nous prenons plaisir aux acuta dicta ; c’est que l’âme qui, par sa nature, a faim et soif du vrai, apprend beaucoup de choses en un instant. Au contraire, les arguta dicta sont le produit d’une faible et pauvre imagination, qui ne fournit que les noms vides des choses ou de simples surfaces, et ne les recompose pas tout entières ; ou encore qui présente tout à coup à l’esprit des choses absurdes et ineptes, lorsqu’il n’attendait rien que de raisonnable et de convenable. Il est alors joué et déçu dans son attente ; les fibres du cerveau, préparées à recevoir quelque chose de convenable et de juste, se troublent et se confondent, et elles propagent ce mouvement tumultueux dans toutes les ramifications des nerfs ; mouvement qui ébranle tout le corps et fait sortir l’homme de son assiette ordinaire. De là vient que les bêtes ne rient point, parce que leur sens est tout particulier et singulier, et que par conséquent elles ne peuvent porter leur attention que sur des objets isolés et singuliers, dont chacun est chassé et détruit par le premier qui vient se présenter. D’où l’on peut faire voir clairement que, par cela seul que la nature a refusé aux bêtes le sens du rire, elles sont privées de toute raison. C’est uniquement ceci qui constitue, chez le rieur, ce sentiment secret dont il ne se rend pas compte lorsqu’il accueille par le rire des choses sérieuses ; il lui semble qu’alors il se sent homme. Mais le rire ne vient que de la faible nature de l’homme :

… Decipimur specie recti.

Car d’après la nature du rire, telle que nous l’avons expliquée, ceux qui rient tiennent comme le milieu entre les hommes sérieux et graves, et les bêtes brutes. Je parle ici de ceux qui rient à tout propos et qu’on appelle rieurs, comme aussi de ceux qui excitent les autres à rire, et que l’on nomme railleurs {derisores). Les gens sérieux ne rient point, parce qu’ils considèrent mûrement une chose, et ne se laissent pas détourner par une autre ; les bêtes ne rient point, parce qu’elles ne font aussi attention qu’à une chose ; dès qu’une autre vient les toucher, elles s’y tournent tout entières. Au contraire, les rieurs ne considérant que légèrement une chose, s’en laissent facilement détourner par une autre. Les railleurs sont ceux qui s’éloignent le plus des hommes graves, et sont le plus rapprochés des bêtes, puisqu’ils défigurent l’apparence du vrai, et non seulement la défigurent, mais la bouleversent, par une violence qu’ils se font à eux-mêmes et à leur intelligence et à la vérité ; c’est de cela que parle le parasite Gnathon de la comédie :


 .   … Postremo imperavi egomet mihi
Omnia attentari.

Ce qui est un en soi, ils le détournent et le plient à une autre chose ; c’est une vérité que les poètes ont déposée dans leurs fables ; pour nous montrer que de telles gens sont comme intermédiaires entre l’homme et la bête, ils ont imaginé leurs satyres rieurs. La nature perverse des railleurs les laisse toujours pauvres du vrai divin, elle leur ferme toujours les trésors de la vérité ; et lorsqu’ils s’applaudissent de leurs dérisions sur les choses sérieuses, alors s’applique à eux le mot de la sagesse divine : Si sapiens fueris ; tibi ipse fueris ; si derisor, tu solus damnum portabis.

Cette explication de la nature du rire nous fait voir pourquoi les personnages ridicules dans les comédies nous causent un plus vif plaisir lorsqu’ils font sérieusement leurs sottises, et pourquoi la plaisanterie est souvent si froide, quand c’est en riant qu’on veut faire rire les spectateurs. Et certes jamais une farce n’est plus plaisante que lorsque les mimes imitent, par leur physionomie, leur démarche et leurs gestes, des hommes sérieux et graves, et les livrent ainsi à la risée. Tout cela revient à dire enfin que le rire vient d’un piège qui est tendu à l’esprit humain, toujours avide du vrai, et il éclate d’autant plus que l’imitation de la vérité est plus parfaite. C’est de là que Cicéron dit, avec autant d’élégance que de vérité : Risus sedem esse subturpe.



  1. Rousseau dit en parlant de l’application de l’algèbre à la géométrie : « Je n’aimais point cette manière d’opérer sans voir ce qu’on fait ; et il me semblait que résoudre un problème de géométrie par les équations, c’était jouer un air en tournant une manivelle. » Confessions, liv. XI. (N. du T.)