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Vie de la vénérable mère d’Youville/01/03

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CHAPITRE III


RETOUR DE Mlle DE LA JEMMERAIS AU MANOIR PATERNEL. — ÉPREUVE CAUSÉE PAR LE SECOND MARIAGE DE SA MÈRE. — SES FIANCAILLES AVEC M. D’YOUVILLE.


Après deux ans de séjour au monastère des Ursulines, Mlle Dufrost, à l’été de 1713, fit ses adieux à ses maîtresses et à ses compagnes et revint à la maison paternelle.

La campagne était dans toute sa beauté et son épanouissement ; un chaud soleil de juillet baignait de ses flots de lumière le village qui devait son nom aux ancêtres de la jeune élève des Ursulines. Quelle joie pour elle de revoir ce paysage charmant et gracieux qui se mire dans les eaux du grand fleuve, comme pour lui emprunter sa fraîcheur et sa majesté, et que de souvenirs dans ces lieux si chers à son cœur ! Voici le clocher de la chère église où si souvent elle est venue, dans le banc seigneurial, assister aux offices avec ses parents ! Voilà le caveau funèbre dans lequel dorment déjà du grand sommeil plusieurs des siens.

Bientôt, à travers un massif d’arbres, elle distingue le manoir de sa famille, qui se détache sur la verdure des bois et des champs, avec son toit aigu et sa pierre blanchie par ce ciment de chaux et de sable qui donnait tant de solidité aux constructions des premiers colons. Toute la famille réunie l’attendait sur le seuil de la maison : sa mère, toute fière de cette gracieuse enfant qui allait bientôt lui être si utile ; ses frères et sœurs, curieux de revoir cette sœur aînée dont on leur avait tant parlé chaque jour.

Mais elle, bien que toute pénétrée de la joie du retour, n’avait cependant pas distrait sa pensée de la tâche qu’elle se sentait heureuse de venir remplir auprès de sa mère. Gaie et animée, elle parcourt la maison avec ses sœurs, jette un coup d’œil sur le jardin, visite les dépendances et se rend compte bien vite de la part de travail qui l’attend dans le domaine.

Elle l’avait dit à ses maîtresses, elle l’avait redit à ses compagnes, sa pauvre mère attendait avec impatience son retour au foyer domestique ; aussi devint-elle bientôt une aide précieuse pour Mme de La Jemmerais et une seconde mère pour ses frères et sœurs.

Dans la maison de sa mère, au milieu de sa famille, elle devait être aussi infatigable que nous la verrons plus tard à l’Hôpital Général. Aussi son fils, dans une biographie manuscrite, nous la peint-il ainsi : « À douze ans, lorsqu’elle revint chez sa mère, elle donna des preuves du profit qu’elle avait tiré de la bonne éducation qu’on lui avait donnée. On la vit devenir l’appui et la consolation de sa mère, dont elle possédait la confiance. Dès lors, on la vit s’efforcer, par son travail, de gagner de quoi faire subsister ses frères et sœurs et leur rendre tous les services dont elle était capable. Aussi eurent-ils toujours pour elle un attachement extraordinaire, attachement accompagné de respect et de confiance, persuadés qu’elle avait pour eux une affection vraiment tendre. C’était leur sœur par excellence. Étant tous parvenus à un âge mûr et ayant embrassé divers états, cette sœur bien-aimée était la dépositaire de leurs secrets.

« Dans leurs chagrins, c’était leur consolation : il leur semblait que sa présence seule adoucissait leurs maux ; dans leurs perplexités, c’était leur conseil : ils auraient cru commettre une imprudence s’ils eussent entrepris quelque chose de considérable sans la consulter. Point de compagnie qui valût pour eux celle de leur sœur et, même dans leurs plus grands embarras, ils trouvaient toujours le temps de s’entretenir avec elle. La haute idée qu’ils avaient de sa vertu leur donnait une grande confiance dans ses prières. Il est difficile d’exprimer quelle était leur inquiétude s’ils la savaient sérieusement malade et avec quelle sincérité ils prenaient part à toutes les croix de cette bonne sœur. »

Cette influence exercée par Mlle Dufrost dans sa famille, elle l’avait acquise dès le début de sa vie, lorsque son cœur, qui renfermait des trésors de tendresse et de dévouement, avait habitué les siens à compter déjà si complètement sur elle pour les mille sacrifices de chaque jour. « On ne saurait croire, » dit M. Sattin, « combien elle adoucit à sa mère la tâche d’élever sa jeune famille. »[1]

Pour avoir sitôt conquis une si large place au foyer domestique et dans le cœur des siens, il fallait que cette jeune fille fût douée de qualités supérieures. Aussi la tradition nous apprend qu’elle avait un esprit sérieux et un jugement solide. Toutes ses paroles étaient marquées au coin de la sagesse et elle ne les prodiguait pas. Elle parlait peu et pensait beaucoup, disent ses biographes. À une exquise sensibilité et à une grande douceur, qui étaient le fond de son caractère, elle alliait une volonté qui ne connaissait pas d’obstacle. Cependant cette volonté si ferme savait se plier facilement au besoin et, en femme vraiment supérieure, elle prenait volontiers conseil d’autrui, se défiant de ses propres lumières.

À toutes ces qualités morales Mlle Dufrost joignait une grande beauté. Une taille au-dessus de la moyenne, que rehaussaient encore un port noble et un grand air de distinction, en eût peut-être trop imposé, si le sourire bon et agréable d’une bouche parfaite n’avait rassuré les personnes qui l’approchaient. Les yeux étaient noirs, vifs et intelligents, la chevelure abondante, le nez régulier, le teint clair et animé. Une démarche modeste et gracieuse complétait le charme de cette jeune fille que le ciel semblait avoir voulu embellir de tous les dons à la fois.

Une personne aussi accomplie ne pouvait rester ignorée, surtout dans les premiers temps de la colonie, où les habitants ne faisaient pour ainsi dire qu’une grande famille. Les incursions des sauvages, les combats incessants, l’incertitude du lendemain et la distance de la mère-patrie rapprochaient les colons et faisaient communes les joies et les tristesses de chacun.

Mlle Dufrost était donc connue ; on savait qu’au manoir de Varennes vivait une jeune fille belle entre toutes, sérieuse, sage, dévouée, et les meilleures familles du pays pouvaient ambitionner de voir leurs fils contracter avec elle une alliance qui promettait nécessairement le bonheur.

Plusieurs jeunes gentilshommes recherchèrent, en effet, la main de Mlle Dufrost, et l’un d’eux, doué de nobles qualités et qui possédait un beau nom et une grande fortune, fut agréé par Mme de La Jemmerais.

Le bonheur allait donc réunir ces deux existences qui semblaient faites pour se compléter. Mais la Providence en avait décidé autrement. Dieu avait sur cette jeune fille des vues que celle-ci n’entrevoyait pas encore et qu’une alliance trop heureuse aurait pu mettre en péril. Il fallait à cette âme privilégiée une autre destinée que celle qu’elle avait rêvée : il lui fallait la souffrance, le renoncement et les sacrifices, pour la préparer au rôle qui lui était réservé.

Aussi devait-elle voir tout d’abord s’évanouir toutes ces espérances qu’un cœur de dix-huit ans fonde sur l’avenir, surtout quand il aime et qu’il est aimé ; puis, comme préparation suprême au rôle de mère des pauvres, elle devait contracter une union qui ne servirait qu’à lui donner l’auréole de la maternité, sans les joies d’une affection sincère et chrétienne.

La première épreuve frappa Mlle Dufrost sous la forme d’une cruelle déception, et ce fut sa mère bien-aimée qui lui brisa le cœur, en même temps qu’elle brisait son avenir !

Un médecin irlandais, M. Timothée Sullivan, qu’une mauvaise réputation avait malheureusement précédé au pays, si l’on en croit les biographes de Mme d’Youville, épousa Mme de La Jemmerais, et ce second mariage de sa mère fut l’occasion d’une rupture entre Mlle Dufrost et le jeune homme qu’elle avait distingué.

Était-ce son titre d’étranger qui prévenait contre M. Sullivan, ou était-ce, en effet, son inconduite ? On ne sait, et les contemporains de Mme d’Youville semblent ne rien affirmer de positif sur ce point. Cependant on ne peut s’empêcher de trouver excessive la délicatesse de ce jeune homme ou de sa famille, qui consentit à rompre une alliance si convenable pour un motif dont la fiancée n’était aucunement responsable.

Quelle que soit la vérité sur les antécédents de M. Sullivan, nous devons supposer que sa conduite s’était améliorée, puisque l’on trouve plus tard, dans les Archives de la Marine et dans les lettres de M. de Vaudreuil, des appréciations très favorables sur le beau-père de Mlle Dufrost, qui changea insensiblement, dit M. Faillon, son nom de Sullivan en celui de Sylvain, que les Canadiens prononçaient plus facilement. « À l’égard du sieur Sylvain, médecin du roi à Montréal, » écrivait le ministre à M. de Beauharnois, « je ne sais si vous êtes bien informé de ses talents. Les principaux officiers de Montréal, les ecclésiastiques et les religieuses de l’Hôtel-Dieu en ont rendu des témoignages très avantageux. » Mme la marquise de Vaudreuil écrivait aussi, en 1727, au ministre de la Marine : « Le sieur Sylvain, gentilhomme irlandais, dont le père était aussi médecin, ayant épousé la veuve de M. de La Jemmerais, capitaine, qui avait six enfants, sans un sol de bien, en a usé pour cette famille en vrai père. Il s’est privé de son nécessaire pour élever ces enfants et leur donner toute l’éducation qu’il lui a été possible. Il a fait prêtre l’aîné, Charles Dufrost de La Jemmerais, ordonné en 1726. Le second, qui est cadet dans les troupes, mériterait bien une expectative d’enseigne en second, tant par rapport à lui, qui est un bon sujet, qu’en considération des services de feu Monsieur de La Jemmerais, son père. »[2]

Quoi qu’il en fût, le mariage de Mlle Dufrost fut rompu à cause du second mariage de sa mère, et l’on doit dire que ce fut la plus grande grâce de sa vie. En effet, combien l’existence de la Vénérable eût été différente si elle avait épousé le jeune homme de ses rêves et de son choix et si, tout en restant bonne épouse et bonne mère, elle se fût attachée à toutes ces choses qui forment le bonheur et au milieu desquelles l’âme se laisse endormir !

L’épreuve que Mlle Dufrost subit, dans cette circonstance, fut le premier anneau de la chaîne douloureuse et ininterrompue qui devait l’attacher de plus en plus à son Créateur, en la détachant chaque jour davantage de tout bien terrestre et mondain. Tout rentra dans le calme, après cet orage, au manoir de Varennes. Mlle Marguerite reprit ses occupations accoutumées et le temps, qui guérit toute blessure, fit oublier à la jeune fille son chagrin et ses espérances envolées.

Trois années s’étaient écoulées, depuis la rupture de ce mariage, lorsqu’un jour on apprit que Mlle Dufrost était fiancée à M. François d’Youville, gentilhomme de Ville-Marie.

M. d’Youville était fils de Pierre You, gentilhomme rochelois qui accompagna M. de la Salle dans son expédition de la Louisiane et signa avec celui-ci l’acte de prise de possession du pays des Arkansas, le 14 mai 1682, au nom du roi de France.[3]

En vertu des privilèges accordés aux découvreurs par le roi, Pierre You prit le nom de sieur de Ladécouverte, qu’il porta depuis et sous lequel il est désigné dans les actes officiels. Il épousa, en premières noces, une sauvagesse, Élisabeth Miami, dont il eut une fille, Marie-Anne, baptisée en 1694 et mariée le 15 août 1718 à Jean Richard[4], et, en secondes noces, le 19 avril 1697, Madeleine Just, née à Brèves, en Bretagne. Ils eurent plusieurs enfants, qui s’allièrent aux Migeon de Lagauchetière, aux de Joncaire, etc. Pierre You mourut le 28 avril 1718, laissant à son fils une honnête fortune et une belle propriété située à l’extrémité occidentale de l’île de Montréal (l’Île aux Tourtes) ; il l’avait appelée Ladécouverte, et son fils l’habitait quelques années avant son mariage avec Mlle de La Jemmerais.[5]

Les membres de la famille de M. d’Youville continuèrent, comme leur père, à s’appeler Ladécouverte, tandis que François porta le nom de You d’Youville.

Le jeune homme qui allait épouser Mlle Dufrost était, comme nous venons de le voir, d’une famille honorable. Il avait hérité de son père une certaine aisance ; de plus, il avait belle mine, et les biographes de Mme d’Youville s’accordent tous à dire qu’il était l’un des plus beaux hommes de la colonie.



  1. M. Sattin, prêtre de Saint-Sulpice, arrivé au Canada en 1794, a laissé une Vie manuscrite de la Vénérable, fondée sur le témoignage des anciennes sœurs et surtout de la Mère Coutlée, qui avait été formée par la fondatrice. C’est à lui, malgré la brièveté de son récit, que nous sommes redevables des principaux traits de la vie de Mme d’Youville, puisque le premier il avait eu l’heureuse pensée de les recueillir.
  2. Archives de la Marine, Paris, 1727.
  3. Vie de Madame d’Youville, par M. Faillon. Archives de la Marine, 1682.
  4. Dictionnaire généalogique de Mgr Tanguay, vol. 7, p. 491.
  5. M. Faillon, Vie de Madame d’Youville, p. 13