Vie du pape Pie-IX/Les derniers moments de Pie IX

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CHAPITRE XXXVIII.

Les derniers moments de Pie IX.


Mais il nous faut enfin nous arracher à ces agréables souvenirs pour aborder un sujet douloureux.

Il nous semblait que Pie IX ne pouvait pas mourir. Nous nous bercions dans l’espoir de conserver encore longtemps notre bien-aimé Père.

Nous savions, il est vrai, que depuis plusieurs mois la santé de notre Saint-Père laissait à désirer, qu’il souffrait beaucoup d’une plaie qui s’était formée sur une de ses jambes, qu’il était souvent forcé de garder le lit et qu’il ne pouvait plus marcher. Cependant, on nous assurait que son état n’inspirait aucune crainte et que rien ne faisait prévoir une prochaine catastrophe.

Le 7 février dernier, une rumeur vague mais sinistre vint jeter la consternation et la douleur dans des millions de cœurs :

“Le Pape, disait-on, est mort.” On refusait d’y croire. Le télégraphe nous avait si souvent annoncé que Pie IX était dangereusement malade, qu’il était même à l’agonie, pour nous apprendre le lendemain qu’il avait célébré la sainte messe ou donné des audiences. Nous espérions qu’il en serait de même de cette dernière rumeur. Hélas ! cette fois, le télégraphe ne nous avait pas trompés ; la triste nouvelle n’était que trop vraie : Le saint Pie IX avait rendu sa belle âme à Dieu, le 7 février 1878. Il était âgé de 85 ans, 8 mois et 25 jours et il avait été Pape pendant 31 ans, 7 mois et 21 jours[1]. Jamais, depuis saint Pierre, on n’avait vu un Pape régner aussi longtemps.

Voici maintenant des détails sur les derniers moments de Pie IX que nous empruntons à l’Osservatore romano. C’est M. le marquis Auguste de Baviera, filleul du Saint-Père, qui a fait le récit des scènes navrantes qu’on va lire :

“ Ce matin, le 7 février, vers onze heures, la triste nouvelle se répandait par la ville que notre seigneur le Pape Pie IX avait été atteint durant la nuit d’un catarrhe si subit et si violent que sa précieuse existence était en péril. On peut imaginer facilement notre émotion. Nous avons aussitôt accouru au Vatican. Hélas ! la nouvelle n’était que trop vraie, cette fois. Le très-saint Sacrement avait été exposé dans toutes les églises paroissiales, et autour de l’hostie sainte de propitiation, les Romains fidèles se réunissaient, suppliant Dieu d’avoir pitié de nous, en nous conservant notre très-aimé Père. Mais une épreuve suprême était réservée à l’Église de Jésus-Christ, aux catholiques et à Rome. Dès hier soir, les médecins ordinaires avaient remarqué chez le Saint-Père les symptômes d’une fièvre légère. Dans la nuit, le sommeil de l’auguste malade avait été plusieurs fois interrompu. À trois heures du matin, on lui présenta une potion calmante, qui sembla le remettre en son état ordinaire. Mais un peu avant cinq heures se manifesta une grande agitation, accompagnée de froid et d’une respiration précipitée et inquiétante. À huit heures et demie, le pouls devenait rapide, mais faible, les bronchites étaient envahies par un catarrhe abondant.

“Malgré la gravité croissante de ces symptômes, l’intelligence gardait pourtant une lucidité parfaite. C’est alors que Mgr Marinelli, sacriste et curé du palais apostolique, a administré le saint Viatique au Pape. À neuf heures, le même prélat lui donnait l’Extrême-Onction. À dix heures, le pouls était à peine sensible.

“Cependant, la crainte s’emparait des Romains. Ils n’osaient pas croire à l’approche d’un si grand malheur ; mais ils se rendaient en foule au Vatican, et ceux qui pouvaient entrer lisaient sur les traits des compagnons de la captivité du Pontife, la douleur, la douleur immense, sans espoir.

“Le mal faisait de rapides progrès ; tout le corps du Pontife refroidissait ; les extrémités prenaient des teintes livides. Au bout d’une autre heure, la respiration s’embarrassait davantage ; le râle commençait. Mais le Saint-Père gardait, avec tous ses esprits, une sérénité sainte.

“Les anti chambres étaient remplies de toutes les personnes attachées à la cour, qui, mêlées aux cardinaux et aux membres du corps diplomatique, ne retenaient plus l’expression de leur douleur. En ce moment le Pape, qui avait la tête nue, a pris sous son oreiller le crucifix et a béni tendrement ceux qui étaient proche de son lit.

“Il était midi ; les médecins ont constaté que la respiration devenait abdominale. Tous les membres du sacré Collège étaient réunis dans la chambre du Pontife mourant, et à ses côtés se tenaient constamment l’Eme Bilio, grand pénitencier, et l’Eme Martinelli.

“Au milieu d’un silence souvent interrompu par les sanglots, le premier de ces cardinaux lit à haute voix la recommandation de l’âme, et au moment où il prononce l’acte de contrition, Sa Sainteté recueillant ses forces, dit avec une ferveur émouvante ces mots : “Col vostro santo ajuto, avec votre saint secours.” Puis il dit avec une grande émotion : In Domum Domini ibimus, et le cardinal s’étant arrêté au Proficiscere, le Saint-Père dit encore : si, proficiscere.

“La respiration n’est plus qu’une angoisse, et les traits du saint Pontife expriment la souffrance unie à la résignation. Les facultés de l’intelligence illuminent toujours son regard, et il fait signe de son regret de ne pouvoir plus parler. L’Eme Bilio lui demande de bénir tout le sacré Collège qui est agenouillé et il élève la main droite et bénit.

“Vers 3 heures 40 minutes, la cyanose s’avance de la périphérie vers le centre ; les yeux commencent à se voiler et… le Pontife entre en agonie.

“Ici la force nous manque pour décrire le spectacle déchirant qu’a présenté, pendant les deux longues heures de cette agonie, le Vatican, hier encore témoin muet de la vie sainte du Pontife ; aujourd’hui témoin de ses souffrances et du désespoir de ses fidèles. Est-il possible que cette vie s’éteigne !

“Les paroles les plus édifiantes de soulagement étaient murmurées à l’oreille du mourant par les cardinaux, les prières se succédaient et invoquaient le trésor des miséricordes divines sur sa tête bien-aimée. Toutes les antichambres étaient remplies d’hommes priant et pleurant.

“Mais le moment fatal s’approchait à grands pas. À cinq heures et demie le cardinal Bilio commençait la récitation des mystères douloureux. Il n’avait pas achevé que le râle s’éteignit, une larme brillait sur les yeux à jamais voilés de Pie IX. Le grand pénitencier prononçait la dernière absolution et la pendule placée à côté du lit sonnait lentement l’heure à laquelle le grand Pape brisaient les chaînes de sa captivité pour s’envoler au céleste séjour. C’était l’heure de l’Ave Maria. Touchante coïncidence que Dieu a voulue, comme si la Vierge venait à son heure, à elle, au devant de celui qui l’a exaltée et déclarée Immaculée. Quel moment solennel et triste et inénarrable ! Le cardinal Bilio, debout, maîtrisant son émotion, a dit alors d’une voix forte : Requiem œternam dona ei Domine. On n’avait plus à contenir les larmes et les sanglots, chacun s’est abandonné à sa douleur. Les cardinaux, les prêtres, les gardes, les serviteurs se sont empressés autour du Pontife, sur les lèvres duquel la mort, ou plutôt l’éternelle vie venait de poser le sourire qui nous charma durant trente-deux ans. Et tous ont baisé pieusement ces belles mains qui nous bénirent si souvent.”

Voici maintenant le certificat que les médecins ont rédigé immédiatement après le décès du Saint-Père.

“Nous soussignés attestons que Sa Sainteté N. S. P. le Pape Pie IX, depuis longtemps déjà affecté d’une bronchite lente, a cessé de vivre par paralysie pulmonaire, ce jourd’hui, 7 février, à cinq heures quarante-cinq minutes du soir.

“Docteur Antonini, médecin, Ceccarelli, chirurgien, Pecconi et Topai, assistants.”

Le corps, lavé par les pénitenciers, fut disposé sur sa modeste couche par le professeur Ceccarelli et transporté dans une chambre qui se trouve entre la chambre à coucher du Pape et la salle du trône ; là il fut confié aux gardes nobles.

A onze heures, a. m., le 9 février, les portes de la chambre qui communique avec la salle du trône furent ouvertes, et les prélats, les officiers de la cour, de nombreux fidèles ont pu s’agenouiller au pied du petit lit de fer sur lequel dormait le Pape durant sa vie et sur lequel il semblait dormir encore.

Le corps du Pape était revêtu des habits qu’il portait habituellement : soutane et ceinture blanches. Ses épaules étaient enveloppées de la mosette cramoisie bordée d’hermine, et sa tête était couverte du camauro. Dans ses mains jointes il tenait le crucifix qu’il avait retiré de dessus son oreiller quelques heures auparavant pour bénir les cardinaux.

“Ses traits, disait un témoin oculaire[2] sont empreints d’une grâce ineffable ; sur ses lèvres on voit ce sourire que le monde connaît, et qui semble nous dire, à cette heure, les joies célestes du paradis, comme elles disaient autrefois les saintes tranquillités de sa conscience.”

Du 10 au 15 février, le corps a été exposé dans la basilique de Saint-Pierre. Une foule immense n’a cessé de remplir le vaste temple durant ces cinq jours.

Du 16 au 18, le corps a été exposé dans la chapelle Sixtine.

Mardi, le 19 février, le corps du regretté Pontife a été placé dans un lieu de dépôt provisoire, pour être transporté plus tard en dehors de Rome, suivant le désir exprimé par Pie IX quelque temps avant de mourir. Suivant le même désir, le tombeau qui renfermera les dépouilles mortelles du grand Pape sera modeste, et une épitaphe d’une simplicité frappante indiquera l’endroit où repose cet homme incomparable : “Ci-gît le Souverain-Pontife Pie IX.” Voilà tout.


  1. On dit souvent que Pie IX a dépassé les années de saint Pierre. Il est certain qu’il a dépassé les années de saint Pierre à Rome, car le prince des apôtres n’a été évêque de la ville éternelle que vingt-cinq ans environ. Mais il ne faut pas oublier que saint Pierre était le Chef de l’Église depuis la mort de N. S. Jésus-Christ, et partant bien avant de venir à Rome.
  2. Le correspondant de l’Univers à Rome.