Vie de la vénérable mère d’Youville/01/05

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CHAPITRE V


MARIAGE DE Mlle DUFROST. — ELLE QUITTE VARENNES. — SON SÉJOUR CHEZ SA BELLE-MÈRE. — ELLE DEVIENT VEUVE.


Pour épouser M. d’Youville, Mlle Dufrost quittait sa mère et le toit paternel.

Cette fois les adieux furent déchirants, car non seulement Mme de La Jemmerais voyait s’ouvrir pour sa fille l’avenir nouveau et toujours si incertain de la vie conjugale, mais elle avait la douleur de voir s’éloigner cette enfant bien-aimée qui avait été une compagne pour elle et qui l’avait soutenue par ses sages conseils et son aide énergique. Les frères et sœurs de la jeune fiancée comprenaient combien allaient leur manquer les soins qu’elle leur prodiguait tous les jours et les mille délicatesses inventées par son grand cœur pour adoucir leurs peines d’enfants. La pensée de la savoir heureuse, sous la protection d’un homme qui semblait réunir toutes les qualités d’un bon mari et celles d’un parfait chrétien, pouvait seule les consoler d’une si douloureuse séparation.

Ce fut le 12 août 1722 que M. d’Youville conduisit sa fiancée à l’autel dans l’église paroissiale de Notre-Dame de Ville-Marie.

S’il est beau de voir s’agenouiller aux pieds du Dieu Créateur deux jeunes époux qui viennent le prendre à témoin de leurs serments d’amour et de fidélité, l’expérience de la vie permet cependant de compter tant de déceptions et de tristesses que l’on peut toujours se demander, au passage de ces deux êtres qui viennent de se lier pour jamais, si cette joie qui s’exhale du riant défilé d’une noce aura plus qu’un court lendemain. Hélas ! ne savons-nous pas que trop souvent le bonheur passe aussi rapidement que les fleurs qui parent la mariée et qu’avant même de se flétrir la couronne d’oranger, changée en épines, meurtrira le front de la jeune femme ?

Nous verrons que celle dont nous relatons la vie put compter ses jours heureux. En effet, Mme d’Youville fut de celles chez qui ni la beauté, ni la jeunesse, ni la tendresse, ni la vertu ne furent assez puissantes pour enchaîner un cœur inconstant.

Mme d’Youville, après son mariage, n’eut pas la joie de s’installer chez elle, dans cet intérieur que la jeune femme se plaît à embellir et à orner et dont elle sait le plus souvent faire un séjour agréable, où le mari aime à se retrouver entouré de soins et d’affection. Que de ménages n’auraient pas eu une existence aussi ensoleillée si, au début, l’homme n’avait pas été enchaîné par ces mille riens qui sont autant de liens dont la femme sait l’enlacer et qui, avec la tendresse d’un amour vrai et dévoué, aident souvent à assouplir les natures les plus difficiles ! Si Mme d’Youville avait eu la jouissance si légitime d’avoir son foyer domestique, ce petit royaume qui sied si bien à la femme, n’est-il pas permis de supposer qu’elle aurait pu retenir l’affection de son mari ? L’influence de sa belle-mère écartée, la jeune femme aurait peut-être pu, avec sa grande douceur, réussir à changer cette nature rebelle. Soumis à la seule influence de cette femme charmante et bonne, la rude nature de M. d’Youville aurait pu se façonner à cette vie d’affection, de confiance et d’entente qui s’impose si facilement au commencement et qui peut ensuite durer toujours. Malheureusement Mme d’Youville fut forcée d’aller habiter chez sa belle-mère et, comme il arrive souvent, Dieu le permettant ainsi pour la sanctification des siens, il se trouva que la belle-mère et la bru étaient d’une humeur et d’un caractère tout différents.

Loin de vouloir faire quelques concessions à la femme de son fils, la mère de M. d’Youville exigea que sa belle-fille s’enfermât chez elle, comme si elles avaient été toutes deux du même âge, et la pauvre jeune femme se trouva condamnée à une vie triste et monotone.

Sans être ni frivole ni mondaine, Mme d’Youville aurait aimé à se parer et à fréquenter la société. « Le monde eut pour elle des attraits, » dit M. Sattin ; « elle ne fut point ennemie des plaisirs et de la société. »

Les premiers colons avaient peu de distractions ; comme nous l’avons déjà dit, ils vivaient comme les membres d’une grande famille ; les réunions étaient donc intimes et fréquentes, et ils pouvaient ainsi passer plus agréablement les longs hivers et briser la monotonie de leur existence. Ces distractions, pourtant bien légitimes, furent refusées à Mme d’Youville ; elle fut obligée, pour vivre en paix, de sacrifier tous ses goûts et de s’enfermer, à vingt ans, avec une vieille belle-mère acariâtre et impérieuse.

Ce que fut cette existence, dans les conditions que nous venons de décrire, on le comprend sans peine. Les souffrances et les contrariétés rencontrées à chaque instant dans ce contact continuel de deux natures peu sympathiques, les renoncements répétés que cette vie si peu en harmonie avec ses goûts exigeait d’elle, auraient été une raison de plus pour Mme d’Youville de s’attacher plus fortement à son mari, si elle avait trouvé chez celui-ci un cœur digne de la comprendre. Mère heureuse, épouse aimée, elle eût alors facilement oublié les tracasseries de sa belle-mère ; mais Dieu, qui la voulait sienne et qui avait daigné la choisir pour fonder l’une des plus belles œuvres du pays, la préparait peu à peu à sa mission en lui envoyant ces épreuves, qui dissipaient ses illusions et assuraient son détachement de tout ce qui aurait pu la détourner de sa vocation providentielle. Mme d’Youville, en vivant sous le toit et la tutelle de la mère de son mari, avait appris à sacrifier sa volonté propre et ses goûts les plus légitimes. C’est ainsi que, sans le savoir, la belle-mère entrait dans les desseins de Dieu.

Après quelques années de cette vie commune et crucifiante, Mme d’Youville mère mourut. Cette mort allait-elle faire réfléchir ce mari indifférent et volage, et la jeune femme allait-elle pouvoir enfin goûter un peu de ce bonheur dont elle était si digne et qu’elle avait jusqu’ici attendu en vain ? Loin de là.

La mère de M. d’Youville avait laissé à son fils en mourant un fort bel héritage ; celui-ci profita de cet accroissement de fortune pour se livrer avec plus de liberté à la vie dissipée qu’il menait depuis son mariage. Bien plus, à cette indifférence s’ajoutèrent bientôt le délaissement et l’abandon. Prévenante et affectueuse pour son mari, Mme d’Youville ne reçut en retour que froideur et même dureté. Son cœur délicat et sensible fut brisé de douleur en voyant son amour si vrai et si profond méconnu et repoussé. Ce fut alors qu’elle tourna son âme vers Dieu et qu’elle commença à placer en lui toutes ses espérances. « Les élus de Dieu, » a dit un orateur contemporain, « sont le froment qu’il sème dans les sillons tourmentés de la vie publique ou privée, et qui germent souvent sous la pluie des tempêtes pour donner, à l’heure fixée, la moisson qui enrichit les âmes et l’éternité. »[1]

M. d’Youville, avec ses habitudes de plaisir, dépensa bientôt son héritage et le bien que sa femme lui avait apporté ; celle-ci se vit obligée de gagner, par son travail, la vie de ses enfants. Elle n’adressa pas de reproches à son mari sur sa conduite et ses extravagances ; au contraire, pour le ramener dans le sentier du devoir, elle redoubla de prévenances à son égard, supportant avec la plus grande douceur les peines dont elle était abreuvée. Cédons ici la plume à son fils M. Dufrost, que l’on ne pourra certes soupçonner d’exagération, puisqu’il s’agit de son père : « En peu de temps, » dit-il, « son mari consuma en divertissements toute sa succession et mit par là son épouse dans le cas de n’avoir pas souvent le nécessaire, quoique, par un travail continuel, elle s’efforçât de pourvoir à son entretien et à sa nourriture. Pour surcroît d’affliction, elle avait un mari fort indifférent et qui n’était pas plus sensible aux différentes infirmités de son épouse que pour une personne qu’il n’avait jamais connue. Cependant jamais on ne l’entendit faire le moindre reproche à son mari, quoiqu’il les méritât grandement, ni même diminuer ses complaisances pour lui. »

Ces rudes épreuves élevèrent l’âme de la jeune femme et lui firent comprendre qu’elle ne pouvait plus espérer de bonheur qu’au service de Dieu et dans les œuvres de la charité chrétienne. Après cinq années de cette vie tourmentée, pressée par une grâce intérieure, elle embrassa un genre de vie plus parfait et elle prit la résolution de se donner tout entière à Dieu.

Jeune fille, Mme d’Youville avait aimé le monde. « Le monde eut pour elle des attraits, » nous dit son fils ; « elle aima la bonne compagnie et les douceurs de la vie. » Une épreuve bien cruelle vint jeter dans son âme une première désillusion.

Jeune femme, elle rêva de nouveau le bonheur dans une union contractée sous les plus heureux auspices ; les exigences du caractère de sa belle-mère vinrent assombrir sa vie et la forcer de réfléchir sur la fragilité des espérances humaines. Et quand la mort, faisant disparaître ce dernier obstacle, lui permit de croire à des jours plus sereins, son mari, cette fois, fut l’instrument dont Dieu se servit pour ruiner à jamais ses espérances d’épouse, en la frappant au plus intime de son cœur. Dieu poursuit ainsi souvent les siens en les préparant à devenir grands à ses yeux et dans l’Église.

Mais pour s’engager dans une voie nouvelle, il lui fallait un appui, un directeur éclairé ; elle jeta les yeux autour d’elle et, guidée par une lumière surnaturelle, c’est à M. de Lescoat, curé de Ville-Marie, digne et saint prêtre breton, qu’elle confia la conduite de son âme.

Celui-ci se chargea d’autant plus volontiers de diriger Mme d’Youville qu’il avait entrevu d’avance les desseins de Dieu sur sa pénitente et qu’il lui avait annoncé sa future mission, comme nous le verrons plus tard.

Elle était depuis trois ans sous la direction de M. de Lescoat, s’exerçant à la vie parfaite, lorsque M. d’Youville mourut d’une fluxion de poitrine, après quelques jours de maladie, le 4 juillet 1730. Elle restait veuve à vingt-neuf ans, avec deux enfants en bas âge et enceinte d’un troisième, qui mourut peu de temps après sa naissance.

En huit années de mariage, Mme d’Youville avait eu six enfants, dont trois étaient morts avant son mari.[2]

La mort de M. d’Youville mettait un terme à ses chagrins domestiques, et cependant sa grande sensibilité lui fit pleurer ce mari si peu digne d’être regretté. « Elle le pleura fort sincèrement et pendant longtemps, » dit M. Dufrost.

Non seulement Mme d’Youville restait sans fortune, mais M. d’Youville la laissait chargée de dettes, avec deux enfants à élever et à faire instruire.

C’est à la mort de son mari que commencent à se manifester les desseins de Dieu sur Mme d’Youville. Nature vigoureusement trempée, qui jusqu’ici s’est formée en silence à la pratique parfaite des devoirs de son état et à la patience dans les contrariétés rencontrées chaque jour dans sa vie domestique, son âme, déjà préparée par l’épreuve, va se transformer de plus en plus, sous l’action de la grâce, et acquérir cette souplesse qui en fera l’instrument de la Providence.




  1. Père Ollivier, éloge funèbre du Père Lécuyer.
  2. François-Timothée, né le 21 mai 1723, décédé le 17 août 1723 ; François, né le 26 septembre 1724. ordonné prêtre le 23 septembre 1747, mort le 10 avril 1778 ; Marie-Marguerite-Ursule, née le 3 septembre 1725, décédée le 25 août 1726 ; Louise, née le 16 décembre 1726, décédée fort jeune ; Charles-Madeleine, né le 18 juillet 1729, ordonné prêtre le 26 avril 1752, décédé le 6 mars 1790 ; Ignace, né le 26 février 1731, décédé le 17 juillet 1731.