Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/45

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CHAPITRE XX.
Tom Pinch et sa sœur se permettent un peu de distraction, mais tout à fait en famille, et sans la moindre cérémonie.


Aussitôt après la dispersion des autres acteurs de la scène qui s’était passée sur le quai, et à laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, Tom Pinch et sa sœur avaient dû se séparer pour vaquer aux affaires du jour ; ils n’avaient donc pu, pour le moment, causer de ce sujet. Mais Tom, dans son bureau solitaire, et Ruth dans le petit salon triangulaire, ne pensèrent pas à autre chose durant toute la journée ; et, quand l’heure de se revoir approcha, ils en étaient bien préoccupés, je vous assure.

Il y avait entre eux un petit complot. Il était convenu que Tom devait toujours sortir du Temple du côté de la Fontaine, il devait s’arrêter en haut des marches qui conduisent à la cour du Jardin, et jeter un regard autour de lui. C’était là qu’il verrait si Ruth était venue à sa rencontre, non pas attendant et flânant, vous comprenez (à cause des clercs), mais marchant vite au-devant de lui, avec un rire argentin qui faisait concurrence à la fontaine et l’éclipsait complètement. Car il y avait cinquante à parier contre un que Tom l’avait cherchée du mauvais côté, et avait renoncé à la voir pour cette fois, tandis qu’elle sautillait vers lui tout le temps, faisant sonner les clefs dans son petit sac, pour attirer les regards errants de son frère.

Les buissons enfumés de la cour de la Fontaine avaient-ils encore assez de vie dans leur végétation maladive pour sentir la présence de la petite femme du monde la plus riante et la plus pure ? C’est un problème dont il faut laisser la solution aux jardiniers et à ceux qui sont versés dans les amours des plantes. Mais il n’y a pas le moindre doute que c’était une bonne fortune pour le pavé de cette cour d’être traversé par cette mignonne petite créature, et qu’un sourire semblait passer sur les vieilles maisons noircies et les dalles usées, qui redevenaient ensuite plus tristes, plus sombres, plus austères que jamais. La fontaine du Temple aurait dû s’élancer à vingt pieds de haut pour saluer la source de jeunesse et d’amour, dans la personne de Ruth, qui glissait vive et pétillante dans les canaux secs et poudreux de la Lis ; les moineaux élevés dans les trous et les crevasses du Temple auraient pu réprimer leurs glapissements pour écouter des chants d’alouettes imaginaires, quand cette fraîche petite créature passait ; les sombres rameaux, qui ne se penchaient que parce qu’ils n’avaient pas la force de se tenir droits, auraient pu se courber avec une grâce sympathique, pour laisser tomber leurs bénédictions sur cette tête gracieuse ; les vieilles lettres d’amour, enfermées dans les coffres de fer des bureaux environnants, oubliées au milieu des monceaux de papiers de famille où elles s’étaient égarées, et dont elles faisaient partie maintenant, pauvres dégénérées ! auraient pu s’agiter au souvenir de leur ancienne tendresse en entendant ses pas légers. Enfin toutes sortes de choses auraient pu arriver pour l’amour de Ruth, qui n’arrivèrent pas et n’arriveront jamais.

Quelque chose arriva pourtant, le jour dont nous parlons. Pas pour l’amour d’elle, oh ! non ! tout à fait par accident, et sans avoir le moindre rapport avec elle.

Soit qu’elle fût un peu en avance, soit que Tom fût un peu en retard (elle était en général exacte, à une demi-minute près), elle ne trouva pas Tom en arrivant. Bon ! mais alors elle vit donc une autre personne ? car, après avoir regardé tout autour de la cour, elle devint toute rouge, et descendit précipitamment les marches.

La vérité est que M. Westlock passait en ce moment. Le Temple est une voie publique ; on a beau écrire le contraire au-dessus des portes : tant qu’on en laissera les grilles ouvertes, c’est et ce sera une voie publique, et M. Westlock avait autant le droit d’y être que n’importe qui. Mais pourquoi s’enfuyait-elle alors ? Elle n’était pourtant pas mal habillée (elle était trop soigneuse pour cela) ; pourquoi s’enfuyait-elle ? Il est bien vrai que ses boucles brunes s’étaient détachées sous son chapeau, et qu’il y avait une impertinente fleur artificielle qui s’était accrochée à ses cheveux, avec une insolence dont elle semblait hardiment se faire gloire aux yeux de tous les hommes ; mais ce ne pouvait être cela qui la faisait fuir, car c’était charmant. Ah ! petit cœur timide, palpitant, effarouché, pourquoi s’enfuyait-elle ?

La petite fontaine s’élançait gaiement, et en retombant faisait des ricochets étincelants sur sa surface baignée de soleil. John Westlock s’empressa de suivre Ruth. L’eau chuchotante se brisait en tombant doucement, et les cercles qui se formaient à sa surface semblaient sourire avec malice en voyant John courir sur les pas de Ruth.

Oh ! petit cœur timide, palpitant, effarouché, pourquoi faisait-elle semblant de ne pas se douter de son approche ? Pourquoi souhaiter d’être à l’autre bout du monde, et pourtant être si heureuse dans son trouble de se trouver là ?

« J’étais bien sûr que c’était vous, dit John, quand il l’eût rattrapée dans le sanctuaire de la cour du Jardin. Je savais bien que je ne pouvais me tromper. »

Elle feignit une surprise extrême.

« Vous attendiez votre frère ? dit John. Permettez-moi de vous accompagner. »

Le toucher de cette petite main timide était si léger, que John baissa les yeux pour s’assurer qu’elle reposait bien réellement sur son bras. Mais, en passant, son regard s’arrêta sur deux beaux yeux, oublia sa première direction et n’alla pas plus loin.

Ils firent deux ou trois fois le tour de la cour, parlant de Tom et de son mystérieux emploi. C’était un sujet de conversation très-naturel et assurément très-innocent. Alors pourquoi, chaque fois que Ruth levait ses regards, les laissait-elle retomber sur-le-champ, pour chercher le pavé peu sympathique de la cour ? Elle n’avait pas des yeux qui dussent craindre la lumière, elle n’avait pas des yeux qu’elle dût ménager pour les faire valoir. Ils étaient beaucoup trop jolis et trop naturels pour avoir besoin d’artifices semblables à ceux-là. Peut-être quelqu’un les regardait-il ?

Cependant ces yeux-là surent bientôt découvrir Tom de loin, dès qu’il parut sur l’horizon. Les regards de Tom erraient partout, comme d’habitude, excepté du bon côté ; et, s’il l’eût fait exprès, il n’aurait pu mettre plus d’obstination à ne pas les voir. Comme il était clair que, si on l’abandonnait à lui-même, il s’en retournerait ainsi chez lui, John Westlock s’élança pour l’arrêter.

Cette circonstance rendit l’approche de la pauvre petite Ruth toute seule, on ne peut plus embarrassante. D’une part, c’était Tom qui manifestait une surprise extrême (il n’avait pas de présence d’esprit dans les petites occasions, ce Tom) ; de l’autre, c’était John qui traitait la chose très-légèrement, mais qui donnait en même temps des explications chargées de détails plus que superflus. Et il fallait qu’elle s’avançât au-devant d’eux, sous leurs regards, avec la conscience qu’elle rougissait jusqu’au blanc des yeux, mais en essayant néanmoins d’élever ses sourcils d’un air insouciant, et de faire faire la moue à ses petites lèvres roses, avec un air d’indifférence et de sang-froid complet.

L’eau de la fontaine tombait, tombait toujours gaiement, jusqu’à ce que les fossettes de sa surface, se poussant les unes dans les autres, se soulevèrent en un sourire général qui couvrit toute la nappe du bassin.

« Quelle rencontre extraordinaire ! dit Tom. Je ne me fusse jamais attendu à vous trouver ici ensemble.

– C’est tout à fait accidentel, murmura John.

– Précisément, dit Tom, c’est ce que je veux dire. Si ce n’était pas accidentel, il n’y aurait plus rien d’extraordinaire.

– Bien sûr, dit John.

– C’est un si drôle d’endroit pour vous y être rencontrés ! poursuivit Tom, enchanté. Tout à fait un endroit perdu. »

John n’était pas précisément de cet avis. Au contraire, il trouvait que c’était un lieu très-propre aux rencontres. « J’y passe constamment, dit-il. Je ne serais pas étonné si nous nous y rencontrions encore. Tout ce qui m’étonne, c’est que nous ne nous y soyons pas rencontré plus tôt. »

Cependant Ruth avait fait le tour, et était allée de l’autre côté prendre le bras de son frère. Elle le pressait comme pour lui dire : « Est-ce que vous allez rester ici toute la journée, mon cher vieux nigaud de Tom ? »

Il répondit à cette pression du bras de sa sœur comme si c’eût été tout un discours.

« John, dit-il, si vous voulez offrir votre bras à ma sœur, nous la prendrons entre nous, et nous ferons route ensemble. J’ai quelque chose de curieux à vous raconter. Nous ne pouvions nous rencontrer plus à propos. »

Le jet d’eau sautait et dansait gaiement, et gaiement les fossettes souriaient en s’étendant de plus en plus jusqu’à la margelle du bassin, où elles se brisèrent en un éclat de rire et s’évanouirent.

« Tom, dit Westlock au moment où ils entraient dans la rue bruyante, j’ai une proposition à vous faire. Je voudrais que vous et votre sœur (si elle veut faire cet honneur à mon pauvre ménage de garçon), vous me fissiez un grand plaisir, c’est de venir dîner chez moi.

– Comment, aujourd’hui ? s’écria Tom.

– Oui, aujourd’hui. Vous savez que c’est tout près. Je vous en prie, miss Pinch, insistez avec moi. Ce sera très-désintéressé de votre part, car je n’ai rien à vous donner.

– Oh ! il ne faut pas le croire, Ruth, dit Tom. Ce gaillard-là tient son ménage sur un pied extraordinaire pour un garçon. Il aurait dû être lord-maire. Eh bien ! qu’en dites-vous ? faut-il y aller ?

– Si cela vous fait plaisir, Tom, répondit sa petite sœur bien soumise.

– Mais je veux dire, fit Tom, en la regardant avec un sourire d’admiration, n’y a-t-il pas quelque chose qui manque à votre toilette, et dont vous ne puissiez vous passer ? Je vous assure que je n’en sais rien, John ; je ne sais même pas si elle pourrait ôter son chapeau. »

Jugez si ces scrupules de Tom prêtaient à rire, et s’ils fournirent à John l’occasion d’adresser à Ruth plusieurs compliments ; pas des compliments si vous voulez, du moins il soutint que ce n’étaient pas des compliments (vraiment il avait raison), mais de bonnes, simples et naïves vérités, que personne n’aurait pu nier. Ruth riait aussi de bon cœur, et patati et patata, mais elle ne fit pas d’objection ; de sorte que l’invitation de John fut acceptée.

« Si je l’avais su un peu plus tôt, dit John, je vous aurais fait manger un autre pouding de bifteck. Pas pour faire concurrence au vôtre ; mais au contraire pour mieux faire valoir sa supériorité. Pour rien au monde je n’y aurais laissé mettre de graisse de bœuf.

– Pourquoi non ? demanda Tom.

– Parce que ce fameux livre de cuisine recommande la graisse de bœuf, dit John Westlock ; tandis que le nôtre était fait avec de la farine et des œufs.

– Ah ! bon Dieu ! s’écria Tom. Le nôtre était fait avec de la farine et des œufs, vraiment ? Ha ! ha ! ha ! un pouding de bifteck fait avec de la farine et des œufs ! Mais personne n’ignore ça. C’est l’a b c du pouding. Moi, moi-même, je ne l’aurais pas fait comme cela ! Ha ! ha ! ha ! »

Il n’est pas nécessaire de dire que Tom avait été présent à la confection du pouding, et qu’il avait cru implicitement jusque-là qu’il était fait dans les règles ; mais il était si ravi de pouvoir plaisanter son active petite sœur, qu’il s’arrêta dans Temple-Bar pour rire tout à son aise. Tom ne s’inquiétait pas plus d’être injurié et bousculé par les piétons bourrus, que s’il eût été de bois ; car il continuait à s’écrier avec une bonne humeur croissante : « De la farine et des œufs ! un pouding de bifteck fait avec de la farine et des œufs ! » À la fin John Westlock et Ruth se sauvèrent et le laissèrent épuiser tout seul son hilarité. Quand il parvint à les rattraper au milieu de la foule dont la rue était encombrée, son visage rayonnait de tant de bonhomie et d’affection (la plaisanterie de Tom était toujours affectueuse), qu’il aurait purifié l’air, quand même la porte du Temple eût été, comme au bon vieux temps, ornée d’une rangée de têtes humaines en état de décomposition.

Il y a de bons petits appartements, allez, dans ces coins du Temple où vivent messieurs les célibataires. Ces gaillards-là se plaignent toujours beaucoup de leur isolement ; et avec tout cela, c’est surprenant à quel point ils savent s’entourer de bien être. John devint tout à fait pathétique en parlant de la triste et solitaire vie qu’il menait, et des déplorables arrangements domestiques qu’elle entraînait à sa suite ; mais c’est égal, on voyait bien qu’il ne se laissait manquer de rien. Dans tous les cas, son appartement était la perfection de l’ordre et de la commodité ; et, si John ne se trouvait pas heureux comme ça, ce n’était toujours pas la faute de son établissement domestique.

Il n’eut pas plus tôt fait entrer Tom et sa sœur dans sa plus belle chambre (où, sur la table, se trouvait un joli petit vase de fleurs fraîches qu’il offrit à Ruth, tout comme s’il l’avait attendue, dit Tom) que, saisissant son chapeau, il sortit précipitamment avec la plus énergique activité. Bientôt, par la porte entre-bâillée, on le vit revenir en courant, accompagné d’une matrone au visage empourpré, coiffée d’un chapeau déformé, dont les brides singulièrement longues lui pendaient sur le dos. Avec le secours de cette femme il commença sur-le-champ à mettre la nappe. Il essuyait les verres de ses propres mains, frottait le bouton d’argent de la poivrière sur la manche de son habit, débouchait des bouteilles, remplissait des carafes, avec une adresse et une promptitude éblouissante ; et comme si, à force d’essuyer et de frotter, il eût touché une lampe enchantée ou une bague magique à laquelle obéissaient au moins vingt mille esclaves surnaturels, il apparut soudain un être fantastique, revêtu d’une veste blanche, tenant sous son bras une serviette, et suivi d’un autre sylphe comme lui, qui portait sur la tête une boîte oblongue, dont on retira, pour le poser sur la table, un festin tout chaud.

Du saumon, de l’agneau, des petits pois, des jeunes pommes de terre innocentes, une fraîche salade, des tranches de concombre, un caneton délicieux, et une tarte, tout y était et tout arriva en bon état. D’où venaient ces comestibles, je n’en sais rien ; mais la boîte oblongue entrait et sortait continuellement, et faisait connaître son arrivée à l’homme au gilet blanc en frappant modestement à la porte : car, depuis sa première entrée, elle ne franchit plus le seuil. L’homme au gilet blanc n’était pas susceptible d’étonnement ; les choses merveilleuses qu’il trouvait dans la boîte ne lui causaient aucune surprise ; il les retirait avec un visage qui dénotait une ferme détermination et un caractère impénétrable, et les déposait sur la table. C’était un brave homme, doux de manières, et s’intéressant vivement à ce qu’on mangeait et à ce qu’on buvait. C’était un homme savant aussi dans son genre ; il connaissait la saveur des sauces de John Westlock, qu’il décrivait d’une voix douce et émue, en offrant tour à tour les petites burettes à la ronde. Il était grave et peu bruyant : car une fois le dîner fini, et le dessert préparé sur la table, il disparut avec sa boîte, comme s’il n’eût jamais existé.

« Quand je vous disais que ce gaillard-là tenait son ménage sur un pied extraordinaire ! s’écria Tom. En vérité, c’est prodigieux !

– Ah ! miss Pinch, dit John, vous ne voyez que le beau côté de la vie que je mène ici. Ce serait une existence bien triste, si elle ne s’égayait pas dans un jour comme celui-ci.

– Ne croyez pas un mot de tout ce qu’il vous dit, s’écria Tom. Il est heureux comme un roi, et pour rien au monde il ne voudrait changer d’existence. Il fait semblant de se plaindre. »

Non vraiment John ne faisait pas semblant ; il faisait au contraire tout ce qu’il pouvait et, sérieusement, pour leur persuader que, les jours ordinaires, il était aussi triste, aussi solitaire, aussi privé de bien-être que pouvait l’être raisonnablement un malheureux jeune homme comme lui. C’était une triste existence, dit-il ; une existence misérable. Il pensait à se débarrasser de son logement le plus tôt possible ; et même il allait bientôt faire attacher à la porte un écriteau pour le mettre en location.

« Ma foi ! dit Tom Pinch, je ne sais où vous pourriez aller, John, pour être mieux. C’est tout ce que je puis vous dire. Et vous, Ruth, qu’en pensez-vous ? »

Ruth joua avec les cerises qui se trouvaient sur son assiette, et dit qu’il lui semblait que M. Westlock devait être parfaitement heureux, et qu’elle ne doutait pas qu’il ne le fût.

Ah ! petit cœur craintif, palpitant, effarouché, comme elle dit cela timidement !

« Mais vous oubliez ce que vous aviez à raconter, Tom, ce qui est arrivé ce matin, continua-t-elle tout d’un trait.

– C’est vrai, dit Tom. Nous avons tant jasé d’autre chose, que je n’ai pas eu le temps d’y penser. Je vais vous le conter tout de suite, John, de crainte que cela ne me sorte de la tête. »

Tom exposa ce qui s’était passé sur le quai. Son ami en éprouva une grande surprise, et prit tant d’intérêt à ce récit que Tom lui-même en fut étonné. John pensait connaître, dit-il, la vieille dame avec qui ils s’étaient trouvés en conversation ; et il croyait pouvoir affirmer qu’elle se nommait Gamp. Mais quelle était la nature de la missive dont Tom avait été chargé d’une façon si inattendue ? pourquoi l’avait-on choisi pour messager ? que pouvait-il y avoir de commun entre ces différentes personnes ? et quel mystère y avait-il au fond de tout cela ? John n’y pouvait rien comprendre. Tom était bien sûr d’avance que cette affaire l’intéresserait, mais il ne s’était pas attendu à lui voir prendre feu comme cela. John Westlock en était tout préoccupé, même quand Ruth eut quitté la chambre ; plus préoccupé qu’on ne l’est d’un sujet ordinaire de conversation.

« J’aurai une explication avec mon propriétaire, cela va sans dire, fit Tom ; quoique ce soit un singulier homme, fort mystérieux, et peu propre à me fournir le moindre éclaircissement, en admettant même qu’il connût le contenu de la lettre.

— Soyez assuré qu’il le connaissait. Il n’y a aucun doute à cet égard, interrompit John.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Bon ! dit Tom. Mon propriétaire entre et sort d’une manière étrangement mystérieuse ; mais je tâcherai de l’attraper demain matin au passage, et j’aurai avec lui une explication pour m’avoir donné à exécuter une commission aussi désagréable. Et je pensais, John, que si j’allais demain matin chez mistress… Chose… dans la Cité… où j’étais avant, vous savez… mistress Todgers, j’y rencontrerais peut-être la pauvre Merry Pecksniff, et je pourrais lui expliquer comment je me suis trouvé mêlé à cette affaire.

– Vous avez parfaitement raison, Tom, répondit son ami après un court moment de réflexion. Vous ne pouvez rien faire de mieux. Il me paraît parfaitement évident que, quelle que soit cette affaire, il n’y a pas grand’chose de bon là-dessous ; et il est tellement à désirer que vous vous en dégagiez complètement, que je vous conseillerais de voir le mari de Merry, si vous le pouvez, afin de lui exposer clairement les faits, et de vous en laver les mains. J’ai le pressentiment qu’il y a quelque chose d’odieux sous jeu, Tom. Je vous dirai pourquoi une autre fois, quand je me serai moi-même procuré deux ou trois renseignements. »

Tom Pinch trouva ceci très-mystérieux ; mais sachant qu’il pouvait compter sur son ami, il résolut de suivre son conseil.

Ah ! combien il eût été charmant de pouvoir se procurer l’anneau magique qui vous rend invisible, pour surveiller la petite Ruth, lorsqu’elle se trouva seule dans une des chambres chez John Westlock, pendant que John et son frère savouraient leur vin ! D’abord elle essaya doucement d’entamer une conversation avec la matrone à la figure empourprée et au chapeau déformé, qui l’attendait pour la servir ; cette dernière avait fait un effort désespéré pour remédier au désordre de sa toilette, et elle avait revêtu une robe de cotonnade déteinte à bouquets jaunes sur un fond de même couleur, ce qui la faisait ressembler à une mosaïque de coquilles de beurre. La matrone au visage empourpré repoussa les aimables avances de Ruth avec la mine sévère et farouche d’un dragon ; elle se méfiait de ces avances d’une puissance hostile et dangereuse, qui n’avait que faire de venir là, si ce n’était pour lui enlever une pratique ou pour s’inquiéter de la rapide disparition du thé, du sucre, et autres bagatelles de ce genre. Quand Ruth se trouva seule, après le départ du visage empourpré, elle se mit à examiner avec une craintive et charmante curiosité les livres et les bimbelots qui se trouvaient épars sur les meubles ; son attention fut particulièrement attirée vers de jolies allumettes de papier découpé, qui ornaient la cheminée : elle se demanda qui pouvait les avoir faites. Puis sa main tremblante lia ensemble les fleurs du bouquet, et les attacha à son sein, devant la glace, où elle rougissait presque de se voir réfléchie ; puis elle les examina, la tête penchée de côté, tantôt presque décidée à les ôter, tantôt presque décidée à les laisser.

John pour sa part la trouvait charmante : car, lorsqu’il rentra avec Tom pour prendre le thé, il s’assit à côté d’elle comme un homme qui est dans le ravissement. Et quand les tasses à thé eurent été enlevées, et que Tom, assis au piano, se fut perdu au milieu des mélodies qu’il jouait naguère sur l’orgue, John se tint auprès d’elle, à la fenêtre ouverte, regardant les objets qui s’assombrissaient aux lueurs du crépuscule.

Il n’y a pas grand’chose à voir dans Furnival’s-Inn. C’est un endroit ombragé, tranquille, où retentit l’écho des pas de ceux qui y ont des affaires ; c’est même un lieu monotone et triste dans les soirées d’été. Qu’est-ce donc qui lui donna tant de charmes à leurs yeux, qu’ils restèrent à la fenêtre, oubliant la fuite du temps, comme l’oubliait lui-même Tom, le rêveur, pendant que les mélodies qui avaient si souvent consolé son âme flottaient encore autour de lui ? Quelle était donc cette puissance qui donnait à la lumière pâlissante, à l’obscurité croissante, aux étoiles qui commençaient à poindre çà et là, à l’atmosphère du soir, au bourdonnement de la Cité, au timbre même des vieilles horloges d’église, une fascination si exquise que les plus délicieuses régions de la terre n’auraient pu retenir leurs yeux captifs dans une plus douce chaîne ?

Les ténèbres continuaient de s’épaissir, et la chambre devint tout à fait obscure. Pourtant les doigts de Tom erraient toujours sur les touches du piano, et la fenêtre gardait toujours son couple curieux.

À la fin, la main de sa sœur sur son épaule et l’haleine de la jeune fille sur son front réveillèrent Tom de sa rêverie.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il en s’arrêtant subitement, je crains bien d’avoir manqué d’égards et de politesse. »

Tom ne se doutait guère qu’il avait poussé au contraire bien loin les égards et la politesse.

« Chantez-nous quelque chose, ma chère, dit Tom. Faites-nous entendre votre voix. Allons ! »

John Westlock joignit ses instances à celles de Tom avec tant d’empressement, qu’un cœur de roche aurait pu seul y résister ; et Ruth n’avait pas un cœur de roche, grand Dieu ! Bien au contraire.

Elle s’assit donc au piano, et, d’une voix sympathique, elle se mit à chanter les ballades que Tom aimait tant. C’étaient tantôt de vieilles histoires rimées, interrompues çà et là par quelques simples accords, tels qu’un trouvère des temps passés en eût tiré de sa harpe, tandis qu’il cherchait dans sa mémoire la suite de quelque légende à demi oubliée ; tantôt des stances de vieux poëtes mariées à des rythmes qui semblaient le souffle même du barde répondant à l’élan de sa pensée. Puis une mélodie si joyeuse et si insouciante que la chanteuse paraissait incapable de ressentir de la tristesse, jusqu’à ce que dans son inconstance (ah ! la méchante petite chanteuse ! ) elle changeât d’avis et déchirât encore le cœur de ses auditeurs. Ce furent là les simples moyens dont elle se servit pour leur plaire. Elle y réussit. J’en prendrais à témoin la chambre toujours obscure et la lumière si longtemps oubliée.

On éclaira enfin, et alors il était temps de s’en retourner. Il fallut pourtant découper soigneusement du papier pour envelopper les tiges des fleurs, ce qui retarda le départ de quelques instants encore. Mais bientôt cette opération fut achevée et Ruth se trouva prête.

« Bonsoir ! dit Tom. Voilà une visite délicieuse dont nous nous souviendrons longtemps. John ! bonsoir ! »

John annonça l’intention de les reconduire.

« Non, non ! N’en faites rien ! dit Tom. Quelle folie ! Nous pouvons parfaitement nous en retourner seuls. Je ne voudrais pas vous déranger pour tout au monde. »

Mais John soutint qu’il préférait sortir.

« Êtes-vous bien sûr que vous le préfériez ? dit Tom. J’ai peur que vous ne nous disiez cela que par politesse. »

John en était bien sûr ; il offrit donc son bras à Ruth, et ils sortirent. La matrone au visage empourpré était toujours de service, et salua le départ de Ruth par une révérence si froide qu’elle était presque imperceptible. Quant à Tom, elle ne daigna même pas le regarder.

Leur amphitryon voulut à toute force les accompagner jusque chez eux, en dépit des instances de Tom. Heureuse époque ! heureuse promenade ! heureux adieux ! heureux rêves ! Car il y a aussi des rêves de jour qui font pâlir les plus radieuses visions de la nuit !

La fontaine du Temple murmurait toujours de plus belle au clair de lune, tandis que Ruth dormait à côté de ses fleurs et que John Westlock esquissait de mémoire un portrait… Le portrait de qui ?