Vie de la vénérable mère d’Youville/0.3

La bibliothèque libre.

PRÉFACE




Les vertus les plus nécessaires et qui manquent le plus a la génération actuelle sont la charité et la force.

Si nous nous aimions plus les uns les autres, nous serions moins divisés par des intérêts d’ordre secondaire ; et comme tous les amours dérivent de la charité, nous aurions un attachement plus profond pour la patrie : nous travaillerions avec plus de désintéressement et plus de zèle à sa grandeur et à sa gloire.

Cet amour de la patrie, fondé sur la charité, nous donnerait en même temps plus de force et de virilité : et nous aurions moins souvent à déplorer l’abaissement des caractères et les défaillances morales.

C’est pourquoi il n’y a pas d’œuvre plus utile que de présenter au peuple des modèles de charité et de force. C’est pourquoi j’applaudis du fond du cœur à tout travail qui a pour objet de mettre sous nos yeux l’un de ces modèles, en même temps que de glorifier une âme d’élite qui a sa place marquée parmi nos gloires nationales.

Or tel est le but de l’ouvrage que j’ai le grand honneur de présenter au public canadien.

La vénérable mère d’Youville, dont Madame Jetté fait connaître la vie et les œuvres, était une âme forte et virile, embrasée du feu de la charité. Elle avait la tendresse et le dévouement de la femme pour les misères humaines, et la force de l’homme pour les soulager, et renverser les obstacles qui s’opposaient à sa mission de charité.

On ne peut donc offrir à notre génération un plus bel exemple à imiter ; et, chose rare, cet exemple convient à tous, et a tous les états, car cette femme remarquable a été successivement une enfant au foyer paternel, une pensionnaire au couvent, une jeune fille dans le monde, une épouse, une mère, une veuve, une religieuse et fondatrice d’ordre, et dans chacun de ces états elle s’est sanctifiée.

Combien je regrette que la première partie de cette belle vie ne nous soit pas mieux connue ! Une histoire plus complète de la jeune fille, de l’épouse, et de la mère de famille serait des plus intéressantes, et c’est dans les détails peut-être que nous trouverions les meilleurs sujets d’édification.

Malheureusement il n’a pas dépendu de l’auteur de nous faire mieux connaître l’admirable femme dont il nous raconte la vie. L’histoire n’est pas une œuvre de fiction, et quand les renseignements font défaut, l’historien ne peut pas les remplacer par des inventions.

Madame Jetté a bien senti qu’il y a des lacunes regrettables dans la première partie de son œuvre ; elle en a souffert comme nous. Mais elle a vainement interrogé, cherché, exploré, fouillé les archives et les bibliothèques : elle n’a pu trouver des documents qui n’existent pas.

Madame d’Youville n’écrivait guère, quoiqu’elle fut capable de très bien écrire, si nous en jugeons d’après les quelques lettres que nous avons d’elle. Elle ne songeait pas à poser pour la postérité, et elle était loin de songer qu’un jour la gloire se lèverait sur son tombeau, et que l’Église viendrait y déposer une couronne, après avoir fait une enquête sur sa vie.

Elle ne demandait qu’à vivre ignorée, et si quelqu’un l’a interrogée dans les dernières années de son existence terrestre, elle a dû lui répondre : « Que vous importe ? Je vous raconterai bien mon œuvre si vous vous y intéressez, mais je ne veux pas me raconter moi-même. »

Non seulement elle n’a rien écrit, mais ses compagnes et les continuatrices de son œuvre ont respecté ce goût de l’obscurité qui distinguait leur fondatrice.

Donc, pas de mémoires, pas d’archives, pas de correspondance, qui permettent à l’historien de satisfaire la curiosité légitime de ses lecteurs.

Précisons, en résumant quelques faits importants, les lacunes inévitables de cette histoire pourtant pleine d’intérêt et de charme.

On sait que Marie-Marguerite Dufrost de La Jemmerais, née à Varennes le 15 octobre 1701, avait de nobles et illustres ancêtres. On sait aussi qu’aux plus nobles qualités de l’esprit et du cœur elle joignait une grande beauté.

Tout naturellement ces dons lui attirèrent des admirateurs, et plusieurs gentilshommes la recherchèrent en mariage. L’un d’eux fut agréé, et semblait posséder tout ce qui pouvait lui assurer une existence heureuse.

Mais, un jour, il brisa ce lien, parce que madame de La Jemmerais, veuve depuis plusieurs années, avait contracté un second mariage, qui ne rencontrait pas l’approbation du public.

Quel était ce gentilhomme qui manquait ainsi à ses engagements ? Nous n’en savons rien. Les secondes noces de la mère de sa fiancée n’étaient-elles qu’un prétexte à cette rupture ? Mademoiselle de La Jemmerais, alors âgée de 18 ans, en a-t-elle beaucoup souffert ? A-t-elle été regrettée par celui qui en s’éloignant avait tourné le dos au bonheur ? Les historiens ne nous permettent sur tout cela que des conjectures.

Cette première déception fut oubliée, sans doute, car la brillante jeune fille épousa quelques années plus tard M. Francois d’Youville.

Ce fut une union malheureuse. Obligée d’aller habiter chez sa belle-mère, elle n’y trouva pas la sympathie et l’affection qu’elle méritait ; son mari livré aux plaisirs la négligea, et dépensa follement les biens de sa femme et les siens.

Ici encore les détails manquent, et c’est dans une des périodes les plus intéressantes de la vie. Nous avons à peine connu la jeune fille dans le monde, ses espérances, ses rêves d’avenir, et ses désillusions ? Mais nous connaissons moins encore l’épouse et ses épreuves, ses dissentiments avec sa belle-mère, ses chagrins domestiques, ses désenchantements, et les glaives de douleur qui ont dû percer son cœur, quand elle s’est vue délaissée par son époux, et forcée de gagner elle-même par son travail la vie de ses chers enfants.

Le grand intérêt de la vie des Saints se trouve surtout dans les luttes de la nature et de la grâce, et c’est un des plus beaux spectacles que l’on puisse contempler.

Car il ne faut pas s’imaginer que la nature est morte dans les Saints. Ils s’en rendent maîtres, et la gouvernent, mais ce n’est pas sans lutte : et c’est cette nature toujours vivante, quoique vaincue, qui fait la diversité dans les saints, et tant de variété dans leurs œuvres.

Aussi les hagiographes qui suppriment la nature, et qui ne nous montrent que l’action de la grâce ont-ils bien tort. Ils enlèvent à leurs récits ce qui les rendrait à la fois plus dramatiques, plus attachants et plus édifiants.

L’auteur du livre que nous avons sous les yeux n’appartient pas à cette école et ce n’est pas sa faute s’il n’a pu consacrer plus d’espace au récit des huit années de mariage de Madame d’Youville, de ses épreuves d’épouse et de mère, et des triomphes de sa vertu sur le monde et la nature : les documents manquent et l’histoire complète de cette époque de sa vie ne sera probablement jamais écrite.

Mais à partir de cette époque, je veux dire après la mort de M. d’Youville, l’histoire prend des développements plus satisfaisants.

Restée veuve à 28 ans, avec deux fils qui devinrent de saints prêtres, elle consacra le reste de sa vie aux bonnes œuvres ; et le récit que nous en fait l’auteur est aussi complet qu’il peut être.

Il est suffisamment documenté, bien ordonné, et scrupuleusement fidèle. J’ajoute que l’ouvrage possède de remarquables qualités littéraires.

Le style est sans recherche, mais il ne manque pas d’élégance et d’élévation. La phrase est sobre, correcte et d’une clarté irréprochable : on n’est jamais forcé de la relire pour la comprendre.

Les faits sont bien groupés, développés avec méthode, et exposés avec la précision qui convient. Pas de rhétorique, et surtout pas de déclamation. La narration est simple, sans broderie, parsemée de réflexions justes et d’observations profondes, qui ont pour objet d’instruire, d’édifier, et de montrer l’action de la Providence dans la trame des événements.

La physionomie des personnages et de l’époque est bien dessinée : et les lieux où s’accomplissent les événements sont convenablement décrits. Mais la principale figure du tableau y est toujours en relief, et mise en pleine lumière. Le peintre l’aime et l’admire, et il nous la fait admirer et aimer.

Quel puissant intérêt se dégage de la lutte qu’elle soutient pour l’établissement de son institut, contre le gouverneur M. de la Jonquière, contre l’intendant Bigot, et même contre Mgr  de Pontbriand, évêque de Québec ! Quel modèle de résistance chrétienne aux autorités !

Calomniée, accusée de duplicité, menacée et persécutée, elle se défend avec fermeté, mais sans manquer de déférence et de respect pour la haute situation de ses adversaires : et elle finit par triompher.

Sa lettre à l’intendant est admirable de franchise, de dignité, et de courage. En écrivant à son évêque, elle prend un ton différent, et c’est avec une délicatesse touchante et une émotion contenue qu’elle lui reproche d’avoir cru à sa duplicité.

C’est un bel exemple de ce que peut accomplir une femme qui met son zèle et son activité au service d’une œuvre, et qui place en Dieu seul son espoir et son appui.

Mais il faut dire que c’était une femme forte, servie par une intelligence supérieure : et quand Madame Jetté nous montre avec quelle économie elle administrait son hôpital, quelle entente des affaires elle apportait dans l’organisation du travail, dans ses entreprises, dans la création des moyens qui assuraient l’avenir de son institut, je suis tenté de la présenter comme modèle à nos ministres des finances, et autres administrateurs des biens publics.

Ce qui est remarquable chez la Vénérable mère d’Youville, c’est l’activité de sa charité. Son amour n’est pas contemplatif, il est surtout actif. Les mouvements de sa vie intérieure se manifestent constamment par des œuvres, et elle pratique toutes les pieuses industries de la charité.

Qu’est-ce que la vie de la sainteté ? Saint Bernard dont l’activité a été prodigieuse, et qui a exercé une influence immense sur les événements de son siècle, a dit : « La vie active, c’est donner du pain à celui qui en manque, c’est enseigner au prochain la parole de la sagesse, c’est ramener dans la droite voie celui qui s’égare, c’est rappeler les orgueilleux à l’humanité, les ennemis à la concorde, c’est visiter les infirmes, ensevelir les morts, c’est racheter les captifs et les prisonniers, c’est veiller à ce que chacun ait ce qui lui est nécessaire »

Tel fut le caractère de l’activité de Madame d’Youville. Par les événements de sa vie, elle ressemble extraordinairement à Sainte Jeanne de Chantal. Par les œuvres, elle est une sœur de Saint Vincent de Paul.

Quand elle mourut à l’âge de 70 ans, l’activité de sa sainteté ne s’était pas ralentie. Son œuvre avait déjà pris des développements qui sont devenus depuis merveilleux, et elle avait enfanté à la vie de la charité toute une génération de vierges dont les nombreuses fondations sont nées de la sienne.

La vie des hommes se termine de manières bien diverses. Les uns font le tour de la vie comme on fait le tour du globe ; et quand le voyage finit, ils sont revenus au point de départ, c’est-à-dire à l’enfance. Si triste qu’il soit, ce sort est assez fréquent.

Pour un plus grand nombre la vie n’est pas une sphère dont ils font le tour : c’est une montagne qu’ils gravissent dans la première moitié de leur vie, et qu’ils redescendent ensuite péniblement pour rentrer dans l’obscurité.

Mais il y a les privilégiés, les rarissimes qui montent toujours, toujours plus haut, parce que la montagne qu’ils gravissent s’appelle la Sainteté, et que son sommet touche le ciel. Au lieu de revenir au point de départ, les Saints s’en éloignent toujours de plus en plus, et ce n’est qu’à la mort qu’ils arrivent au sommet, illuminés déjà de célestes clartés.

Telle a été la vie de la vénérable Mère d’Youville ; et Madame Jetté, en nous la racontant, a vraiment fait une bonne œuvre et un beau livre.

Je veux résumer en une seule phrase les impressions que sa lecture m’a laissées : il instruit, il émeut, il captive, il édifie, il rend meilleur.

A. B. Routhier.