Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/32

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CHAPITRE VII.
Encore la maison Todgers ; et de plus une fleur flétrie : ne pas confondre avec celles qu’on met en pots sur les gouttières.

Dans la matinée du jour qui suivit celui où miss Pecksniff dit adieu aux murs témoins de sa jeunesse et des jeux de son enfance, elle arriva saine et sauve au bureau de la diligence, à Londres. Là, elle fut reçue par Mme Todgers et conduite à sa paisible demeure, sous l’ombre du Monument. Mme Todgers paraissait un peu préoccupée, parce qu’elle pensait aux coulis de sa cuisine et qu’elle avait d’autres inquiétudes semblables se rattachant à la nature de son établissement ; mais elle n’en déploya pas moins sa vivacité habituelle et la chaleur de ses manières engageantes.

« Et comment, dit-elle, ma douce miss Pecksniff, comment va votre magnifique papa ? »

Miss Pecksniff lui fit entendre (confidentiellement) qu’il aspirait à introduire chez lui une magnifique maman. Et elle réitéra sa première déclaration, à savoir qu’elle n’était ni assez aveugle ni assez imbécile pour supporter cela.

Cette nouvelle choqua plus Mme Todgers qu’on n’eût pu le supposer. Elle en témoigna une vive amertume. Elle dit que les hommes étaient des imposteurs, et que, plus ils s’exprimaient avec chaleur, en général, plus ils étaient faux et perfides. Elle devina avec une justesse surprenante que l’objet des affections de M. Pecksniff était artificieux, indigne, infâme ; et, comme Charity la confirmait pleinement dans ces conjectures, elle protesta, les larmes aux yeux, qu’elle aimait miss Pecksniff comme une sœur et ressentait les injures de son amie comme elle eût ressenti les siennes propres.

« Je n’ai vu qu’une seule fois depuis son mariage votre bien chère sœur, dit Mme Todgers, et je ne lui ai pas trouvé bonne mine. Ma douce miss Pecksniff, j’avais toujours pensé que c’était vous qui deviez faire ce mariage.

– Oh ! mon Dieu non ! s’écria Cherry, secouant la tête. Oh ! non, mistress Todgers. Je vous remercie. Non ! je n’aurais voulu de lui ni pour or ni pour argent.

— J’ose dire que vous avez raison, répliqua Mme Todgers avec un soupir. Je l’avais craint longtemps. Mais personne ne voudrait croire, ma chère miss Pecksniff, les désagréments que nous a causés ce mariage, ici, entre nous, dans cette maison.

– Mon Dieu ! madame Todgers ! …

– C’est épouvantable, épouvantable ! dit mistress Todgers avec une énergie marquée. Vous vous rappelez, ma chère, notre plus jeune gentleman ?

– Certainement oui.

– Vous n’aurez pas été sans remarquer quels yeux il faisait d’habitude à votre sœur, et quel silence de pierre il gardait lorsqu’elle était en compagnie ?

– Il est certain que je ne vis jamais rien de semblable, dit Cherry d’un air maussade. Quelle stupidité, madame Todgers !

– Ma chère, reprit cette dame à voix basse, je l’ai vu mainte et mainte fois, à dîner, accoudé par-dessus sa tourte, sa cuiller parfaitement immobile dans sa bouche, et occupé à contempler votre sœur. Je l’ai vu debout, dans un coin de notre salon, regarder votre sœur d’un air si triste et si mélancolique, qu’il ressemblait plutôt à un piquet qu’à un homme ; il y avait de quoi vous en tirer des larmes.

– Jamais je n’ai vu cela ! s’écria Cherry ; c’est tout ce que je puis dire.

– Mais, dit Mme Todgers, poursuivant son sujet, quand le mariage eut lieu, quand il fut annoncé sur le journal qu’on lut tout haut ici, au déjeuner, je crus que notre jeune homme avait perdu à jamais l’usage de ses sens. Vrai, je le crus. La violence de ce jeune homme, ma chère miss Pecksniff, les opinions effrayantes qu’il exprimait au sujet du suicide, les gestes extraordinaires auxquels il se livrait en prenant son thé, la voracité désespérée avec laquelle il mordait son pain et son beurre, la manière dont il invectivait M. Jinkins, tout contribuait à former un tableau qu’on ne saurait oublier, quand on vivrait cent ans.

– C’est dommage qu’il ne se soit pas détruit, vraiment, fit observer miss Pecksniff.

– Se détruire, lui ! … Cela prit, ma foi ! une autre tournure, le soir même. Il voulut alors détruire les autres. Il y avait, ma chère, parmi ces messieurs, une petite castille (j’espère que cette expression ne vous semble pas trop basse, miss Pecksniff ; nos gentlemen l’ont constamment à la bouche) ; il y avait une petite castille toute pacifique, quand soudain notre jeune homme se leva écumant de rage, et, s’il n’avait été retenu par trois de ces messieurs, il eût tué M. Jinkins avec un tire-bottes. »

Le visage de miss Pecksniff exprimait une indifférence suprême.

« Et maintenant, dit Mme Todgers, maintenant c’est le plus doux des hommes. Il suffit de le regarder pour lui tirer des larmes des yeux. Le dimanche, il reste assis près de moi tout le long du jour, parlant d’une voix si triste, que c’est tout au plus si je trouve ensuite assez de force morale pour m’occuper des soins à donner à mes pensionnaires. Sa seule consolation est dans la société des dames. Il me mène souvent au théâtre à demi-place, tellement que je crains quelquefois qu’il ne dépasse ses moyens, et je vois des larmes mouiller ses yeux durant tout le temps, surtout si la pièce est d’une nature comique. Personne ne s’imaginerai la peur qu’il m’a causée hier, ajouta Mme Todgers, portant la main à son cœur. Tenez, j’étais ici : la servant avait laissé tomber par la fenêtre de sa chambre son tapis de lit… Je crus que c’était ce malheureux, et qu’enfin il avait fait son coup ! »

Le froid dédain avec lequel miss Charity accueillit le récit pathétique de l’état auquel le jeune gentleman était réduit, n’annonçait pas beaucoup de sympathie pour cet infortuné. Elle traita cette question avec une grande légèreté, et coupa court à la conversation en s’informant s’il n’était pas survenu quelque autre changement dans la pension bourgeoise des gentlemen du commerce.

M. Bailey, lui apprit-on, était parti, et il avait eu pour successeur (ô déclin des grandeurs humaines ! ) une vieille femme qui s’appelait, disait-on, Tamaroo, chose évidemment impossible. Il fut démontré plus tard que les malins pensionnaires avaient tiré ce mot d’une ballade anglaise, dans laquelle il est censé exprimer la rude et ardente nature d’un certain cocher de fiacre, et que ce nom fut appliqué au successeur femelle de M. Bailey, par la raison que cette brave femme n’avait en elle rien du tout qui dénotât une nature ardente, sauf par occasion quelques attaques de ce qu’on appelle le feu de Saint-Antoine. Cette duègne avait été prise dans la maison en accomplissement d’un vœu fait par Mme Todgers, qui s’était promis que jamais plus, à l’avenir, de jeunes drôles ne terniraient de leur ombre les portes de l’établissement commercial ; ce qu’il y avait surtout de remarquable en elle, c’est qu’elle ne comprenait absolument rien à tout ce qu’on pouvait lui dire ou lui demander. Pour les messages, pour les petites commissions, cette femme était une véritable buse ; si on l’envoyait porter des lettres au bureau de poste, il n’était pas rare de la voir s’efforcer d’insinuer en chemin ces lettres dans des fentes que le hasard avait faites à des portes particulières, persuadée dans son illusion que toute porte qui avait un trou était bonne pour faire l’affaire. C’était une très-petite vieille femme qui avait toujours un tablier grossier, avec une bavette par devant qui s’ouvrait par derrière, ainsi que des bandes et des compresses à ses poignets, qui paraissaient affligés d’une foulure perpétuelle. En toute occasion, elle se faisait tirer l’oreille pour ouvrir la porte de la rue ; mais elle ne se faisait pas prier pour la refermer ; enfin, elle servait à table avec un chapeau sur la tête.

Tel était le seul changement important, en dehors de la métamorphose qui s’était opérée dans l’esprit du plus jeune gentleman. Quant à lui, il ne démentait pas le récit de Mme Todgers, car il avait plutôt la sensibilité plus grande encore que celle qu’elle lui avait prêtée. Il nourrissait, entre autres, des idées terribles sur le destin, et parlait beaucoup de la « mission » des gens, sujet sur lequel il paraissait avoir certaines notions particulières généralement inintelligibles. Par exemple, il déclarait que la mission de la pauvre Merry avait été de le briser dans sa fleur. Il était frêle, abondant en larmes ; car, n’ignorant pas que la mission d’un berger est de siffler son troupeau, et que la mission d’un maître d’équipage est de jouer de toutes mains, que la mission de tel homme est d’être le violon payé, et la mission de tel autre de payer les violons, il s’était mis en tête que sa mission particulière à lui était de s’en prendre à ses yeux. Ce qu’il pratiquait à toute heure.

Souvent il apprenait à Mme Todgers que le soleil s’était couché sur sa tombe, que les flots l’avaient enseveli, que le char de Jaggernaut l’avait écrasé, que l’arbre mortel de Java, l’upas, l’avait infecté de son venin. Ce jeune homme s’appelait Moddle.

Vis-à-vis de cet infortuné Moddle, miss Pecksniff se tint d’abord sur une réserve hautaine, ne se sentant pas d’humeur à se payer d’oraisons funèbres en l’honneur de sa sœur mariée. Cette infortune nouvelle fut un surcroît d’affliction pour le pauvre jeune homme, ce qui lui valut en sus une remontrance de Mme Todgers.

« Jusqu’à elle qui s’éloigne de moi, madame Todgers ! dit Moddle.

– Dame ! aussi, pourquoi ne faites-vous pas quelque effort afin d’être un petit peu plus gai, monsieur ? répliqua Mme Todgers.

– Plus gai, mistress Todgers ! plus gai ! s’écria le jeune gentleman, quand sa vue me rappelle des jours à jamais évanouis, mistress Todgers !

– Alors, s’il en est ainsi, vous feriez mieux de l’éviter pendant quelque temps et de refaire après connaissance avec elle, petit à petit ; voilà mon avis.

– Mais je ne puis l’éviter, répliqua Moddle ; je n’ai pas assez de force d’esprit pour cela. Oh ! mistress Todgers, si vous saviez quelle consolation je trouve dans son nez !

– Son nez, monsieur ! s’écria mistress Todgers.

– Son profil en général, dit le jeune gentleman, mais particulièrement son nez. » Puis, s’abandonnant à un flux de douleur, il ajouta : « Il ressemble tellement à celui de celle qui est à un autre, mistress Todgers ! »

La clairvoyante matrone ne manqua point de reporter cette conversation à Charity qui commença par rire, mais qui, à partir du soir même, traita M. Moddle avec un surcroît de considération et lui présenta son profil autant que possible. M. Moddle ne fut pas moins sentimental que de coutume ; il le fut même un peu plus ; cependant il resta assis à contempler Charity avec des yeux brillants et une expression reconnaissante.

« Eh bien ! monsieur, dit le lendemain la maîtresse de la pension bourgeoise, vous avez relevé la tête hier au soir. Voilà que vous commencez à vous retourner, j’imagine.

– C’est seulement parce qu’elle ressemble tant à celle qui est à un autre, mistress Todgers, répondit le jeune homme. Quand elle parle et quand elle sourit, je crois revoir le sourcil de sa sœur, mistress Todgers. »

Ceci fut reporté de même à Charity, qui, le soir suivant, parla et sourit de la manière la plus séduisante, plaisantant M. Moddle sur l’abattement de son esprit, et le provoqua à jouer une partie de cribbage. M. Moddle ramassa le gant. Ils jouèrent plusieurs parties de cribbage à six pence, et Charity les gagna toutes. On eût pu attribuer ce résultat à la galanterie du plus jeune gentleman ; mais la vérité est qu’il fallait l’imputer aussi à son état moral : car, ayant fréquemment les yeux baignés de larmes, il prenait les as pour des dix, les valets pour des reines, ce qui ne laissait pas que de jeter une certaine confusion dans son jeu.

La septième soirée de cribbage, quand mistress Todgers, qui était assise près d’eux, proposa qu’au lieu d’intéresser la partie ils jouassent « pour l’amour[1], » on vit M. Moddle changer de couleur. Le quatorzième soir, au moment où miss Pecksniff montait l’escalier pour aller se coucher, il baisa au passage ses manchettes, croyant lui avoir baisé la main, mais il avait manqué son coup.

En résumé, M. Moddle commençait à être frappé de l’idée que miss Pecksniff avait pour mission de le consoler ; et miss Pecksniff commença à réfléchir sur la probabilité que sa mission était de devenir Mme Moddle. C’était un jeune gentleman (notez que miss Pecksniff n’était plus une très-jeune personne), qui avait des espérances et qui possédait déjà presque assez pour vivre. Ce n’était pas, ma foi, si mal.

D’ailleurs… d’ailleurs… il avait passé pour être dévoué à Merry. Merry n’en avait fait que rire, mais elle en avait autrefois parlé à sa sœur comme d’une conquête. Il avait meilleur air, meilleure tournure, meilleur langage, meilleur caractère, meilleures manières que Jonas. Il était facile à diriger ; il ne s’appliquerait qu’à consulter les goûts de sa fiancée, et on pourrait le mener comme un agneau, tandis que Jonas n’était qu’un ours. Quel plaisir !

Cependant le cribbage allait toujours son train, et mistress Todgers allait de son côté ; car le plus jeune gentleman, lui faussant compagnie, commença à engager de lui-même miss Pecksniff à jouer. Il commença aussi, suivant l’expression de mistress Todgers, à se glisser au logis entre ses repas et à s’esquiver de son bureau à des heures illicites ; et, par deux fois, comme il l’apprit lui-même à mistress Todgers, il reçut des lettres anonymes contenant des prospectus de magasins de nouveautés pour corbeilles de noces. Évidemment c’était un tour de ce déloyal, de ce drôle de Jinkins ; seulement, Moddle n’avait pas de preuves suffisantes pour le provoquer à ce sujet. Tout cela, comme disait mistress Todgers à miss Pecksniff, c’était aussi clair et visible que le soleil en plein midi.

« Ma chère miss Pecksniff, dit mistress Todgers, vous pouvez tenir pour certain qu’il brûle d’envie de se déclarer.

– Mon Dieu ! pourquoi donc alors n’en fait-il rien ? s’écria Cherry…

– Les hommes sont beaucoup plus timides que nous ne le croyons, ma chère, répliqua mistress Todgers. Ils se déconcertent pour un rien. J’ai vu les paroles voltiger sur les lèvres de Todgers pendant des mois, des mois et des mois, avant qu’il se prononçât. »

Miss Pecksniff insinua que M. Todgers n’était pas un bon exemple à citer.

« Oh ! pardon. Oh ! certainement si, ma chère, Dieu merci. J’étais très-gentille dans ce temps-là, je vous assure, dit mistress Todgers en se rengorgeant. Tenez ! vous avez donné à M. Moddle trop peu d’encouragement. Miss Pecksniff, si vous désirez qu’il parle, et qu’il parle vite, la chose dépend de vous.

– Mais je ne sais point du tout quel encouragement il faut lui donner, mistress Todgers. Il se promène avec moi, il joue avec moi aux cartes, et il vient s’asseoir seul à côté de moi.

– Fort bien, dit mistress Todgers. C’est indispensable, ma chère.

– Et il s’assied tout près de moi.

– C’est également très-bien, dit mistress Todgers.

– Et il me regarde.

– Je crois bien ! dit mistress Todgers.

– Et il appuie son bras sur le dossier de la chaise ou du sofa, n’importe, derrière moi, bien entendu.

– Certainement, dit mistress Todgers.

– Et alors il commence à pleurer. »

Mistress Todgers reconnut qu’il pouvait faire mieux que cela, et que sans doute il mettrait à profit le souvenir du signal donné par le grand lord Nelson, à la bataille de Trafalgar. Au reste, dit-elle, il irait rondement ou, à ne rien se dissimuler, il serait mené rondement, si miss Pecksniff prenait une position décidée, et lui montrait tout uniment ce qu’il avait à faire.

Déterminée à régler sa conduite d’après cette opinion, la jeune demoiselle reçut M. Moddle, dans les occasions qui se présentèrent ensuite, avec un air de contrainte, et, l’amenant par degrés à lui demander avec inquiétude pourquoi elle était si changée, elle lui avoua que, pour leur repos et leur bonheur mutuel, elle jugeait nécessaire qu’ils prissent un parti décidé. Dans ces derniers temps ils avaient été fréquemment ensemble, dit-elle, et ils avaient goûté par avance les douceurs d’une réciprocité sincère dans les sentiments. Jamais elle ne pourrait l’oublier. Jamais elle ne cesserait de penser à lui avec l’amitié la plus vive ; mais déjà l’on avait commencé à jaser, déjà on les avait observés, et il était nécessaire qu’ils ne fussent l’un pour l’autre rien de plus que ne sont un gentleman et une demoiselle dans les relations ordinaires de la société. Elle se félicitait d’avoir eu le courage de lui en parler franchement, avant que ses propres sentiments allassent trop loin ; elle convenait que pour elle l’épreuve était rude : mais, malgré sa faiblesse et ses regrets, elle espérait bien en triompher.

Moddle qui, pendant ce temps, était tombé au dernier degré de la stupidité, et qui pleurait abondamment, conclut de la déclaration précédente que sa mission était de communiquer à autrui la fatalité qui était tombée sur lui, et que, étant une sorte de vampire involontaire, il avait pour victime numéro un miss Pecksniff, que le sort lui avait assignée. Miss Pecksniff combattit cette opinion, coupable, selon elle ; ce qui excita Moddle à lui demander si elle voudrait bien se contenter d’un cœur flétri ; et comme, après examen, il parut qu’on s’en contenterait, il s’engagea par un serment lugubre qui fut accepté et rendu.

Il supporta sa bonne fortune avec la plus grande modération. Loin de se montrer triomphant, il versa plus de larmes encore qu’on ne lui en avait jamais vu verser, et il dit en sanglotant :

« Oh ! quel jour que celui-ci ! Je ne pourrai jamais retourner au bureau cette après-midi. Quel jour d’épreuve que celui-ci, grand Dieu ! »

  1. Ce que nous appelons pour l'honneur