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Vie de la vénérable mère d’Youville/01/01

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PREMIÈRE PARTIE












VIE
DE LA
VÉNÉRABLE MÈRE D’YOUVILLE


CHAPITRE PREMIER


LA FAMILLE DE Mme D’YOUVILLE. — SA NAISSANCE. — SON BAPTÊME. — LA MORT DE SON PÈRE.


Le 16 octobre 1701, la cloche de l’église de Sainte-Anne de Varennes annonçait aux habitants de ce paisible village qu’un enfant venait de naître et qu’une nouvelle chrétienne était donnée a l’Église. Aussi y avait-il grande joie et liesse au manoir de La Jemmerais, où serviteurs et maîtres s’unissaient pour saluer l’arrivée de cette enfant, la première née de la famille.

Son père, homme de guerre, avait peut-être réprimé un mouvement de désappointement en apprenant la naissance d’une fille au lieu de celle d’un héritier de son nom ; mais, en bon chrétien, il s’était réjoui de la bénédiction qu’apporte à tout foyer le petit être destiné a l’orner et à l’égayer. Et si, penché sur le berceau de cette enfant, ce père eût pu plonger un regard dans l’avenir, combien il eut été fier de sa fille et de ses grandes destinées ! Avec quelle ardeur il eut remercié Dieu d’avoir choisi dans sa famille celle qui devait illustrer son pays par de si grandes et de si belles choses !

C’est le 15 octobre que naquit l’enfant dont nous allons écrire l’histoire. Son père, Christophe Dufrost de La Jemmerais[1], gentilhomme breton, originaire de Médréac, dans le diocèse de Saint-Malo, habitait le Canada depuis 1687. Il s’était distingué par sa bravoure dans les guerres contre les Iroquois et avait rapidement conquis l’estime et la confiance de ses chefs. La marquise de Vaudreuil en témoigne éloquemment, dans une lettre conservée aux Archives de la Marine, à Paris, en disant : « M. de La Jemmerais a parfaitement bien servi dans la guerre des Iroquois et a couru risque, nombre de fois, d’être pris et brûlé vif par ces barbares. Cette bravoure lui valut la confiance de ses chefs et le commandement de postes importants. »

Le manoir de La Jemmerais, où était né M. Christophe Dufrost, situe dans la paroisse de Médréac (Isle-et-Vilaine), non loin de la rivière la Rance, remonte à l’an 1400. Il appartenait alors à Jean L’Abbé, qui le transmit aux La Forest.

Le mariage de Marguerite de La Forest avec Christophe Dufrost, sieur de Breil-Samin, en Langan, et des Chapelles, en Irodouër, fit passer le manoir entre les mains des Dufrost. Ceux-ci étaient de fort ancienne noblesse : parmi les gens de Roger de Beaumanoir qui prirent part au combat des Trente, en 1351, il est fait mention d’un Dufrost, et l’on retrouve dans différents registres le nom des ancêtres de cette famille.

Le château de La Jemmerais était une superbe construction ornée de tourelles ; de magnifiques avenues de chênes séculaires l’encadraient. La chapelle, remarquable aussi, fut malheureusement détruite. Seules, la pierre sacrée et la cloche ont été conservées. En 1895, la révérende Mère Deschamps, alors Supérieure Générale des Sœurs Grises de Montréal, poussée par un sentiment vraiment filial, fit des démarches auprès de M. le curé de Médréac pour avoir ces deux reliques, seuls restes de l’antique manoir. Elle ne put obtenir tout ce qu’elle avait demandé ; mais, l’année suivante, la veille de la grande fête organisée à l’occasion de ses noces de diamant, la vénérable supérieure recevait la pierre sacrée, accompagnée des lignes suivantes de M. l’abbé Aubré, vicaire de Médréac : « Votre désir, Madame la Supérieure, va se réaliser en partie. Médréac et Montréal se partageront les souvenirs de la famille Dufrost de La Jemmerais. C’est la pierre sacrée de l’ancienne chapelle de ce manoir qui vous tombe en partage. Elle a été remise par le fermier de La Gesmeraye à M. le comte de Palys. »

On comprend quelle fut la joie des filles de la Vénérable Mère d’Youville à la réception de ce précieux souvenir. Puisqu’elles ne pouvaient pas être conviées à la prière par cette cloche qui jadis appelait aux fêtes religieuses les seigneurs de Médréac et leurs vassaux, elles se consoleraient du moins en vénérant cette chère relique, sur laquelle la Victime Sainte s’était si souvent immolée pour la consolation des ancêtres de leur bien-aimée fondatrice.

La chapelle du manoir des Dufrost n’était pas seulement remarquable par sa construction, elle avait aussi son histoire et sa légende. Le jour de la fête de cette chapelle était le lundi de la Pentecôte et elle était l’objet, ce jour-là, d’un grand pèlerinage auquel se rendaient tous les paysans des environs. Nous empruntons aux notes de M. le vicaire de Médréac les lignes suivantes, qui nous disent la pieuse légende conservée dans le pays au sujet de ce sanctuaire disparu : « Le souvenir de cette chapelle est conservé dans la population médréacienne par la vision insolite d’une lumière qui, n’ayant ni l’apparence d’un feu follet, ni celle d’un ver luisant, éclairait la partie du terrain occupé jadis par la chapelle. Il y a une trentaine d’années, lorsque le fermier voulut combler les excavations faites pour extraire les pierres des fondations, la lumière reparut, et cette fois plus fréquente ; on entendit même du bruit, dit la légende.

« Le fermier se décida alors à ne pas remplir ces excavations, qui sont maintenant recouvertes de saules.

« La fontaine de la propriété était elle-même légendaire. On y entendait un chant extraordinaire que dans le langage du pays on appelle turlutement.

« La famille des Dufrost avait droit à la prééminence dans l’église de Médréac, droits honorifiques comme seigneurs du lieu, et leurs armes portaient d’argent à trois têtes de coq de sable, crêtées et barbelées de gueules. »

« Les La Gesmeraie, » ajoute M. le comte de Palys, avaient droit d’enfeu et trois pierres tombales armoriées dans l’église de Médréac, et droit d’écusson dans la principale vitre derrière le grand autel. »[2]

La mère de notre héroïne était Marie-Renée de Varennes, fille de René de Varennes, gouverneur de Trois-Rivières, et petite-fille du sieur Boucher de Boucherville, aussi gouverneur de cette ville.

M. de Boucherville était renommé dans toute la colonie, tant pour les importants services qu’il avait rendus que pour les grandes vertus qui illustrèrent sa vie. Son souvenir s’est perpétué dans les générations qui ont suivi et fait encore l’admiration de tous les Canadiens-Français.

Faisant ses derniers adieux à ses enfants, dans un testament resté à jamais mémorable et que depuis on relisait chaque année à genoux dans la famille, il laissait à son fils cette suprême recommandation : « Dites à votre sœur de Varennes (Mme de La Jemmerais) que je lui dis adieu et à tous ses enfants, que j’aime et que j’ai toujours aimés. Je leur donne et à elle ma bénédiction. Je les exhorte tous à vivre dans la crainte de Dieu et à s’entr’aimer les uns les autres comme Dieu et la bienséance le demandent. »

Deux frères de Mme de La Jemmerais furent prêtres : M. Charles de La Jemmerais, curé de Verchères, décédé en 1750, et M. Joseph de La Jemmerais, curé de Sainte-Famille, Île d’Orléans, mort en 1756.

Mme de La Jemmerais était aussi la sœur de M. de la Vérendrye, le célèbre explorateur qui découvrit la rivière Rouge et l’Assiniboine, bâtit le fort Saint-Charles, celui de la Reine et plusieurs autres, et dont les fils poussèrent les explorations jusqu’aux Montagnes Rocheuses. Singulière coïncidence, ou plutôt voies étranges de la Providence : les Sœurs Grises, fondées par la nièce de l’explorateur canadien, vinrent sur les bords de cette même rivière Rouge, de concert avec les missionnaires, travailler à l’évangélisation des sauvages. Elles furent les premières femmes qui foulèrent le sol de ces froides et lointaines régions pour se dévouer au salut des infidèles.

Un des frères de Mme d’Youville, qui accompagnait son oncle, M. de la Vérendrye, mourut au fort Maurepas, loin de son pays et des siens.

Outre ces trois fils et Mme d’Youville, M. et Mme de La Jemmerais eurent deux autres filles. L’une, Marie-Louise, épousa M. Ignace Gamelin, et la dernière, Marie-Clémence, épousa M. Gamelin-Maugras.

Huit prêtres, outre les frères de Mme de La Jemmerais, furent donnés à l’Église du Canada par cette famille si chrétienne.[3]

D’un tel père, d’une telle mère, d’aïeux et de parents aussi distingués, notre Vénérable ne pouvait que recevoir de bons exemples et hériter de nobles sentiments.

Ses pieux parents la présentèrent au baptême le lendemain de sa naissance : elle y reçut les noms de Marie-Marguerite. Elle eut pour parrain Jacques-René Gauthier de Varennes, et pour marraine Marie-Marguerite Gauthier de Varennes.

Rien ne manquait à cette enfant, à qui le ciel réservait un rôle privilégié. Fille de parents chrétiens et nobles, petite-fille d’un gouverneur et d’un saint, ses premières années s’écoulèrent heureuses et souriantes, au manoir paternel. Mais la souffrance, épuration des justes, sillon que les âmes saintes et bénies doivent féconder de leurs larmes et souvent de leur sang, ne devait pas tarder à apparaître dans la vie de Mme d’Youville, et ce fut presque au sortir de son berceau qu’elle la rencontra.

La mort d’un père bien-aimé vint briser l’existence de la petite Marguerite et mettre fin aux quelques années heureuses vécues au sein d’une famille aussi unie que respectée. M. de La Jemmerais, dont les succès militaires avaient été rapides et brillants, avait été promu, en 1705, du grade de lieutenant à celui de capitaine : moins de trois ans après, alors que ses succès passés lui donnaient les plus grands espoirs pour l’avenir, il était enlevé à l’affection de sa femme et de ses enfants. Mme de La Jemmerais restait donc seule, avec la tâche d’élever, sans fortune, six enfants en bas âge, dont Marie-Marguerite était l’aînée. « On sait que la plupart des gentilshommes français qui allaient se fixer au Canada, » dit M. Faillon, « n’y portaient pour tout bien que leur épée et leur bravoure, et que nonobstant les grandes concessions de terres qu’ils obtenaient aisément, leur état de médiocrité n’était pas rendu meilleur par la possession de ces vastes domaines qui ne leur offraient encore que des espérances pour l’avenir. »[4]

M. de La Jemmerais n’était pas une exception à cette règle : il ne possédait d’autre bien que les appointements de sa solde, qui avaient suffi jusque-là à l’honnête entretien de sa famille, mais qui ne lui avaient pas permis d’assurer l’avenir de ses enfants.

Notre héroïne se trouvait donc orpheline à sept ans. Nous verrons comment, avec son intelligence précoce et son jugement déjà préparé à comprendre sa position, elle étonna son entourage et les amis de sa famille par une énergie au-dessus de son âge et les belles qualités que les épreuves développèrent en elle.



  1. Les ancêtres de Mme d’Youville écrivaient : La Gesmerais, de la terre seigneuriale qu’ils possédaient en Bretagne  ; nous écrirons cependant, comme M. Faillon, La Jemmerais, nous guidant, comme lui, sur la signature de Mme d’Youville. Celle-ci, malgré les différentes manières d’écrire son nom, a toujours signé ainsi.
  2. Une famille bretonne au Canada, p. 13.
  3. Les deux fils de Mme d’Youville : François, curé de Saint-Ours, décédé en 1778, et Charles-Marie-Madeleine Dufrost, curé de Boucherville, mort en 1790, qui fut le premier biographe de sa mère ; Ignace Gamelin, curé de Saint-Philippe, mort en 1799, fils de M. et de Mme Ignace Gamelin, et leur petit-fils, M. Porlier, curé de la Pointe-aux-Trembles ; Pierre-Mathieu Gamelin-Maugras, prêtre de Saint-Sulpice, décédé en 1771, fils de M. et de Mme Gamelin-Maugras, et Clément-Amable Boucher de Labroquerie, curé de Rigaud, mort en 1826, ainsi que Jean-François Sabrevois de Bleury, curé de Lachenaie, mort en 1802, leurs petits-fils.

    Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface, était l’arrière-petit-fils de M. et de Mme Gamelin-Maugras. Dans une brochure intitulée :« Une famille bretonne au Canada, » M. le comte de Palys, parlant de ce dernier évêque membre lui aussi de cette famille dont il écrit l’histoire, résume en quelques lignes la vie et les travaux apostoliques de Mgr Taché. « Cet illustre prélat, » dit-il, « évêque à vingt-six ans, après avoir, en évangélisant les sauvages fait des voyages de quatre à cinq cents lieues partie à pied, partie à la raquette ou avec des chiens, couchant presque tout le temps dehors, sous ce climat rigoureux, vient de mourir en laissant, disent les journaux du pays, le souvenir d’un héros et d’un saint. »

    Mgr Taché a donné à toute la descendance de ce vieux sang breton des Dufrost de La Jemmerais la suprême illustration d’un prince de l’Église.

  4. Vie de Madame d’Youville, p. 5.