Vie de la vénérable mère d’Youville/01/10

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CHAPITRE X


Mme  D’YOUVILLE EXERCE SA CHARITÉ EN DEHORS DE SON HÔPITAL. — ELLE VISITE LES PAUVRES À DOMICILE. — ELLE ADOPTE LES ENFANTS TROUVÉS.


Mme d’Youville se dévouait au soulagement de toutes les misères et elle recevait sous son toit toutes les infortunes, surtout celles qui n’avaient pas d’asile ailleurs, comme les idiots, les épileptiques, les cancéreux et les lépreux. Mais, comme si ce champ n’eût pas encore été assez vaste pour son incomparable charité, qui prenait sa source dans cette parole du Sauveur si belle dans sa simplicité : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’avais besoin de logement et vous m’avez recueilli, j’étais nu et vous m’avez vêtu, j’étais en prison et vous m’avez visité, » son dévouement aux malheureux et aux souffrants voulut aussi s’exercer en dehors de sa maison et visiter les malades à domicile, même ceux qui étaient atteints de maladies contagieuses.

En 1755, la petite vérole sévit avec violence parmi les colons et surtout parmi les sauvages. Mme  d’Youville vola à leur chevet avec ses compagnes. Elle voulut même recevoir chez elle les femmes atteintes par le fléau, afin de pouvoir ainsi les soigner et les surveiller avec plus d’attention.

Ces entreprises si variées et qui se multipliaient de jour en jour auraient dû, semble-t-il, fournir une tâche suffisante à l’ardeur de Mme d’Youville. Cependant son cœur n’était pas encore satisfait et, comptant toujours sur le secours ordinaire de la Providence, secours qui ne lui avait jamais manqué, elle résolut, vers la même époque, d’inaugurer l’une de ses plus belles, sinon la plus belle de toutes ses œuvres : celle des enfants trouvés.

Depuis longtemps déjà sa sollicitude, toujours en éveil, avait constaté combien ces petits malheureux qui, sans être nombreux, demandaient cependant que l’on s’occupât d’eux, étaient mal soignés et souvent maltraités. Elle savait même que, dans certains cas, quelques-uns de ces pauvres êtres abandonnés avaient été vendus aux sauvages, pour quelques peaux de fourrure ou quelque gibier, par les personnes sans entrailles à qui ils avaient été confiés. Elle était mère, et son cœur était affligé du sort de ces pauvres enfants ; elle voulait à tout prix l’améliorer.

À l’heure même où elle sollicitait du roi la permission de conserver cet hôpital que l’hostilité de l’intendant Bigot avait réussi à lui faire enlever, elle offrait à la cour de se charger des enfants trouvés, ne demandant, pour accomplir cette tâche, qu’une légère subvention. « Si la cour, » disait-elle, « approuve que nous restions ici et qu’elle soit dans la disposition de nous soutenir dans le bien que Dieu nous inspire de faire, nous prendrons soin des enfants trouvés. Ils ont ici tant de misère par le peu de soin que l’on en prend que, de vingt que l’on porte au baptême, il ne s’en élève que deux ou trois ; encore les voit-on, à l’âge de dix-huit ans, sans savoir les premiers principes de leur religion. J’en connais de vingt-trois ans qui n’ont pas fait leur première communion. »[1]

Le roi, comme seigneur haut justicier de l’île de Montréal, était chargé du soin de ces enfants, qu’il confiait à une sage-femme qui, à son tour, les plaçait en nourrice et plus tard en service jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Il y avait là une dépense qui justifiait la demande de Mme d’Youville d’un léger secours pour se charger de cette tâche.

Cependant, tout en accordant à Mme d’Youville de garder son hôpital, le roi avait résolu de ne faire aucuns nouveaux frais pour cet établissement, et cette partie de la demande de la Vénérable resta sans réponse. Mais Mme d’Youville ne pouvait se désintéresser de ces petits abandonnés ; elle consulta M. Normant sur ce qu’elle devait faire pour eux. Celui-ci, dont le cœur était aussi tendre et charitable que celui de Mme d’Youville, lui conseilla d’en adopter au moins quelques-uns, ce qu’elle fit dès l’année 1754, c’est-à-dire un an à peine après avoir obtenu les lettres-patentes qui lui assuraient la possession de l’hôpital.

Quelques années après, la colonie passait sous une autre domination. Le gouvernement anglais, bien que succédant aux obligations du roi de France, ne voulut pas se charger du soin de ces enfants, et on vit ces petits infortunés, abandonnés par des mères sans entrailles au coin des rues, sur les places publiques et jusque sur le fleuve glacé, dans les froids intenses de l’hiver, exposés à périr et même à être dévorés par les animaux.

Un jour, par un des grands froids de janvier, Mme d’Youville passait sur la glace d’une petite rivière dont les eaux coulaient près du mur de l’Hôpital Général. Tout à coup elle aperçoit un enfant gelé, qu’une mère inhumaine avait abandonné. L’innocente créature avait encore, enfoncé dans la poitrine, le poignard qui lui avait ôté la vie et « ses petites mains élevées sur la glace, » dit M. Sattin, « semblaient demander grâce pour le crime de ses parents. »

La bonté est ce qui ressemble le plus à Dieu, a dit Lacordaire. À la vue de cet enfant assassiné, le cœur de Mme d’Youville fut navré et, puisant dans sa tendresse maternelle et dans sa foi de chrétienne la force de vaincre toutes les difficultés qu’elle entrevoyait, elle prit sur l’heure la résolution d’élever tous les enfants trouvés. Cette même année, elle en adopta dix-sept, et l’année suivante, trente. Fidèle à sa résolution, elle n’en refusa jamais un seul, et, à sa mort, elle en avait reçu trois cent vingt-huit. Plusieurs fois, dit M. Faillon, Dieu, qui voulait mettre la foi de Mme d’Youville à l’épreuve, l’obligea à demander de l’aide au gouvernement, qui refusa, Dieu le permettant ainsi pour qu’on ne pût attribuer à d’autre qu’à Lui le soutien de cette œuvre. Mme d’Youville le comprenait mieux que tout autre, et c’est pourquoi elle compta toujours sur les secours inépuisables de la Providence.[2]

Dieu a récompensé cette grande confiance de la fondatrice en la faisant passer dans le cœur de ses filles. Elles n’ont, comme leur mère, jamais refusé aucun de ces enfants, malgré tous les embarras que cette œuvre devait leur créer. Et cependant elles n’ont reçu, durant une période de soixante ans, aucune rétribution du gouvernement. Après ce temps, on leur a accordé une allocation qui fut bientôt réduite, quoique le nombre des enfants trouvés augmentât chaque année.

Trente-un mille enfants trouvés ont été reçus à l’Hôpital Général depuis sa fondation. Ce nombre n’est-il pas plus que suffisant pour prouver qu’héritières du dévouement et de la charité de leur mère, les filles de Mme d’Youville ont continué son œuvre ? Pour s’en convaincre davantage, il suffirait de se faire conduire à la salle qu’elles appellent « crèche », où l’on reçoit ces pauvres petits malheureux. Des lits moelleux, du linge chaud et propre, des soins assidus, une nourriture délicate et soutenante, un air pur souvent renouvelé, enfin tout ce que le confort peut souhaiter, voilà les tendresses qui attendent ce petit abandonné, dans ce berceau que Mme d’Youville lui a préparé par les mains de ses filles.

Devant la porte extérieure de l’ancien Hôpital Général, au coin des rues Saint-Pierre et des Commissaires, le passant s’arrêtait ému devant ces paroles des livres saints, que la fondatrice avait voulu faire graver au seuil de sa maison : « Mon père et ma mère m’ont abandonné, mais le Seigneur m’a recueilli. »

Le Seigneur, en effet, a recueilli ces pauvres rejetés de la famille et de la société, il les a pris dans ses bras et sur son cœur. Si jeunes, ils sont déjà dans les larmes et dans l’isolement, et voilà qu’ils ont trouvé un asile qui va les abriter et réchauffer leurs membres glacés, une nourriture abondante pour apaiser leur faim, des cœurs de mères, formés sous le souffle de Dieu, pour comprendre leurs souffrances et les soulager. Et plus tard, alors que leur jeune intelligence se réveillera et se développera, ils trouveront encore à leurs côtés les mêmes femmes, qui sèmeront dans leurs cœurs les sentiments qui font l’homme et qui préparent le chrétien. Elles leur diront tout ce qu’ils peuvent attendre et pour cette vie et pour l’éternité, s’ils restent fidèles au devoir.

Dieu avait réservé à Mme d’Youville la joie et la gloire d’enfanter toutes ces âmes à la grâce et d’en enrichir l’Église. Après leur avoir conservé l’existence, elle leur assurait l’éternité par la grâce du baptême. Trente-un mille âmes ! Quelle moisson pour le ciel !

L’Hôpital Général, qui abritait tant de différentes misères, ne suffisait plus ; il aurait fallu l’agrandir. Mme d’Youville, à cause de ce manque d’espace et à cause des maladies contagieuses si communes à l’enfance, fut obligée de placer en dehors de chez elle les enfants trouvés. Elle les confia à des femmes, la plupart demeurant à la campagne, qui les soignaient jusqu’à l’âge de dix-huit mois, moyennant une pension de trente piastres par année.

L’enfant revenait alors à la maison, où les religieuses le gardaient jusqu’à sa première communion, quelquefois jusqu’à l’âge de dix-huit ans ; puis elles le plaçaient dans des familles respectables, qui pouvaient réclamer ses services.

Les Sœurs Grises ont continué cette pratique, commencée par la fondatrice ; elles ont reçu tous les enfants trouvés, même après l’établissement de l’œuvre des Sœurs de la Miséricorde.

Cependant la population de Montréal augmentait dans des proportions extraordinaires, et le nombre des enfants abandonnés était de plus en plus considérable. Lorsque les Sœurs de la Miséricorde eurent franchi les premières difficultés d’une fondation, les Sœurs Grises se virent obligées de leur réclamer, pour aider à payer les nourrices et l’entretien de ces enfants, une légère contribution de cinq piastres par enfant. Enfin, il y a quelques années, ne pouvant plus suffire à recevoir les nombreux enfants qu’on leur apportait chaque jour, les Sœurs Grises décidèrent de n’accepter que ceux nés en dehors de l’hôpital de la Maternité. Les religieuses de la Miséricorde ont ainsi le soin et la charge entière des enfants nés dans leur hospice, et elles se trouvent, en conséquence, à cause du but spécial de leur fondation, partager aujourd’hui avec les Sœurs Grises la belle œuvre des enfants trouvés, due à l’initiative de la Vénérable Mère d’Youville.



  1. Archives de l’Hôpital Général.
  2. Page 192.