Vie de la vénérable mère d’Youville/01/14

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CHAPITRE XIV


VERTUS CARDINALES.


Les moyens qu’employa Mme d’Youville pour réaliser sa sanctification personnelle suffiraient seuls à démontrer combien elle a pratiqué la vertu de prudence.

Pour arriver au but surnaturel qui l’inspirait, assurer son salut et procurer par ses actions la plus grande gloire de Dieu, elle ne se contenta pas d’observer les commandements, elle s’engagea résolument dans la voie des conseils évangéliques et voulut mener une vie pénitente et mortifiée, s’assujettissant à des travaux constants et pénibles et se séparant même de ce que son cœur aimait le plus tendrement.

Lorsqu’il s’agit de la fondation de son Institut, sa perspicacité et sa clarté de vue lui firent encore discerner les moyens les plus propres à assurer à la fois l’existence matérielle de sa maison et la formation religieuse de sa communauté ; cependant sa grande humilité ne lui faisait décider ces graves questions qu’après avoir consulté ses supérieurs et obtenu leur approbation. « Elle avait, » dit M. Dufrost, « un esprit mâle, un jugement très solide, parlant peu, pensant beaucoup, ce qui est rare dans les personnes de son sexe. En femme vraiment sage, elle se défiait de ses propres lumières, elle ne rougissait pas de consulter les autres et déférait facilement au sentiment d’autrui. »

Mais toutes les qualités, chez cette femme remarquable, étaient parfaitement pondérées ; cette déférence à l’opinion des autres, que relève son fils, n’excluait cependant pas chez elle une légitime ténacité, lorsqu’elle était bien convaincue de l’excellence d’un projet qu’elle avait longuement mûri. Aussi, dans l’organisation de son Institut, s’élevant au-dessus des considérations ordinaires, Mme d’Youville avait voulu que le bien des pauvres et celui des religieuses fussent en commun. Nombre de personnes haut placées avaient blâmé cette décision et lui avaient conseillé, au contraire, de garder distinctes les recettes de son Hôpital. Elle maintint cependant son idée première qui, comme nous allons le voir, répondait à une sage préoccupation et assurait à son œuvre le caractère particulier qu’elle avait voulu lui donner.

En effet, ce que Mme d’Youville avait voulu en établissant cette communauté de biens, c’était surtout de soustraire les administratrices au désir d’accroître les biens de la communauté au détriment de ceux des pauvres. Dans le plan de la fondatrice, les religieuses surveillent et administrent le bien de la famille, dont les pauvres sont membres comme elles ; leurs intérêts sont donc communs et les pauvres ne peuvent que bénéficier de cette sage disposition.

Aussi Mme d’Youville prit-elle un soin tout particulier du bien des pauvres. Nous avons vu avec quel dévouement et quelle intelligence elle avait lutté, dès le commencement, auprès des chefs de l’Hôpital, pour la conservation des biens de cet établissement, propriété des pauvres de Ville-Marie. Nous avons raconté les voyages, les démarches qu’elle eut à faire auprès des autorités de la colonie, et nous avons dit avec quelle franchise et quelle loyauté elle avait conduit toutes ces négociations, car elle ne connaissait pas la ruse et elle n’avait qu’un but : faire toujours plus de bien, secourir un plus grand nombre de malheureux. Nous l’avons vue ensuite multiplier ses industries et doubler son travail et celui de ses filles pour augmenter les ressources de sa maison et agrandir sans cesse le cercle de ses bonnes œuvres. Elle a donc laissé un grand exemple à celles qui devaient venir après elle. Profondément pénétrées de son esprit, ses filles ont suivi cet exemple en continuant avec un dévouement admirable toutes ses œuvres, ne cherchant, pour rester fidèles à la pensée de leur mère, qu’à les agrandir et à les développer. Nous nous permettrons d’introduire ici quelques détails pour le démontrer.

Grâce à cette disposition des filles de Mme d’Youville et à l’accroissement de la population de la ville, le nombre des pauvres reçus à l’Hôpital allait augmentant chaque année, et le temps était venu où cet établissement ne répondait plus aux besoins. L’Hôpital, comme nous l’avons vu, avait été construit à l’origine en dehors de la ville et rebâti plus tard au même endroit. Mais la ville avait grandi et, en 1868, le mur d’enceinte qui protégeait la maison des Sœurs Grises était enserré par les nombreuses bâtisses qui avaient surgi de tous côtés. Le port, prolongé jusqu’au delà de l’Hôpital, et le canal de Lachine, creusé à peu de distance, avaient transformé ce territoire naguère désert et inhabité ; de toutes parts s’étaient élevées des constructions diverses, magasins, hangars, manufactures, etc., et le séjour de l’hôpital avait perdu son calme et sa tranquillité d’autrefois, au milieu d’une population industrielle et commerçante dont le nombre augmentait chaque année.

Agrandir les anciennes constructions dans ces circonstances nouvelles parut avec raison impossible, et, quel que fût leur attachement à cette maison remplie pour elles de souvenirs et dont chaque pierre rappelait les luttes, les souffrances et les sacrifices de leur vénérable mère, les Sœurs Grises durent se résoudre à l’abandonner.

Après avoir bien pesé et mûri leur projet, elles firent bâtir au pied de la montagne, à l’extrémité ouest de la rue Dorchester, le magnifique hôtel des pauvres qu’elles habitent maintenant et auquel elles donnèrent le nom de Mont-Sainte-Croix. Ce fut le 7 octobre 1871 qu’elles quittèrent leur chère maison, l’ancien hôpital des Frères Charon. Bien des larmes furent versées au moment de ce départ, surtout par les sœurs anciennes : les lieux où ont vécu ceux que nous avons aimés ne sont-ils pas comme imprégnés de leur souvenir ?

Le génie charitable de Mme d’Youville avait, comme nous l’avons vu, créé bien des industries pour assurer des ressources à sa maison. Les Sœurs Grises avaient continué ces anciens travaux tant qu’elles avaient habité le premier Hôpital. Une fois rendues dans leur nouvel établissement, elles purent s’installer plus à l’aise et consacrer à leurs différents ateliers tout l’espace que requièrent aujourd’hui les notions du progrès moderne. On fait encore, chez les Sœurs Grises, comme au temps de la fondatrice, des hosties et des cierges ; on y brode toujours, avec le même soin et la même perfection, les ornements destinés au culte ; les reliques sont enchâssées avec un art remarquable, et les fleurs artificielles y sont fabriquées avec une perfection qui pourrait tromper l’œil le plus exercé.

À ces industries les Sœurs Grises ont ajouté une imprimerie et un atelier de reliure outillés de la façon la plus moderne. Une buanderie, une cordonnerie, des machines à coudre, etc., mises en mouvement par la vapeur, permettent de donner de l’emploi à chaque personne de ce vaste établissement, et, comme au temps de la fondatrice, non seulement les religieuses, mais les pauvres et même les employés de l’Hôpital trouvent ainsi le moyen de se dévouer et de contribuer, chacun selon ses talents et ses forces, à la vie et au fonctionnement de l’œuvre grandiose conçue dans le cœur de Mme d’Youville et si noblement continuée par ses filles.

Fidèle à remplir ses devoirs envers Dieu, Mme d’Youville mit toujours au premier rang tout ce qui se rapportait à son service et elle fut dévouée jusqu’à la mort aux engagements sacrés qu’elle avait contractés comme épouse de Jésus-Christ et servante des pauvres.

Malgré l’indifférence et l’abandon de son mari, elle ne cessa pas d’être bonne et prévenante pour lui et, après sa mort, elle travailla pour acquitter les dettes qu’il avait laissées et pour donner le bien-être à ses enfants.

La douceur, qui était le fond du caractère de Mme d’Youville, la rendait aimable pour tous ; cependant, cette douceur ne dégénéra jamais en mollesse et, quand la justice l’exigeait, elle savait se montrer sévère.

Les fautes publiques des sœurs ou des personnes qu’elle gouvernait étaient reprises publiquement ; si, au contraire, elle voulait obtenir une amélioration dans le caractère de quelqu’une, c’est en secret, et comme une mère, qu’elle lui indiquait ce qu’il fallait corriger.

Un jour, une sœur ayant pris dans le réfectoire du bois pour chauffer la salle dont elle était chargée, Mme d’Youville l’obligea de remettre ce bois où elle l’avait pris, lui faisant observer qu’il n’était pas juste de donner ainsi de l’ouvrage à sa sœur préposée au réfectoire, pour s’en éviter à elle-même.

Une autre fois, Mme d’Youville, en passant dans le corridor, entendit une discussion assez animée dans une des pièces de la maison. Elle entra et se fit mettre au courant de ce bruit peu habituel. Apprenant qu’une des anciennes sœurs s’était permis des paroles vives envers plusieurs de ses compagnes plus jeunes, elle obligea la coupable, malgré son âge, à réparer sa faute à l’instant par un acte d’humilité.

Elle réussit ainsi à maintenir l’esprit de justice, de douceur et d’union parmi ses filles et parmi toutes les personnes de sa maison, et cependant, tout en se faisant craindre et respecter, elle était aimée et chérie comme une mère, parce qu’elle était également juste pour tous et qu’on se plaisait à reconnaître que ses réprimandes étaient méritées, ses corrections impartiales et ses avis charitables.

Son esprit de justice la portait aussi à reconnaître les services des pauvres de la maison qui travaillaient pour l’aider, et, à certaines époques de l’année, elle leur donnait des récompenses.

Mme d’Youville s’acquitta avec la plus scrupuleuse équité des dettes dont elle s’était chargée en devenant directrice de l’Hôpital, et cela malgré l’incendie qui l’obligea de rebâtir et de se meubler de nouveau.

Elle remboursa quinze mille livres, qu’elle avait empruntées au Séminaire, sans faire valoir la diminution des ouvrages, ni la disette, ni aucun autre de ses embarras.

Nous avons vu que peu de temps après avoir acheté la seigneurie de Châteauguay elle fut réduite à la dernière détresse par l’incendie de sa maison. Cependant elle ne songea même pas à demander d’être déchargée de ses obligations, car elle se considérait liée en justice et tenue de remplir ses promesses.

Dans tous les embarras qui lui furent suscités pendant sa vie, Mme d’Youville observa toujours la vertu de justice envers tous. Elle lutta, elle expliqua sa conduite, elle fit valoir ses droits auprès des autorités ; mais nulle part nous ne trouvons dans sa vie qu’elle se soit plainte de ceux à qui elle avait à s’adresser. Elle souffrait en silence et n’avait recours qu’à Dieu : c’est de sa toute-puissance qu’elle attendait tout secours.

Mme d’Youville évita toujours toute sorte de procès ; si elle avait une difficulté, elle proposait aussitôt de s’en rapporter à des arbitres et de terminer le différend à l’amiable. Il s’éleva un jour un différend entre elle et Mme la baronne de Longueuil, au sujet des limites des terres de l’Hôpital et de celles de cette dame. Mme d’Youville se hâta d’écrire au tuteur de la baronne : « Nous ne pouvons mieux faire que de nous en rapporter à M. Montgolfier, en qui j’ai, comme vous pouvez l’avoir, toute la confiance possible et qui, par ses grandes et sages lumières et sa grande équité, peut concilier toute chose. »[1]

Mme d’Youville pratiquait aussi la justice par la grande reconnaissance qu’elle eut toujours pour ses bienfaiteurs. Tous ceux qui lui ont rendu le moindre service en ont été remerciés. À l’abbé de l’Isle-Dieu elle écrivait : « Vous nous avez rendu des services impayables et que nous, ni même celles qui viendront après nous, ne devons jamais oublier. Nous ne pourrions jamais le reconnaître si nous n’avions, comme membres de Jésus-Christ, à puiser dans ses trésors pour reconnaître les charités que l’on nous fait, et les vôtres sont d’un prix à ne pouvoir être payées que de cette divine monnaie. »[2]

Et à M. Cousturier elle disait : « J’ai l’honneur de vous assurer de notre reconnaissance la plus vive. Notre situation actuelle nous fait sentir chaque jour combien nous sommes redevables à votre charité dans la personne de ces messieurs. »

Et combien grande est sa reconnaissance envers les Sulpiciens, envers le vénéré fondateur de sa maison, M. Normant ! Il fut son premier conseiller et il continua de veiller à tous les intérêts spirituels et temporels de la communauté avec un dévouement incomparable, tant que l’âge et les infirmités ne le privèrent pas de ce bonheur. Après que la mort l’eut enlevé à l’affection filiale de la fondatrice et de ses filles, elles ne se contentèrent pas de témoigner leurs regrets par des larmes, elles voulurent l’exprimer par un témoignage public rendu à son dévouement et à ses vertus : elles lui firent chanter, dans leur église, le service le plus grandiose qui eût été célébré jusque-là dans le pays.[3]

M. Normant avait pour patron saint Louis ; Mme d’Youville obtint la bénédiction du Très-Saint-Sacrement, pour sa communauté, pour le jour de la fête de saint Louis, et les Sœurs Grises, qui tiennent tant à conserver tous les usages établis par leur mère, ont continué comme elle à fêter leur fondateur. Pour mieux perpétuer sa mémoire dans l’Institut, l’une des sœurs s’est toujours appelée depuis « Sœur Normant », tandis qu’une autre a l’honneur de porter le nom de la fondatrice et s’appelle « Sœur Youville ».

La force a été la vertu dominante de Mme d’Youville et il est facile, en parcourant les différentes phases de sa vie, de se convaincre que les occasions d’exercer cette vertu ne lui ont certes pas manqué.

N’est-ce pas à cette force, pratiquée héroïquement, que Mme d’Youville doit d’avoir tout quitté pour se donner à Dieu ?

Mère affectueuse et tendrement aimée, elle a su, comme Marie de l’Incarnation, s’arracher aux liens les plus forts et les plus doux pour faire l’œuvre de Dieu. Tous les autres sacrifices qui lui seront demandés semblent pâlir auprès de celui-ci, le plus grand de tous, car l’amour maternel ne meurt pas ; il est le seul qui ne souffre ni du temps, ni de l’absence, ni de l’indifférence, ni même de l’ingratitude. Il est facile de comprendre que, mère aussi aimante et sensible que l’était Mme d’Youville, elle a dû souffrir de cette séparation de ses enfants un martyre sans cesse renouvelé, et ce sacrifice a été d’autant plus grand qu’il n’a cessé qu’avec les battements de son cœur.

Nous craindrions de trop nous répéter en rappelant ici de nouveau les nombreuses épreuves qui ont été, pour Mme d’Youville, autant d’occasions d’exercer cette vertu de force. Les maladies, la mort d’une de ses compagnes, celle de M. Normant, les injures, les calomnies, les persécutions, les incendies, la discorde tendant à s’introduire parmi ses filles, toutes ces peines, ces misères, ces souffrances la laissèrent calme, résignée, inaltérable, car sa force était le résultat de sa grande confiance en Dieu.

« Voyez, » dit un grand évêque[4], « cette nature que la douleur a transpercée dans les fibres les plus intimes, là se porte avec plus d’énergie la sève de l’âme ; on dirait que la blessure y attire la vie et la fécondité. Si la constitution morale de cette âme est robuste, elle se remplira de perles vivantes, c’est-à-dire de pensées fécondes et vigoureuses, de sentiments exquis, de vues nobles et élevées. Elle deviendra un de ces caractères forts et doux où la trempe de l’acier se mélange à la souplesse de l’affection. »

C’est avec raison que les contemporains de Mme d’Youville et ses biographes l’ont comparée à la femme forte dont l’Esprit Saint a tracé le portrait. Les religieuses Ursulines intitulent, dans leurs annales, le chapitre qui parle de Mme d’Youville : « Une femme forte du Canada au dix-huitième siècle, » et M. Dufrost fait précéder la vie de sa mère d’une préface qui a pour titre : « Caractère d’une femme forte. »

En effet, le mérite de Mme d’Youville est au-dessus de tout prix et sa valeur plus rare que les trésors que l’on va chercher aux extrémités de la terre ; elle sait ouvrir sa main à l’indigent et étendre son bras vers le pauvre ; elle a cherché avec soin le lin et la laine et les a travaillés avec des mains pleines d’intelligence et d’adresse ; elle a fait une toile fine et l’a vendue au marchand chananéen et lui a donné aussi une ceinture de broderie pour la vendre en son pays, et elle se lève la nuit pour partager l’ouvrage aux personnes de sa maison ; elle a porté la main aux choses pénibles et ses doigts ont pris le fuseau ; elle ne s’est point découragée dans ses travaux ; mais elle a ceint ses reins de force et affermi son bras ; enfin, attentive à tout ce qui peut lui être avantageux, elle a considéré un champ, elle l’a acheté et y a fait des plantations ; elle a ouvert sa bouche à la sagesse, la clémence est sur sa langue et ses œuvres seront le sujet des louanges dans l’assemblée des peuples.

Tous ces éloges n’ont-ils pas été mérités par la Vénérable et n’est-ce pas, pour ainsi dire, l’abrégé de sa vie et de ses œuvres ?

Toujours par cette force qui était comme le lien de ses vertus, Mme d’Youville non seulement n’a jamais été abattue par le malheur, mais encore a trouvé l’énergie d’accomplir son devoir sans respect humain, sans hésitation et avec ce calme et cette persévérance que donne l’approbation de sa conscience, et tout cela en se dévouant sans compter, sans s’épargner, et en accordant aux autres une maternelle indulgence.

« La force, c’est l’acceptation réfléchie du danger, » a dit saint Thomas, « c’est le support courageux des maux qu’il peut amener. C’est le calme, la maîtrise de soi-même, réprimant les excès de l’audace par la modération, les défaillances de la crainte par l’assurance et la fermeté. »

Le grand empire que Mme d’Youville a exercé sur elle-même et la modération avec laquelle tous les mouvements de son âme ont été réglés prouvent à quel degré elle a pratiqué la vertu de tempérance.

Aussi calme dans l’adversité que dans la prospérité, elle se soumit à toutes ses épreuves parce qu’elle voyait au-dessus des événements la volonté de son Dieu. Quand elle entendit crier sur la place publique l’ordre qui l’expulsait de l’Hôpital, « elle le reçut, » dit M. Sattin, « avec le même esprit de résignation qu’elle avait fait paraître dans ses autres épreuves. »

Poursuivie avec des pierres dans les rues de Ville-Marie, mandée au parloir par un soldat qui voulait la tuer, son calme fut toujours le même.

Mme d’Youville, en se dévouant aux pauvres, s’est faite pauvre avec eux ; pour pratiquer l’esprit de pauvreté, elle a voulu être logée, nourrie, vêtue comme ses pauvres. Elle portait des vêtements raccommodés et tous les meubles à son usage étaient de la plus grande simplicité. Elle fit même enlever une petite tablette que l’économe avait fait mettre dans la salle de communauté pour poser la tasse dont les religieuses se servaient pour boire, parce que les pauvres n’en avaient pas dans leurs salles. « Il ne faut pas que les sœurs aient plus de confort que les pauvres, » disait-elle.

Elle buvait après les pauvres sans témoigner la moindre répugnance et choisissait à la table tout ce qu’il y avait de moins bon. Sa mortification était telle que jamais elle ne s’est permis la moindre remarque sur les mets qui lui étaient servis, et si elle entendait quelque plainte au sujet de la nourriture, elle se hâtait de reprendre celle qui l’avait exprimée : « Vous n’êtes pas mortifiée, » disait-elle, « vous ne sauriez trop vous exercer à tous les genres de privations. »

Mme d’Youville avait appris à l’école des saints que pour dominer son âme il faut savoir soumettre son corps ; pour arriver à ce but, elle a introduit dans sa communauté certaines mortifications corporelles qu’elle a toujours pratiquées et que pratiquent encore les sœurs.

« Son amour pour la mortification la portait à n’accorder à son corps que le repos nécessaire ; sa nourriture était grossière. Trois fois par semaine, on servait de l’orge à déjeuner : les autres jours, du pain et de l’eau, ce qui dura jusqu’à l’incendie ; elles prirent alors de l’orge, à cause du travail des sœurs. Elle sut toujours concilier parfaitement les avantages civils qui lui avaient été accordés avec les règles les plus strictes de la pauvreté évangélique, ne cessant d’entretenir parmi ses filles un dégagement de cœur et d’esprit qui relève aux yeux de Dieu la privation volontaire des biens temporels. »[5]

Mais Mme d’Youville savait que pour être mortifié il faut d’abord être humble, et toute sa vie elle s’est exercée à la pratique de l’humilité. À l’exemple de Notre-Seigneur qui s’est anéanti dans l’incarnation, sur le calvaire et dans l’eucharistie où il perpétue ses anéantissements, la Vénérable a voulu être humble dans toutes les conditions de son existence. Elle a été humble dans son enfance, alors qu’elle avouait si simplement sa pauvreté par ces paroles : « Ces demoiselles sont plus fortunées que moi… Ma pauvre mère attend avec hâte mon aide à la maison… »

Elle a été humble à son foyer domestique, se soumettant à un maître égoïste et indifférent, s’effaçant devant les exigences d’une belle-mère impérieuse ; elle a été humble vis-à-vis de ses supérieurs, pour lesquels elle fut toujours soumise et respectueuse ; elle a été humble dans la formation de son Institut, qui ne devra briller que par sa charité ; enfin elle a été humble avec les pauvres, dont elle aimait à se dire la plus humble servante et qu’elle aimait à soigner avec la tendresse d’une mère.

Aussi la grande humilité de Mme d’Youville lui a-t-elle valu des trésors de grâces : grâces de lumières dans l’oraison et dans la conduite de ses filles ; grâces qui ont fait épanouir dans son âme les trois grandes vertus de la vie chrétienne, la foi, l’espérance et la charité, qui donnent à celle qui les possède comme un reflet anticipé du rayonnement glorieux de la béatitude éternelle.

Cette grande humilité de la Vénérable la rendait douce et simple dans toutes ses actions. On ne trouve nulle part dans sa vie la moindre singularité : tous ses écrits, tous les avis qu’elle a donnés se distinguent surtout par la simplicité et la modération. Et c’est par l’exemple, la plus éloquente des prédications, qu’elle s’est efforcée d’inspirer à ses filles les sentiments dont elle était elle-même pénétrée. Elle y a réussi et depuis un siècle l’esprit de simplicité, de dévouement et de sacrifice s’est si bien maintenu dans sa famille religieuse qu’aujourd’hui encore la mère peut, du haut du ciel, regarder avec complaisance celles qui perpétuent ses œuvres et les nommer ses vraies filles.

Par sa fidélité à correspondre à la grâce, Mme d’Youville a pu s’élever jusqu’à ces hauteurs d’où l’âme domine le monde et les tentations et, s’appuyant sur sa foi et son espérance, faire jaillir de son cœur cette charité sublime dont Pascal a dit : « Tous les corps, tous les esprits et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité ! »

Guidée par la prudence et la justice, elle a fondé ses grandes œuvres avec équilibre et mesure ; soutenue par la force, elle a triomphé des obstacles qui auraient pu arrêter son essor, et la tempérance a accru son mérite en élevant son âme et en la dégageant de plus en plus de la terre.


À toutes ces grâces Dieu avait voulu ajouter encore les dons de science, de sagesse et de piété.

Le don de science, en éclairant son âme, lui a fait distinguer le vrai du faux, ce qui passe de ce qui doit durer toujours, et le don de sagesse lui a permis de ne se servir des choses terrestres que pour la glorification de son Créateur. Aussi a-t-elle toujours vu Dieu au-dessus de tous les événements et cette pensée a suffi pour lui enlever toute vaine inquiétude.

« Nous sommes dix-huit sœurs toutes infirmes, » écrivait-elle un an avant sa mort, « qui conduisons une maison où il y a cent soixante-dix personnes à nourrir, presque autant à entretenir, très peu de rentes, la plus considérable est celle de nos ouvrages qui sont tombés des deux tiers depuis que nous sommes aux Anglais. Toujours à la veille de manquer de tout, et nous ne manquons jamais du moins du nécessaire. J’admire chaque jour la divine Providence qui veut bien se servir de si pauvres sujets pour faire quelque petit bien. »[6]

Beaucoup des œuvres de Mme d’Youville lui ont aussi été inspirées par la grande piété dont le Saint-Esprit avait orné son âme. Ce don de piété l’avait pénétrée d’un sentiment de respectueuse affection qui, en élevant son cœur vers Dieu, lui faisait aimer tout ce qui se rapporte à Lui d’une manière spéciale.

Elle aimait la religion, et la pensée de la voir diminuer ou disparaître dans sa patrie la rendait toute triste ; elle aimait ses temples et elle se plaisait à les embellir et à les orner. Au temps de la plus grande disette de la colonie, elle employa une somme assez considérable pour le tabernacle de son église. À l’exemple des saints, elle aimait mieux se priver du nécessaire pour donner à Notre-Seigneur au saint tabernacle une demeure digne de Lui.

Et Mme d’Youville ne cherchait pas seulement dans le soulagement des pauvres l’accomplissement d’un devoir purement humanitaire, elle poursuivait un but plus élevé, sa piété et son zèle lui montraient un horizon plus large : c’était surtout le salut de ces âmes qui faisait l’objet de ses plus ardentes préoccupations. Aussi ne négligeait-elle aucun moyen de les instruire, de leur faire connaître Dieu, de leur faire comprendre leurs devoirs envers Lui ; en un mot, elle voulait faire passer dans l’âme de ses pauvres l’amour dont la sienne était remplie et les préparer par une vie chrétienne à mériter la vie éternelle et bienheureuse. Les pauvres l’aimaient en retour et, quand elle passait dans les différentes salles de la maison, ils lui témoignaient la joie et la reconnaissance qu’ils éprouvaient de sa présence ; ils voulaient la retenir au milieu d’eux et « s’accrochaient à sa robe, » dit M. Faillon, « comme auraient fait de petits enfants à l’égard de leur mère. »

C’est encore par ce don de piété qu’a jailli du cœur maternel de Mme d’Youville cette œuvre des enfants trouvés, qui a procuré le baptême à une légion d’anges qui la béniront pendant l’éternité.

Enfin, n’est-ce pas toujours par suite de cette fidèle correspondance à la grâce divine que Mme d’Youville, qui a formé ses filles à l’esprit de zèle et de sacrifice, a contribué, par leur apostolat, à faire connaître et aimer Dieu par une multitude de sauvages infidèles, qui lui devront leur salut ?

Les grandes œuvres de foi, de charité, de force et de piété accomplies par la Vénérable Mère d’Youville devaient entraîner à sa suite nombre d’âmes ardentes et dévouées. Aussi ses filles se sont-elles multipliées d’une manière prodigieuse, et dès maintenant, vierges militantes sur la terre et vierges triomphantes au ciel, elles forment autour de la fondatrice une phalange glorieuse qui brille de ses vertus et proclame son mérite et sa sainteté.



  1. M. Faillon, p. 297.
  2. Idem, p. 299.
  3. L’église entière disparaissait, à l’intérieur, sous les draperies de deuil ; sur ce fond noir se détachaient les armoiries du défunt et d’innombrables lumières qui, par leur disposition, formaient différentes inscriptions : ces lettres de feu exprimaient les lamentations des pauvres ayant perdu leur père et leur bienfaiteur. « Le souvenir que ce service laissa dans les esprits, » dit M. Faillon, « fut si profond et si durable qu’aujourd’hui, quoique depuis il se soit écoulé près d’un demi-siècle, il persévère encore dans la communauté. »
  4. Mgr Landriot.
  5. M. Sattin.
  6. M. Faillon, p. 282.