Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/34

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CHAPITRE IX.
Comme quoi les voyageurs s’en retournent dans leur pays et rencontrent en route quelques caractères distingués.

Parmi les passagers qui se trouvaient à bord sur le steamboat, il y avait un gentleman maigre assis sur une sorte de lit de camp très-bas, et ayant les jambes posées sur un baril de farine très-haut, comme s’il regardait la campagne avec ses chevilles. Ce personnage attira tout d’abord l’attention de Martin et de Mark Tapley.

Il avait des cheveux noirs et roides, partagés sur le milieu de la tête et pendants sur son habit ; une petite touffe de poil au menton ; il ne portait point de cravate ; son chapeau était blanc ; son costume tout noir était long des manches et court des jambes ; ses bas bruns étaient sales, et ses souliers lacés. Son teint, naturellement crotté, le paraissait encore davantage par suite d’une économie trop parcimonieuse d’eau de savon : la même observation s’appliquait à la partie de son costume sujette au blanchissage, et qu’il eût pu changer dans l’intérêt de son bien-être personnel, et pour la satisfaction des yeux de ses amis. Il devait avoir trente-cinq ans. Ramassé en croix ou en tas, sous l’ombre d’un grand parapluie de coton vert, il ruminait sa chique de tabac comme une vache son tourteau.

Au reste, cela n’avait rien de bien particulier, car tous les gentlemen à bord semblaient être brouillés avec leur blanchisseuse et avoir renoncé, dès leur plus tendre jeunesse, à se laver. Tous paraissaient aussi avoir le gosier bouché avec ce même genre de sucre d’orge : tous étaient disloqués dans la majeure partie de leurs articulations. Cependant celui que nous avons décrit offrait un air particulier de sagacité et d’expérience qui fit deviner à Martin que c’était un caractère rare : le fait ne tarda pas à se vérifier.

« Comment vous portez-vous, monsieur ? dit une voix à l’oreille de Martin.

– Comment vous portez-vous, monsieur ? » dit celui-ci.

Celui qui lui parlait ainsi était un gentleman, grand et maigre, avec un bonnet de tapisserie et une longue redingote flottante en drap de billard, ornée aux poches d’agréments en velours noir.

« Vous êtes Européen, monsieur ?

– Oui, dit Martin.

– Vous êtes heureux, monsieur. »

Martin le pensait bien ; mais il ne fut pas long à découvrir que le gentleman et lui attachaient chacun un sens différent à cette observation.

« Vous êtes heureux, monsieur, d’avoir l’occasion de contempler notre Elijah Pogram, monsieur.

– Votre Elijahpogram ! … répéta Martin, croyant que ces deux mots n’en faisaient qu’un, et qu’il s’agissait de quelque monument.

– Oui, monsieur. »

Martin s’efforça de paraître le comprendre, mais il n’en put venir à bout.

« Oui, monsieur, dit le gentleman, notre Elijah Pogram, qui est assis là, près de la chaudière. »

Le gentleman abrité par le parapluie porta à son sourcil l’index de sa main droite, comme s’il roulait dans sa pensée des affaires d’État.

« C’est là Elijah Pogram ? dit Martin.

– Oui, monsieur, répliqua l’autre. C’est Elijah Pogram.

– Mon Dieu ! dit Martin. Je suis étonné. »

Mais il n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être cet Elijah Pogram. Jamais de sa vie il n’avait entendu citer ce nom.

« Si la chaudière de ce vaisseau venait à sauter, monsieur, dit sa nouvelle connaissance, à sauter en ce moment, ce serait un jour de fête dans le calendrier du despotisme, un jour qui égalerait presque dans ses effets sur la race humaine notre glorieux 4 juillet. Oui, monsieur, c’est l’honorable Elijah Pogram, membre du congrès, une des plus fortes intelligences de notre pays, monsieur. Qu’est-ce que vous dites de ce sourcil-là, monsieur ?

– Tout à fait remarquable, dit Martin.

– Oui, monsieur. Notre immortel Chiggle, monsieur, passe pour avoir observé, lorsqu’il fit sa célèbre statue de Pogram, laquelle a soulevé tant de discussions et de préjugés en Europe, que ce front était plus que le front d’un mortel. Ceci précéda le Défi de Pogram, et fut considéré depuis comme une prédiction terriblement heureuse.

– Qu’est-ce que le Défi de Pogram ? demanda Martin, pensant que peut-être c’était l’enseigne d’un cabaret.

– Une harangue, monsieur, repartit son nouvel ami.

– Oh ! certainement, s’écria Martin. À quoi songeais-je ! … Il a défié…

– Il a défié le monde entier, monsieur, répondit gravement l’autre. Il a défié le monde en général de le disputer à notre pays en quoi que ce soit, et il a développé les ressources intérieures que nous possédons pour soutenir la guerre contre tout l’univers. Désirez-vous faire connaissance avec Elijah Pogram, monsieur ?

– S’il vous plaît, dit Martin.

– Monsieur Pogram, dit l’étranger (or M. Pogram avait entendu jusqu’au moindre mot de la conversation), voici un gentleman européen, monsieur, un gentleman anglais, monsieur. Mais je pense que des ennemis généreux peuvent se rencontrer sur le terrain neutre de la vie privée. »

Le languissant M. Pogram secoua les mains de Martin, à peu près comme, dans les horloges de bois, un de ces petits bonshommes qui sont au bout de leur rouleau. Mais il se dédommagea en se remettant à chiquer de plus belle, comme s’il venait d’être remonté.

« M. Pogram, dit l’introducteur, est dévoué au service du pays, monsieur. Pendant les vacances du congrès, il va reconnaître par lui-même ces libres États-Unis, dont il est un des fils les plus favorisés. »

Martin ne put s’empêcher de trouver que, si l’honorable Elijah Pogram fût resté chez lui et qu’il eût envoyé ses souliers en voyage, ils en auraient fait autant que lui ; car c’était bien la seule partie de cet homme politique qui fût en position de voir quelque chose.

Au bout de peu de temps, cependant, M. Pogram se leva, et, ayant craché certains restes de chique qui eussent pu nuire à la netteté de sa prononciation, il se posa de façon à s’appuyer à l’aise contre la galerie, et il commença à parler à Martin, tout en continuant de s’abriter sous son grand parapluie vert.

Il venait d’articuler ces mots : « Comment trouvez-vous… ? » quand Martin l’interrompit en disant : « Ce pays, je présume ?

– Oui, monsieur », dit Elijah Pogram.

Une troupe de passagers fit aussitôt cercle autour d’eux par un sentiment de curiosité. Martin entendit son nouvel ami glisser à l’oreille d’un autre ami, en se frottant les mains : « Pogram va vous le pulvériser comme verre, je vous en réponds. »

« Mais, dit Martin après un moment d’hésitation, je sais par expérience que vous prenez sur l’étranger un avantage peu équitable quand vous lui posez cette question. Vous n’acceptez la réponse que dans un seul sens. Je ne saurais répondre dans ce sens-là, car ce serait manquer à l’honneur. Par conséquent, j’aime mieux ne pas répondre du tout. »

Cependant M. Pogram devait prononcer un grand discours, dans la prochaine session, sur les relations étrangères, et il devait en outre écrire sur le même sujet des articles énergiques : or, comme il goûtait fort la libre et indépendante coutume (très-innocente et agréable en effet) de se procurer des renseignements quelconques sous forme de confidences, et ensuite de les livrer à la publicité d’une façon qui lui fût utile, il était résolu à obtenir de Martin, de manière ou d’autre, le secret de ses opinions : car, faute de tirer de lui quelque chose, il eût été forcé d’inventer, et l’invention eût été un travail fatigant. Il prit note dans sa mémoire de la réponse de Martin, et continua ainsi la conversation :

« Vous venez d’Éden, monsieur ? Comment avez-vous trouvé Éden ? »

Martin exprima franchement et en termes énergiques sa pensée sur cette partie du pays.

« C’est chose étrange, dit Pogram, se tournant vers le groupe des curieux, que cette haine pour notre pays et ses institutions ! Cette antipathie nationale est donc bien profondément enracinée dans le cœur des Anglais !

– Bon Dieu ! monsieur, s’écria Martin, la société des terrains d’Éden, avec M. Scadder à sa tête et toutes les misères qu’elle a engendrées à sa porte, est-elle donc une institution de l’Amérique ? Est-ce une partie intégrante d’aucune forme de gouvernement connu ?

Pogram reprit en regardant à nouveau le cercle, et continuant son raisonnement là où Martin l’avait interrompu :

« J’estime que ce fait provient en partie de la jalousie et du préjugé, en partie de ce que les Anglais sont naturellement incapables d’apprécier les hautes institutions de notre terre natale. »

Puis, se retournant vers Martin :

« Je présume, monsieur, que, durant votre séjour dans la ville d’Éden, vous aurez eu occasion de voir un gentleman nommé Chollop ?

– Oui, répondit Martin ; mais mon ami que voici pourra mieux que moi vous satisfaire à ce sujet : car, à cette époque, j’étais dangereusement malade. Mark ! le gentleman parle de M. Chollop.

– Oh ! oui, monsieur, oui, je comprends, dit Mark.

– Un splendide spécimen des produits bruts de notre pays, n’est-ce pas, monsieur ? dit Pogram d’un ton d’interrogation.

– Ma foi, oui, monsieur ! » s’écria Mark.

L’honorable Elijah Pogram lança un regard à ses amis, comme pour leur dire : « Observez bien ceci ! Voyez ce qui va suivre ! » Et ces derniers, de leur côté, rendirent hommage au génie de Pogram par un murmure d’approbation.

« Notre cher compatriote, dit Pogram avec l’accent de l’enthousiasme, est le modèle d’un homme tout frais sorti du moule de la nature. C’est le véritable enfant de ce libre hémisphère ! vert comme nos montagnes, brillant et coulant comme nos lacs minéraux, pur des flétrissantes conventions du monde comme le sont nos grandes prairies sans limites ! Il est rude peut-être : nos ours ne le sont-ils pas ? Il est sauvage peut-être : nos buffles le sont aussi. Mais c’est un enfant de la Nature, un fils de la Liberté ; et sa réponse énergique au Despotisme et à la Tyrannie, c’est que sa brillante demeure est dans le Soleil couchant ! »

Une partie de ce discours se rapportait à Chollop, une autre à un maître de poste de l’Ouest qui, ayant fait faillite publique, peu de temps auparavant (encore un caractère qu’il n’est pas rare de rencontrer en Amérique), avait été destitué. Pour le défendre, M. Pogram (il avait voté pour M. Pogram) avait vociféré ces dernières paroles du haut de son siège de législateur et les avait lancées à la tête d’un président impopulaire. Cela produisit un brillant effet ; car les auditeurs furent enchantés ; et l’un d’eux dit à Martin : « Je suppose que vous avez maintenant une idée de la tournure d’éloquence qu’il y a dans notre pays, et que vous ne demandez pas votre reste. »

M. Pogram attendit que ses auditeurs fussent redevenus calmes pour dire à Mark :

« Vous ne semblez pas de mon avis, monsieur ?

– Eh bien, répondit Mark, je n’aimais pas beaucoup ce gentleman, voilà la vérité, monsieur. Je le trouvais un peu trop tapageur, et je n’aimais pas du tout qu’il portât sur lui tous ces petits arguments meurtriers dont il est pourvu, ni qu’il fût si prompt à s’en servir.

– C’est singulier, dit Pogram, levant assez haut son parapluie pour regarder autour de lui, à l’abri de ce meuble. C’est singulier ! Voyez-vous cette opposition obstinée à nos institutions qui fait le fond de l’esprit des Anglais !

– Ma foi ! vous êtes de drôles de gens ! s’écria Martin. Ne dirait-on pas que Chollop et la classe qu’il représente sont une de vos institutions ? Des pistolets à revolver, des cannes à épée, des coutelas de boucher et autres instruments pareils, sont-ce là des institutions dont vous ayez lieu d’être fiers ? Des duels sanglants, des combats féroces, des attaques sauvages, des coups de feu et des coups de poignard en pleine rue, sont-ce là vos institutions ? Vous verrez que bientôt on voudra me faire croire que le Déshonneur et la Fraude font partie des institutions de la grande république ! »

Tandis que ces paroles sortaient des lèvres de Martin, l’honorable Elijah Pogram parcourait de nouveau des yeux le cercle.

« Cette haine mortelle contre nos institutions, observa-t-il, pourrait servir de texte à une étude psychologique. Le voilà maintenant qui fait allusion à la Répudiation !

– Ah ! dit Martin en riant, vous pouvez, si cela vous plaît, faire de toute chose une institution, et j’avoue que je ne m’attendais pas à celles-là. Tout ça chez nous ferait partie d’une institution que nous appelons du nom générique d’Old Bailey[1] »

En ce moment, la cloche sonna le dîner ; chacun se précipita vers la cabine. L’honorable Elijah Pogram y courut avec une telle hâte qu’il oublia que son parapluie était ouvert, et l’enfonça si fortement dans la porte de la cabine qu’il devint impossible soit de l’en retirer, soit de l’y faire entrer. Durant une minute à peu près, cet accident produisit un désordre complet parmi les passagers affamés qui se trouvaient derrière Pogram et qui, voyant les plats sur la table et entendant fonctionner les couteaux et les fourchettes, savaient bien ce qui les menaçait s’ils tardaient davantage à arriver : aussi étaient-ils presque fous de désespoir, tandis que plusieurs citoyens vertueux déjà assis à table étaient en grand péril de s’étouffer par suite des efforts extraordinaires qu’ils faisaient pour absorber tous les mets avant la venue des autres convives.

Cependant les affamés enlevèrent d’assaut le parapluie et se ruèrent par la brèche. L’honorable Elijah Pogram et Martin se trouvèrent, après une lutte acharnée, assis l’un près de l’autre, aussi à leur aise qu’ils eussent pu l’être au parterre d’un théâtre de Londres ; et, pendant plus de quatre minutes consécutives, Pogram ne fit autre chose que de happer, comme un corbeau, d’énormes morceaux de tout ce qu’il pouvait attraper. Quand il eut bien regagné le temps perdu, il commença à parler à Martin et le pria de ne point se gêner le moins du monde et de causer avec lui en pleine liberté, car il avait le calme du vrai philosophe. Cette invitation fut très-agréable à Martin : car il avait pris d’abord Elijah pour un sectateur de cette autre école de philosophie républicaine, dont les nobles maximes sont gravées avec le couteau sur le corps du disciple, et écrites non pas avec une plume et de l’encre, mais avec des plumes et du goudron.

« Que pensez-vous, monsieur, de mes compatriotes ici présents ? demanda Elijah Pogram.

– Oh ! très-aimables, » dit Martin.

Ils étaient en effet très-aimables. Pas un seul n’avait prononcé une parole : chacun d’eux n’était occupé, selon l’usage, qu’à se repaître ; et la majeure partie de la compagnie se composait décidément de vrais gloutons !

L’honorable Elijah Pogram regarda Martin comme s’il voulait dire : « Vous ne pensez pas du tout ce que vous dites, j’en suis sûr ! » Et il ne tarda pas à être confirmé dans cette opinion.

En face d’eux était assis un gentleman adonné à tel point à la mastication du tabac, que la liqueur de cette herbe, en dégouttant sur sa bouche et sur son menton, où elle séchait ensuite, lui avait composé comme une petite barbe ; ornement si commun, du reste, que c’était à peine s’il attirait l’attention de Martin : or, cet excellent citoyen, impatient de démontrer à tout venant son droit d’égalité, se mit à sucer quelques instants son couteau, puis le plongea dans le beurre au moment même où Martin se disposait à en prendre, laissant en souvenir un jus qui eût soulevé le cœur d’un vidangeur.

Quand Elijah Pogram (pour qui cet incident n’était qu’un détail journalier) vit Martin repousser l’assiette et s’abstenir de prendre du beurre, il fut enchanté et dit :

« Vraiment, votre haine mortelle à vous autres Anglais pour les institutions de notre pays est quelque chose d’étourdissant.

– Sur ma vie, s’écria Martin à son tour, voilà bien le plus étrange rapprochement qu’on ait jamais fait. Un homme s’érige volontairement en pourceau, et ça devient une institution ! …

– Nous n’avons pas le temps d’acquérir des formes, dit Elijah Pogram.

– Acquérir ! … s’écria Martin. Mais il n’est pas question de rien acquérir. Il s’agit de ne pas perdre la politesse naturelle même à un sauvage, et cette bonne éducation instinctive qui avertit un homme de ne blesser ni dégoûter personne. Ne pensez-vous pas, par exemple, que l’individu en question ne sait pas parfaitement à quoi s’en tenir, mais qu’il regarde comme chose très-belle et très-indépendante de se montrer une brute dans les petits actes de la vie privée ?

– C’est un compatriote, dit M. Pogram, et naturellement il est vif et sans façon.

– Voyez cependant, M. Pogram, ce qui s’ensuit, continua Martin. La majeure partie de vos concitoyens débutent par négliger obstinément les petites précautions sociales, qui n’ont rien de commun avec l’élégance, la coutume, l’usage, le gouvernement ou la patrie, mais qui sont des actes de politesse générale, de convenance naturelle et humaine. Vous les approuvez en cela, puisque vous trouvez que toutes les critiques qu’on peut faire de leurs infractions à la sociabilité sont une attaque contre un des plus beaux traits de votre caractère national. À force de dédaigner les petites obligations, ils arrivent dans un laps de temps régulier à en mépriser de grandes, et, par exemple, à refuser de payer leurs dettes. J’ignore s’ils le font ou s’ils ne sont pas éloignés de le faire ; mais chacun, s’il veut bien y prendre garde, peut voir aisément que ce résultat se produira un jour par un progrès tout naturel, et que ce sera comme le développement d’un grand arbre qui doit tomber bientôt parce qu’il est pourri à la racine. »

M. Pogram avait l’esprit trop philosophique pour envisager ainsi les choses. Ils remontèrent sur le pont : là, l’homme politique, reprenant son premier poste, se remit à mâcher du tabac jusqu’à ce qu’il tombât dans un état léthargique voisin de l’insensibilité.

Après un pénible voyage de plusieurs jours, ils arrivèrent au même quai où Mark avait failli si bien rester en arrière, le soir de leur départ pour Éden. Le capitaine Kedgick, l’ancien hôte, était sur le rivage, et grande fut sa surprise de voir Martin et Mark Tapley descendre du bateau.

« Comment ! … de retour ! s’écria-t-il. Ma parole, vous m’étonnez ! …

– Pouvons-nous loger chez vous jusqu’à demain, capitaine ? dit Martin.

– Vous pouvez y rester un an si cela vous plaît, je vous le déclare, répondit froidement Kedgick. Mais notre population ne vous verra point revenir avec satisfaction.

– Pourquoi notre retour lui déplairait-il, capitaine Kedgick ? dit Martin.

– Mes concitoyens pensaient que vous alliez coloniser, répondit Kedgick en secouant la tête : il ont été attrapés, vous ne sauriez le nier.

– Qu’entendez-vous par là ? s’écria Martin.

– Vous n’eussiez pas dû les recevoir en audience, dit le capitaine. Certainement non.

– Mon bon ami, répliqua Martin, est-ce que c’est moi qui ai demandé à les recevoir ? Cela a-t-il dépendu de ma volonté ? N’est-ce pas vous qui m’avez dit qu’ils monteraient de force et que, sans cela, je serais écorché comme un chat sauvage ? ne m’avez-vous pas menacé en leur nom de toute sorte de vengeances si je refusais de les recevoir ?

– Je n’en sais rien, dit le capitaine : mais, quand notre peuple fait jabot, son jabot est empesé fièrement roide, je vous en avertis. »

Là-dessus, il se mit à marcher en arrière à côté de Mark, tandis que Martin et Elijah Pogram se rendaient à l’Hôtel National.

« Nous voilà revenus vivants, comme vous voyez ! dit Mark.

– Ce n’était pas là sur quoi je comptais, dit le capitaine en grommelant. On n’a pas le droit d’être un homme public à moins de répondre aux vœux du public. Notre population d’élite n’eût pas couru à son lever si elle avait su cela. »

Rien ne réussit à ébranler le capitaine, qui persistait à trouver très-mauvais qu’ils ne fussent pas morts tous deux à Éden. Les pensionnaires de l’Hôtel National s’exprimèrent fortement dans le même sens sur ce sujet : mais par bonheur il arriva que le temps leur manqua pour réfléchir sur cette injure ; car on prit immédiatement la résolution de fondre sur l’honorable Elijah Pogram et de lui donner sur-le-champ un lever.

Comme le repas général du soir avait eu lieu dans la maison avant l’arrivée du bateau, Martin, Mark et Pogram prenaient ensemble le thé et les sandwiches à la table publique, quand la députation entra pour annoncer cet hommage. Ladite députation se composait de six gentlemen pensionnaires et d’un jeune garçon qui avait la voix très-perçante.

« Monsieur ! dit l’orateur de la troupe.

– Monsieur Pogram ! » cria le jeune homme à la voix perçante.

L’orateur, ainsi remémoré de la présence du jeune homme à la voix perçante, le présenta.

« Le docteur Ginery Dunkle, monsieur. Un gentleman d’un grand génie poétique. Il n’y a pas longtemps qu’il nous est venu ici, monsieur, et pour nous, monsieur, c’est une acquisition précieuse, je vous l’assure. Oui, monsieur ; M. Jodd, monsieur ; M. Izzard, monsieur ; M. Julius Bib, monsieur.

– Julius Washington Merryweather Bib, dit ce dernier gentleman, comme s’il se parlait à lui-même.

– Je vous demande pardon, monsieur, excusez-moi. M. Julius Washington Merryweather Bib, monsieur ; un gentleman très-estimé, monsieur, dans le commerce des friperies. Le colonel Groper, monsieur. Le professeur Piper, monsieur. Mon nom à moi, monsieur, est Oscar Buffum. »

Chaque individu faisait une glissade, à mesure qu’il était nommé, venait donner de la tête contre l’honorable Elijah Pogram, lui pressait les mains et se retirait en arrière. Les présentations étant achevées, l’orateur reprit :

« Monsieur…

– Monsieur Pogram ! … cria le jeune homme à la voix perçante.

– Peut-être, dit l’orateur d’un ton de découragement, peut-être serez-vous assez bon, docteur Ginery Dunkle, pour vous charger vous-même de remplir notre petit office ? »

Comme le jeune homme à la voix perçante ne désirait rien tant, il se porta aussitôt en avant.

« Monsieur Pogram ! monsieur ! Quelques-uns de nos concitoyens, monsieur, ayant appris la nouvelle de votre arrivée à l’Hôtel National, et pénétrés du caractère patriotique de vos services publics, désirent, monsieur, avoir le bonheur de vous contempler, de jouir de votre société, monsieur, et de se délasser avec vous, monsieur, dans ces moments qui…

– Sont… souffla Buffum.

– Qui sont si particulièrement le partage, monsieur, de notre grande et heureuse patrie.

– Écoutez ! cria le colonel Groper, d’une voix retentissante. Très-bien ! Écoutez-le ! Très-bien !

– En conséquence, monsieur, poursuivit le docteur, ils demandent, comme une marque de leur respect, l’honneur de votre présence à un petit lever qui aura lieu dans le salon des dames, à huit heures. »

M. Pogram s’inclina et dit :

« Mes chers compatriotes…

– Bien ! cria le colonel. Écoutez-le ! Très-bien !

M. Pogram adressa un salut particulier au colonel, puis il continua ainsi :

« L’approbation que vous donnez à mes travaux pour la cause commune va droit à mon cœur. En tout temps, en tous lieux, mes amis, dans le salon des dames comme sur le champ de bataille…

– Bien ! très-bien ! Écoutez-le ! écoutez-le ! dit le colonel.

– Le nom de Pogram sera fier de s’unir à vous. Et puisse-t-on, mes amis, écrire sur ma tombe : « Il fut membre du congrès de notre patrie commune, et se montra actif dans l’accomplissement de son mandat. »

Le jeune homme à la voix perçante dit alors :

« Le comité, monsieur, vous attendra à huit heures moins cinq minutes. Je vous salue, monsieur ! »

M. Pogram lui serra les mains, puis serra successivement celles des autres ; et, quand ils revinrent à huit heures moins cinq, ils dirent l’un après l’autre, d’une voix sépulcrale : « Comment vous portez-vous, monsieur ? » et tous serrèrent successivement la main de M. Pogram, comme si dans l’intervalle il se fût écoulé un an d’absence, et qu’ils se rencontrassent par hasard à un enterrement.

Mais M. Pogram avait mis le temps à profit pour rafraîchir sa toilette, et il avait composé sa chevelure et son visage d’après sa statue de Pogram, si bien que chacun n’eut qu’à entr’ouvrir un œil pour s’écrier : « C’est lui ! le voilà tel qu’au jour où il prononça le Défi ! » Les membres du comité s’étaient également parés ; et, lorsqu’ils entrèrent en corps dans le salon des dames, un grand nombre de dames et de gentlemen qui attendaient battirent des mains en criant : « Pogram ! Pogram ! » et quelques-uns montèrent sur des chaises pour le voir.

Le héros de cette ovation populaire souriait et parcourait la salle du regard tandis que le comité la traversait ; en même temps il faisait observer au jeune homme à la voix glapissante qu’il connaissait bien déjà la beauté des femmes de leur commune patrie, mais que jamais il ne l’avait vue briller d’un tel éclat ni d’une telle perfection. Ce que le jeune homme glapissant transcrivit dans le journal du lendemain, à la grande surprise d’Elijah Pogram.

« Nous vous prierons, monsieur, s’il vous plaît, dit Buffum, posant les mains sur M. Pogram comme s’il lui prenait mesure pour un habit, de vouloir bien vous asseoir contre la muraille, à droite, dans le coin le plus reculé, afin que nos concitoyens aient plus de place. Nous serions fort heureux si vous pouviez vous adosser contre la patère du rideau, monsieur, en tenant votre jambe gauche parfaitement immobile derrière le poêle. »

M. Pogram fit ce qu’on lui demandait, et se serra dans un si petit coin que la statue de Pogram ne l’y eût pas reconnu.

Alors commencèrent les plaisirs de la soirée. Des gentlemen présentèrent des dames, puis ils se présentèrent eux-mêmes, puis ils se présentèrent les uns les autres ; ils demandaient à Elijah Pogram ce qu’il pensait de telle ou telle question politique, puis ils le regardaient et se regardaient de l’air le plus ennuyé du monde. Les dames montées sur les chaises contemplaient Elijah Pogram à travers leurs lorgnons et disaient à haute voix : « Je voudrais bien qu’il parlât. Pourquoi ne parle-t-il pas ? Oh ! priez-le donc de parler ! » Et Elijah Pogram partageait ses regards entre les dames et le reste de l’assistance, prononçant des opinions parlementaires, à mesure qu’on lui en demandait. Mais le principal objet du meeting semblait être de ne laisser, à aucun prix, Elijah Pogram s’échapper de son coin : tant ils l’y tenaient serré et surveillé de près.

Dans le cours de la soirée, il se fit un grand mouvement à la porte : c’était le signe d’arrivée d’une personne notable. Immédiatement après, on vit un vieux gentleman très-exalté se ruer sur la foule et se frayer un chemin vers l’honorable Elijah Pogram. Martin, qui avait trouvé un petit poste d’observation dans un coin éloigné où il se tenait avec Mark près de lui (car maintenant il ne l’oubliait plus aussi souvent qu’autrefois, bien qu’il lui arrivât de l’oublier parfois encore), Martin, disons-nous, crut reconnaître ce gentleman ; mais il ne lui resta plus de doute quand celui-ci cria de sa voix la plus forte avec les yeux hors de la tête :

« Monsieur, mistress Hominy !

– Que le ciel la bénisse, Mark ! La voilà de retour ici.

– Oui, monsieur, la voici, répondit M. Tapley. Pogram la connaît. Un caractère public ! Toujours elle tient l’œil fixé sur sa patrie, monsieur ! Si le mari de cette dame partage ma manière de voir, ça doit faire un gentleman bien jovial. »

Un passage fut ouvert ; et mistress Hominy, avec sa démarche fièrement aristocratique, son mouchoir de poche, ses mains jointes et son chapeau classique, s’avança seule à pas lents. À sa vue, M. Pogram manifesta une impression de plaisir, et un chut ! général se fit entendre. Car c’était chose notoire que, lorsqu’une femme telle que mistress Hominy rencontrait un homme tel que Pogram, la scène devait être intéressante.

Leurs premiers compliments furent échangés sur un ton de voix trop bas pour arriver aux oreilles impatientes de la foule : mais bientôt on put les entendre mieux, car mistress Hominy comprit sa position et reconnut ce qu’on attendait d’elle.

Mistress Hominy interpella d’abord assez vivement M. Pogram et lui fit subir un rigide interrogatoire, à propos de certain vote qu’il avait émis et que, en sa qualité de mère des Gracques modernes, elle avait jugé nécessaire de stigmatiser dans un factum spécial écrit pour les besoins de la cause en caractères gothiques. Mais M. Pogram put échapper à cette mercuriale en faisant, d’une manière très-opportune, allusion à la bannière étoilée qui, à ce qu’il paraît, a la propriété remarquable d’éteindre les bourrasques quand on la hisse du côté où souffle le vent. Mistress Hominy lui fit donc grâce sur ce point. Tous deux alors s’étendirent sur certaines questions de tarifs, de traités de commerce, de limites territoriales, d’importation et d’exportation, et produisirent un puissant effet sur leurs auditeurs. Et mistress Hominy parla, non-seulement selon l’expression reçue, « comme un livre, » mais encore comme ses propres livres, qu’elle citait mot pour mot.

« Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria mistress Hominy, ouvrant un petit billet remis entre ses mains par le gentleman fougueux qui lui avait servi d’introducteur. Dites-moi donc… Oh ! très-bien maintenant ! N’est-ce pas bien singulier ? »

Et elle lut à haute voix ce qui suit :

« Deux dames de lettres présentent leurs compliments à la mère des Gracques modernes, et la prient d’être assez bonne, en sa qualité de compatriote illustre, pour les mettre en présence de l’honorable (et distingué) Elijah Pogram, que ces deux dames ont souvent contemplé sur le marbre palpitant de Chiggle, ce grand sculpteur qui saisit les âmes. Si la mère des Gracques modernes répond verbalement qu’elle accède à la demande des deux dames, celles-ci auront immédiatement le plaisir de se joindre à l’éclatante assemblée pour rendre hommage à la conduite patriotique d’un Pogram. Comme un gage d’union de plus entre les deux dames et la mère des Gracques modernes, il est utile de faire observer que ces deux dames sont transcendantales. »

Mistress Hominy s’empressa de se lever pour aller à la porte, d’où elle revint, au bout d’une minute, avec les deux dames, qu’elle conduisit, à travers le couloir pratiqué dans la foule, avec cette majesté de démarche qui lui était si particulière, jusqu’au grand Elijah Pogram. C’était tout à fait la dernière scène de Coriolan, comme le cria dans son enthousiasme le jeune homme.

L’une des deux dames de lettres portait une perruque brune, d’une largeur extraordinaire ; sur le front de l’autre était attaché par des liens invisibles un camée massif qui, pour la taille et la forme, ressemblait à ces tartes aux framboises qu’on achète vulgairement moyennant un penny. Ce camée représentait la façade du Capitole de Washington.

« Miss Toppit et miss Codger ! dit mistress Hominy.

– Codger…, murmura Mark, n’est-ce pas, monsieur, la dame dont il est si souvent question dans les journaux anglais ; la plus vieille citoyenne de ce pays ; une femme qui ne se rappelle jamais rien ?

– Être présentée à un Pogram par une Hominy, dit miss Codger, c’est une circonstance pour faire vibrer ce que nous appelons nos sentiments. Mais pourquoi les appelons-nous ainsi, ou comment sont-ils émus, ou même sont-ils vraiment émus, ou s’ils le sont, le sommes-nous, ou bien y a-t-il réellement, chose miraculeuse ! un Pogram ou une Hominy, ou un principe actif auquel on puisse conférer ces noms ? autant de questions où l’esprit s’égare, faute de lumières ; autant de questions trop vastes pour qu’on puisse les pénétrer dans un moment de surprise comme celui-ci.

– L’âme et la matière, dit la dame à la perruque, glissent rapidement dans le tourbillon de l’immensité. Le Sublime rugit, et le calme Idéal dort paisiblement dans les salles murmurantes de l’Imagination. Qu’il est doux de les entendre ! Mais alors le sombre philosophe éclate de rire et dit au Grotesque : « Holà ! arrête-moi cette mascarade, et qu’on m’amène tout cela ici ! » Et la vision s’évanouit. »

Après ces belles paroles, les deux dames prirent la main de Pogram et la pressèrent contre leurs lèvres, comme une palme patriotique. Cet hommage étant rendu, la mère des Gracques modernes demanda des chaises, et les trois femmes de lettres se mirent ardemment à l’œuvre pour montrer le pauvre Pogram sous toutes ses faces et faire ressortir ses plus brillantes couleurs.

Comment Pogram perdit pied, et comment les trois dames n’eurent jamais pied, c’est là un fait historique qu’il est inutile de raconter. Il suffira de dire que tous quatre n’ayant plus pied et étant également incapables de nager, ils éclaboussèrent les paroles dans toutes les directions et barbotèrent d’une fameuse manière. En résumé, ceci fut considéré comme le plus brillant exercice intellectuel qui jamais eût lieu à l’Hôtel National. Plusieurs fois les larmes en vinrent aux yeux du jeune homme à la voix glapissante ; et toute la compagnie se sentit prise de maux de tête, ce qui se conçoit, vu les efforts qu’elle avait faits pour comprendre.

Lorsque enfin il devint nécessaire de délivrer Elijah Pogram de l’angle où il était reclus, le comité, en le voyant se retirer dans la chambre voisine, ne put plus résister à l’enthousiasme de son admiration.

« Cette admiration, dit M. Buffum, il fallait qu’elle se fît jour par la parole ; sinon, elle allait faire explosion. Je vous suis reconnaissant, monsieur Pogram. Vous m’inspirez, monsieur, une haute vénération et une émotion profonde. Le sentiment que je voudrais proposer d’exprimer, c’est celui-ci : « Puissiez-vous, monsieur, être toujours aussi ferme que votre statue de marbre ! Puisse cette image être toujours pour ses ennemis une aussi grande cause de terreur que vous-même ! »

Il y a lieu de supposer que la statue était encore plus terrible pour ses amis ; car ladite statue était une œuvre de l’école sublime ou fantastique. Elle représentait l’honorable Elijah Pogram saisi par un coup de vent, avec les cheveux complètement hérissés et les narines démesurément dilatées. Toutefois M. Pogram remercia son ami et compatriote de la proposition qu’il avait émise ; et le comité, après un nouvel et solennel échange de poignées de mains, alla se coucher, à l’exception du docteur. Celui-ci se rendit sans perdre une minute au bureau de rédaction du journal ; là, il écrivit un petit poëme sur les événements de la soirée, portant en tête : Fragment inspiré par la vue de l’honorable Elijah Pogram engagé dans une discussion philosophique avec trois des plus belles filles de la Colombie ; par le docteur GINERY DUNKLE, de Troy.

Si Pogram trouvait à aller se coucher autant de bonheur que Martin, il était bien récompensé de ses fatigues.

Le lendemain, les voyageurs se remirent en route. Martin et Mark avaient eu soin d’abord de revendre à tout prix leurs outils aux marchands mêmes de qui ils les avaient achetés. Bientôt on arriva à une courte distance de New-York. Quand Pogram fut au moment de se séparer de ses compagnons de voyage, il devint soucieux et, après quelques instants de réflexion, il prit Martin à part.

« Nous allons nous quitter, monsieur, dit-il.

– Je vous en prie, dit Martin, ne vous en affligez pas ; c’est un malheur dont il faut nous consoler.

– Ce n’est pas cela, monsieur, répliqua Pogram ; ce n’est pas du tout cela. Mais je désire que vous acceptiez un exemplaire de mon discours.

– Je vous remercie, dit Martin ; vous êtes trop bon. J’en suis très-flatté.

– Ce n’est pas cela encore, reprit Pogram : auriez-vous le courage d’en introduire un exemplaire dans votre pays ?

– Certainement, dit Martin ; pourquoi pas ?

– Les sentiments en sont énergiques, monsieur, dit Pogram, d’une voix sourde et avec hésitation.

– Cela n’y fait rien, dit Martin ; j’en emporterai une douzaine d’exemplaires si vous le désirez.

– Non, monsieur, répliqua Pogram ; non pas une douzaine. C’est plus que je ne veux. Si vous n’êtes pas fâché d’en courir le risque, monsieur, voici un exemplaire pour votre lord chancelier (il l’exhiba) et un autre pour votre principal secrétaire d’État. Je serais satisfait, monsieur, s’ils jetaient les yeux sur ce discours, qui leur donnera une idée exacte de mes opinions, afin que dans l’avenir ils ne viennent pas plaider l’ignorance. Pourtant n’allez pas vous compromettre pour moi, monsieur !

– Il n’y a pas le moindre danger, je vous assure, » dit Martin.

En parlant ainsi, il mit les pamphlets dans sa poche, et M. Pogram s’éclipsa.

M. Bevan, en répondant à Martin, l’avait averti qu’à une certaine époque (qui heureusement se trouvait être d’accord avec le retour des colons) il se trouverait en ville à un hôtel qu’il désignait, et qu’il les y attendrait avec impatience. Ils s’y rendirent sans perdre une minute et eurent la satisfaction non-seulement de l’y rencontrer, mais encore d’être accueillis par cet excellent ami avec la chaleur d’âme et la cordialité qui lui étaient particulières.

« Je suis vraiment fâché et honteux de vous avoir demandé assistance, dit Martin. Mais veuillez nous regarder. Voyez en quel état nous sommes, et jugez à quelles extrémités nous sommes réduits !

– Loin de me plaindre que vous m’ayez mis à même de vous rendre service, répliqua M. Bevan, je me reproche d’avoir été involontairement la cause première de vos malheurs. Après tout ce qu’on vous avait dit pour vous dissuader d’aller à Éden, je vous croyais guéri de l’idée que la fortune y fût si facile à faire, et je n’aurais pas cru que vous fussiez plus tenté que moi de faire ce voyage.

– Le fait est, dit Martin, que je me suis jeté dans cette affaire en véritable étourdi, et moins on en dira à ce sujet, mieux cela vaudra. Mark que voici n’avait pas voix au chapitre.

– Fort bien. Mais n’a-t-il pas eu voix après à quelque autre chapitre ? répliqua M. Bevan, riant de façon à faire comprendre qu’il connaissait bien Mark, et Martin aussi.

– Pas une voix très-influente, malheureusement, dit Martin en rougissant. Mais si l’on dit qu’il faut vivre pour apprendre, monsieur Bevan, il est bien plus juste de dire encore qu’il faut manquer de mourir pour apprendre, et ça n’est pas long.

– Maintenant, dit M. Bevan, voyons vos plans. Vous projetez de retourner tout de suite dans votre pays ?

– Oh ! oui, répondit vivement Martin, qui devint tout pâle à l’idée que son désir pourrait rencontrer une objection. C’est aussi votre opinion, j’espère ?

— Sans nul doute. Car je ne sais pas en vérité pourquoi vous êtes venus ici ; quoiqu’il ne soit pas extraordinaire, j’ai regret de le dire, qu’on éprouve le besoin d’aller encore au delà. Vous ignorez probablement que le vaisseau qui vous amena avec notre ami le général Fladdock est dans le port ?

– Vraiment ! s’écria Martin.

– Oui, et son départ est annoncé pour demain. »

La nouvelle avait de quoi séduire, mais à la manière de Tantale : en effet, Martin savait bien que ce serait en vain qu’il chercherait de l’emploi sur un navire de cette classe. L’argent qu’il possédait en poche n’était pas le quart de la somme qu’il avait empruntée déjà ; et, quand cet argent eût suffi pour payer le double prix du passage, c’est à peine si Martin eût osé l’y dépenser. Il soumit sa position à M. Bevan et lui confia leurs projets.

« Tout cela, dit son ami, n’est pas plus gai qu’Éden. Il faut que vous preniez à bord votre place comme un chrétien ; du moins autant qu’un voyageur de la chambre d’avant peut être logé en chrétien, et que vous me permettiez d’ajouter à votre dette envers moi quelques dollars de plus que vous ne le désiriez. Si Mark veut bien se rendre au vaisseau et voir combien il y a de places retenues, et s’il trouve que vous pourrez y être admis sans courir le risque d’être suffoqués, mon avis est que vous partiez. Jusque-là nous nous tiendrons mutuellement compagnie, vous et moi ; nous n’irons point chez les Norris, à moins que vous ne le désiriez, et nous dînerons tous trois ensemble ce soir. »

Martin ne put qu’exprimer sa reconnaissance et accepter un plan si bien conçu. Cependant il sortit de la chambre après Mark et avisa avec lui à prendre passage sur le Screw, dussent-ils coucher sur le plancher nu du pont : pas n’était besoin de presser beaucoup M. Tapley à cet égard ; il promit avec chaleur d’agir dans ce sens.

Lorsqu’il retrouva Martin, tous deux étant seuls, Mark laissa paraître une vive exaltation : évidemment il avait à faire une communication dont il s’attendait à tirer beaucoup d’honneur.

« J’ai refait M. Bevan, dit Mark.

– Refait M. Bevan ! … répéta Martin.

– Le cuisinier du Screw est parti pour se marier hier, monsieur, » dit M. Tapley.

Le regard de Martin appela une plus ample explication.

« Et quand je me suis rendu à bord, et que le bruit s’y est répandu que c’était moi, le second est venu me demander si je ne voudrais pas prendre la place dudit cuisinier, dans le passage jusqu’en Angleterre. « Car vous en avez l’habitude, m’a-t-il dit ; pendant votre voyage, vous étiez toujours à cuisiner pour tout le monde. » C’est vrai tout de même, ajouta Mark, quoique je ne me fusse jamais occupé de cuisine auparavant, je vous le jure.

– Et qu’avez-vous dit ? demanda Martin.

– Ce que j’ai dit ! s’écria Mark. Que je prendrais tout ce que je pourrais attraper. « S’il en est ainsi, dit le second, eh bien ! qu’on apporte un verre de rhum. » Ce qu’on fit aussitôt. Et mes gages, monsieur, ajouta Mark avec une joie enthousiaste, payeront votre passage ; et j’ai mis le rouleau[2] dans votre case pour en prendre possession (c’est la meilleure qu’il y ait dans le coin), et en avant Rule Britannia ! les Bretons salueront la patrie !

– Jamais il n’exista un aussi brave garçon que vous ! s’écria Martin, lui prenant la main. Mais qu’entendez-vous par ces mots : « Nous avons refait M. Bevan ? »

– Comment ! ne voyez-vous pas ! … dit Mark. Nous ne l’avertirons pas, vous concevez. Nous prendrons son argent, mais nous ne le dépenserons pas, et nous ne le garderons pas non plus. Voici ce que nous ferons : nous lui écrirons un petit billet pour lui expliquer cet arrangement ; nous mettrons l’argent sous même enveloppe, et laisserons le tout au comptoir, pour qu’on le lui remette quand nous serons partis. Voyez-vous la chose ? »

Le plaisir que cette idée causa à Martin ne fut pas inférieur à celui qu’en éprouvait Mark. Tout fut exécuté à merveille. Ils passèrent une joyeuse soirée, couchèrent à l’hôtel, laissèrent la lettre disposée comme il avait été convenu, et montèrent sur le vaisseau le lendemain matin de bonne heure, avec le cœur d’autant plus léger qu’ils étaient délivrés du poids de leur misère passée.

« Adieu ! cent mille fois adieu ! dit Martin à leur ami. Comment pourrai-je me rappeler toutes vos bontés ? Comment pourrai-je vous remercier assez ?

– Si jamais, répondit son ami, vous devenez un homme riche ou puissant, vous ferez tous vos efforts pour décider votre gouvernement à se montrer plus soigneux des intérêts de ceux de ses sujets qui cherchent au-dehors des moyens d’existence. Apprenez-lui ce que vous savez de l’émigration pour votre propre compte, et montrez-lui tout le mal qu’il pourrait prévenir à peu de frais. »

En avant, enfants, en avant ! L’ancre est levée. Le vaisseau nage à pleines voiles : son beaupré hardi est tourné vers l’Angleterre. L’Amérique n’apparaît plus au loin par derrière que comme un nuage !

« Eh bien, cuisinier, à quoi pensez-vous donc qui vous absorbe tellement ? dit Martin.

– Je me demandais ce que je ferais, monsieur, répondit Mark, si j’étais peintre et si l’on me chargeait de représenter l’aigle américain.

– Vous le peindriez sous la forme d’un aigle, je suppose.

– Non, dit Mark. Je n’en ferais rien. Je le représenterais comme une chauve-souris, à cause de sa vue basse ; comme une poule pattue, à cause de sa forfanterie ; comme une pie, image de sa probité ; comme un paon, à cause de sa vanité ; comme une autruche, parce qu’il se cache la tête dans la boue pensant ainsi n’être pas aperçue…

– Et comme un phénix, à cause du pouvoir qu’il a de renaître des cendres de ses défauts et de ses vices pour prendre un nouvel essor dans l’azur du ciel. Allons, Mark ; espérons qu’il renaîtra comme le phénix ! »


  1. L'une des prisons de Londres.
  2. de pâtissier