Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/48

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CHAPITRE XXIII.
Qui vous donnera des nouvelles de Martin et de Mark, aussi bien que d’une troisième personne qui n’est pas tout à fait inconnue au lecteur. On y verra, en outre, la piété filiale sous un assez vilain jour, et un faible rayon de lumière descendra sur un point très-obscur.

C’était le matin. Tom Pinch et Ruth étaient à déjeuner. La fenêtre ouverte laissait voir, à l’intérieur, une rangée de fleurettes des plus fraîches, disposées par les mains mêmes de Ruth. Ruth avait attaché à la boutonnière de Tom une branche de géranium pour le faire beau et lui donner toute la journée un air printanier. (Elle avait dû l’attacher ; sinon, le brave vieux Tom n’eût pas manqué de perdre son géranium.) Tout le long de la rue, il y avait des gens qui criaient des fleurs. Une abeille étourdie, qui s’était prise entre les deux châssis de la fenêtre, se heurtait la tête contre la vitre, s’efforçant de se replonger dans la douce atmosphère de la matinée, et se croyant sans doute ensorcelée en voyant qu’elle ne pouvait y réussir. Ce matin-là était le plus beau matin qu’on eût jamais vu ; l’air balsamique baisait les joues de Ruth et caressait Tom. « Mes bons amis, semblait-il leur dire, comment allez-vous ? J’ai fait bien du chemin pour venir vous saluer. » C’était un des ces beaux jours où nous formons, où nous devons former le vœu que sur terre tout homme puisse être heureux et trouver dans son cœur ouvert à la douce influence de l’été un reflet du beau soleil de cette saison bien-aimée.

Le déjeuner même était plus agréable que d’ordinaire, et pourtant chaque déjeuner était des plus agréables. C’est que la petite Ruth avait maintenant deux élèves, chacune à trois leçons de deux heures par semaine ; en outre, elle avait peint des écrans et des porte-cartes, et, à l’insu de Tom (pour lui faire une délicieuse surprise ! ), elle était entrée dans une boutique où l’on vendait de ces objets, après avoir regardé souvent à travers les vitres de la devanture, et elle avait trouvé assez de courage pour demander à la marchande si elle voulait bien lui acheter ses écrans. Et non-seulement la marchande les lui avait achetés, mais encore elle lui en avait commandé d’autres ; et, ce matin-là même, Ruth avait fait à son frère l’aveu de ce secret, et elle lui avait remis l’argent dans une petite bourse qu’elle lui avait tricotée tout exprès. Cette affaire les avait tous émus, et l’histoire ne s’oppose pas, pour quelque chose que je sache, à ce qu’ils aient versé une ou deux larmes de bonheur ; mais c’était passé ; et, depuis son coucher de la veille au soir, le brillant soleil n’avait pas éclairé de visages aussi radieux que le visage de Tom et celui de Ruth.

« Ma chère enfant, dit Tom, abordant son sujet si brusquement qu’il laissa son couteau plongé dans le pain et oublia de continuer à couper ses tartines, quel homme bizarre que notre propriétaire ! Je ne crois pas qu’il soit revenu une seule fois chez lui depuis qu’il m’a donné cette commission désagréable. Je commence à penser qu’il ne reviendra plus. Quelle existence mystérieuse mène cet homme-là !

– C’est fort étrange, n’est-ce pas, Tom ?

– Vraiment oui. J’espère que cette existence n’est qu’étrange, et qu’il ne s’y trouve rien de pis. Parfois je commence à en douter. Il faut que j’aie une explication avec lui, quand je pourrai réussir à l’attraper, » ajouta Tom, secouant la tête comme s’il venait de proférer une menace terrible.

Un double coup sec appliqué à la porte mit en fuite les dispositions menaçantes de Tom et y fit succéder une expression de surprise.

« Hé ! dit Tom. Il est de bonne heure pour les visites ! Ce doit être John, je présume.

– Je… je ne pense pas, Tom, que ce soit sa manière de frapper, fit observer la petite sœur.

– Non ? dit Tom. Sûrement ce ne peut être mon patron qui serait arrivé tout à coup à Londres et qui, envoyé ici par M. Fips, viendrait me demander la clef du bureau. C’est quelqu’un qui me demande, voilà ce qu’il y a de certain. Entrez, s’il vous plaît ! »

Mais quand le visiteur entra, Tom Pinch, au lieu de dire : « Désirez-vous me parler, monsieur ? » Ou bien : « Je me nomme Pinch. Qu’y a-t-il pour votre service, s’il vous plaît, monsieur ? » Ou enfin de lui adresser quelque parole aussi insignifiante, s’écria : « Grand Dieu ! » et le saisit par les deux mains avec les plus vives manifestations d’étonnement et de plaisir.

Le visiteur n’était pas moins ému que Tom lui-même, et ils se pressèrent les mains un grand nombre de fois, sans pouvoir de part ni d’autre proférer un seul mot. Ce fut Tom qui le premier recouvra l’usage de la voix.

« Et Mark Tapley aussi ! … dit-il en s’élançant vers la porte et secouant encore les mains de quelqu’un. Mon cher Mark, entrez. Comment cela va-t-il, Mark ? Il n’a pas l’air plus vieux d’un jour que lorsqu’il était au Dragon. Comment cela va-t-il, Mark ?

– Plus jovial que jamais ; merci, monsieur, répondit Tapley, se confondant en sourires et salutations. J’espère vous trouver en bonne santé, monsieur.

– Grand Dieu ! s’écria Tom, en lui caressant affectueusement l’épaule ; quel délice d’entendre de nouveau cette bonne voix ! Mon cher Martin, asseyez-vous. Je vous présente ma sœur, Martin. Monsieur Chuzzlewit, ma chère. Mark Tapley, du Dragon, ma mignonne. Bonté du ciel ! quelle surprise ? Asseyez-vous. Je n’en puis croire mes yeux. »

Tom était dans un tel état d’exaltation qu’il ne pouvait rester immobile un seul moment. Sans cesse il courait de Mark à Martin, leur pressait les mains tour à tour, et recommençait à les présenter à sa sœur.

« Martin, dit-il, je me souviens du jour où nous nous séparâmes ; je m’en souviens aussi bien que si c’était hier encore. Quel jour que celui-là ! et comme vous étiez furieux ! Et vous, Mark, ne vous souvenez-vous pas que je vous rencontrai en route, le matin où j’allais en gig à Salisbury pour le chercher lui, et où vous étiez en quête d’une place ? Et le dîner que nous fîmes à Salisbury avec John Westlock, ne vous le rappelez-vous pas, hein, Martin ? Bonté du ciel ! Ma chère Ruth, monsieur Chuzzlewit. Mark Tapley, ma mignonne… du Dragon. Donnez des tasses et des soucoupes, s’il vous plaît. Dieu me bénisse ! que je suis donc content de vous voir tous deux ! »

Et alors Tom (comme avait fait pour lui John Westlock le jour où ils s’étaient revus à Londres) se précipita sur le pain pour apprêter des tartines à ses amis ; mais avant d’avoir coupé une seule tranche, il se rappelait quelque autre question à faire et se retournait précipitamment pour la leur adresser ; puis il leur secouait de nouveau les mains ; puis de nouveau il leur présentait sa sœur ; puis il refit tout ce qu’il avait fait déjà ; et rien de ce que Tom pouvait faire, rien de ce que Tom pouvait dire, n’exprimait à moitié la joie qu’il ressentait de cet heureux retour.

M. Tapley fut le premier à reprendre son calme. Quelques instants à peine s’étaient écoulés quand on découvrit qu’il s’était installé de lui-même dans la cuisine en qualité de garçon ou de surveillant du repas. Le fait fut révélé par son absence momentanée : il ne tarda pas à rentrer, armé d’une bouilloire d’eau chaude qui lui servit à remplir la théière avec le sang-froid qui lui était particulier.

« Asseyez-vous et déjeunez, Mark, dit Tom ; Martin, faites-le asseoir et déjeuner.

– Oh ! répliqua Martin, depuis longtemps j’ai renoncé à le corriger. Il n’en fait qu’à sa tête, Tom. Vous ne manqueriez pas de l’excuser, miss Pinch, si vous connaissiez son prix.

– Elle le connaît, Dieu merci, dit Tom. Je lui ai tout conté sur Mark Tapley. N’est-ce pas, Ruth ?

– Oui, Tom.

– Pas tout, dit Martin à voix basse. Ce qu’il y a de meilleur chez Mark Tapley n’est connu que d’un seul homme, et sans Mark c’est tout au plus si celui-là serait vivant pour en faire le récit.

– Mark ! dit Tom Pinch avec énergie, si vous ne vous assoyez pas à l’instant, vous allez me faire jurer contre vous.

– Eh bien ! monsieur, répondit Tapley, je préfère vous obéir. La jovialité d’un homme n’a que trop à souffrir d’un aussi bon accueil : mais un verbe est un mot qui exprime qu’on est, qu’on fait ou qu’on souffre quelque chose (car c’est tout ce que j’ai appris de la grammaire, et je ne demande pas d’en savoir davantage). Eh bien ! il y a un verbe vivant : je suis ce verbe. Car je suis, je fais quelque chose parfois, et je souffre toujours.

– Quoi ! vous n’êtes pas encore jovial ? demanda Tom avec un sourire.

– Eh bien ! si, répondit Tapley, je l’étais, monsieur, de l’autre côté de l’eau, et ce n’était pas tout à fait sans mérite. Mais la nature humaine conspire contre moi, et je ne puis avoir le dessus. Je laisserai dans mon testament cette inscription destinée à être gravée sur ma tombe : « Ci-gît un homme qui aurait pu joliment réussir s’il avait eu de la chance. Mais cette chance lui a été refusée. »

M. Tapley se mit à regarder autour de lui en riant, puis il attaqua le déjeuner avec un appétit qui n’exprimait pas le moins du monde des illusions détruites ou un désespoir insurmontable.

Pendant ce temps, Martin se rapprocha un peu de Tom et de sa sœur, et leur raconta tout ce qui s’était passé dans la maison de Pecksniff ; il ajouta en quelques mots un tableau sommaire des malheurs et des mécomptes qu’il avait subis depuis son départ d’Angleterre.

« Tom, dit-il enfin, je ne pourrai jamais assez vous remercier du soin fidèle avec lequel vous avez gardé le dépôt que je vous avais confié, assez reconnaître vos bons offices et votre désintéressement. En joignant les remercîments de Mary aux miens… »

Pauvre Tom ! le sang se retira de ses joues et y revint si violemment que c’était une véritable souffrance, et cependant ce n’était rien encore en comparaison de ce qu’il souffrait en son cœur, dont Martin rouvrait la blessure.

« En joignant les remercîments de Mary aux miens, je vous donne l’unique témoignage d’humble reconnaissance qu’il soit en notre pouvoir de vous offrir ; mais si vous saviez, Tom, combien notre cœur est pénétré, vous en feriez quelque cas, j’en suis sûr. »

Et s’ils avaient su ce que Tom éprouvait (mais nulle créature humaine ne pouvait le savoir), ils eussent fait assurément aussi quelque cas de lui.

Tom changea le sujet de la conversation. Il regrettait de ne pouvoir la poursuivre, puisqu’elle était agréable à Martin ; mais pour le moment, il en était incapable. Il n’y avait dans son âme aucune teinte d’envie, aucun sentiment d’amertume ; mais il ne pouvait entendre de sang-froid prononcer le nom de Mary.

Il demanda à Martin quels étaient ses projets.

« Ce n’est plus, mon cher Tom, de faire votre fortune, dit Martin, c’est tout simplement d’essayer de vivre. J’ai déjà tenté cette œuvre à Londres, et j’y ai échoué. Si vous voulez bien me prêter l’appui de vos bons avis, de vos conseils d’ami, je réussirai mieux sous votre inspiration. Je suis résolu à faire tout, tout au monde, pour gagner ma vie par mes propres efforts. Mes espérances ne s’élèvent pas plus haut, quant à présent. »

Noble Tom ! cœur généreux ! Dans son regret de trouver si abaissé l’orgueil de son ancien camarade et de l’entendre parler si humblement, il céda tout d’abord à l’impuissance où il était de contenir son émotion profonde, et s’écria d’un ton chaleureux :

« Vos espérances ne s’élèvent pas plus haut ! Oh, que si ! Comment pouvez-vous parler ainsi ? Elles s’élèvent jusqu’au temps où vous serez heureux avec elle, Martin ; jusqu’au temps où vous serez à même de la réclamer, Martin ; jusqu’au temps où vous ne pourrez plus même croire, par souvenir, que vous ayez jamais été découragé comme je vous vois, Martin. Mes avis, mes conseils d’ami ! Oui, sans doute. Mais vous trouverez ailleurs des avis et des conseils meilleurs que les miens, bien qu’il ne puisse y en avoir de plus dévoués. Vous n’avez qu’à consulter John Westlock. Allons tout de suite le voir. Il est encore de si bonne heure, que j’aurai le temps de vous conduire chez lui avant de me rendre à ma besogne ; son logis est sur ma route ; je pourrai vous laisser avec lui pour que vous causiez tous deux de vos affaires. Ainsi partons, partons. Je suis maintenant un homme occupé, savez-vous ! ajouta Tom avec son sourire le plus aimable, et je n’ai pas une minute à perdre. Vos espérances ne s’élèvent pas plus haut ! Je sais bien le contraire. Je vous connais bien, allez. Elles s’élèveront bientôt à perte de vue, Martin, et elles nous laisseront tous bien loin derrière vous.

– C’est que vous ne savez pas, dit Martin, que je suis un peu changé, depuis le temps où vous m’avez connu, Tom.

– Quelle folie ! s’écria ce dernier. Pourquoi seriez-vous changé ? Vous parlez comme si vous étiez un vieillard. A-t-on jamais vu ! Venez chez John Westlock, venez. Partons, Mark Tapley. Je parie que c’est Mark qui vous aura changé, et qu’il ne vous a pas été inutile d’avoir pour compagnon un semblable grognard.

– Il n’y a pas de mérite à être jovial avec vous, monsieur Pinch, dit Mark, contractant son visage en une foule de grimaces joyeuses. Un médecin de village lui-même pourrait être jovial avec vous. Il ne faudrait rien moins que d’aller faire une seconde escapade aux États-Unis, pour avoir du mérite à être jovial après vous avoir revu ! »

Tom se mit à rire, et ayant pris congé de sa sœur, il poussa Mark et Martin dans la rue, et les entraîna chez John Westlock par la voie la plus directe, car l’heure de son bureau allait presque sonner, et Tom était trop fier de son exactitude habituelle pour vouloir y manquer.

John Westlock était chez lui ; mais, chose étrange, il parut embarrassé à la vue de ses visiteurs ; et, quand Tom voulut entrer dans la chambre où son ami déjeunait, celui-ci lui dit qu’il y avait là un étranger. Selon toute apparence, c’était un mystérieux personnage, car tout en parlant John ferma la porte de cette pièce, et laissa ses amis dans la chambre voisine.

Il témoigna cependant beaucoup de plaisir à revoir Mark Tapley, et reçut Martin avec une franche cordialité. Mais Martin sentit qu’il n’inspirait à John Westlock qu’un intérêt ordinaire, et deux ou trois fois il remarqua qu’il regardait Tom Pinch avec une sorte d’embarras, sinon même avec compassion. Il pensa et rougit de penser que la cause de ce mystère lui était connue.

« Je crains que vous ne soyez occupé, dit Martin, quand Tom lui eut annoncé l’objet de leur visite. Si vous voulez me permettre de revenir à l’heure où vous serez libre, j’aurai le plaisir de repasser.

– Je suis occupé, en effet, répondit John, d’un air d’hésitation ; mais le sujet qui m’occupe est, à dire vrai, beaucoup plus de votre ressort que du mien. Vraiment ! … s’écria Martin.

– Il concerne un membre de votre famille et il est de nature sérieuse. Si vous avez la bonté de rester ici, j’aurai la satisfaction de vous le communiquer en conférence particulière, afin que vous puissiez en apprécier l’importance par vous-même.

– En attendant, dit Tom, il faut absolument que je me sauve sans plus de cérémonie.

– Votre emploi, demanda Martin, est-il donc si assujettissant que vous ne puissiez rester avec nous une demi-heure seulement ? Je voudrais bien vous retenir. Et quel est cet emploi, Tom ? »

Ce fut au tour de Tom d’être embarrassé ; mais il répondit franchement, après un moment d’hésitation :

« En vérité, Martin, je ne suis pas trop à même de vous le dire ; j’espère cependant être bientôt plus avancé ; je ne sache pas d’autre raison qui m’en empêche pour le moment que la recommandation expresse de mon patron. C’est une position désagréable, ajouta Tom, qui éprouva un sentiment pénible en voyant le doute se peindre sur les traits de son ami ; je l’éprouve chaque jour ; mais en vérité je n’y puis rien ; n’est-ce pas, John ? »

John Westlock répondit dans le même sens ; et Martin, se déclarant parfaitement satisfait, les pria de ne pas insister davantage à cet égard ; bien que, au fond du cœur, il ne pût s’empêcher de se demander avec étonnement quel étrange emploi Tom remplissait, et pourquoi, en parlant de ses fonctions, il était si mystérieux, si embarrassé, si différent de lui-même. Malgré lui, cette pensée lui revint plusieurs fois à l’esprit après le départ de Tom, qui les quitta dès que la conversation fut terminée. Tom avait emmené M. Tapley, qui, comme il le disait en riant, pouvait l’accompagner jusqu’à Fleet-Street, sans inconvénient.

« Et qu’est-ce que vous comptez faire, Mark ? demanda Tom, tandis qu’ils cheminaient ensemble.

– Ce que je compte faire, monsieur ? répliqua Mark.

– Oui. Quelle sorte de parti comptez-vous prendre ?

– Ah ! très-bien, monsieur. Le fait est que j’ai eu quelque idée, comme qui dirait, de me marier.

– Vous n’y pensez pas, Mark ! s’écria Tom.

– Pardon, monsieur, je n’aurai pas de dégoût pour la chose.

— Et quelle est la dame, Mark ?

– La… quoi, monsieur ? dit M. Tapley.

– La dame. Allons donc ! Vous savez bien ce que je veux dire, ajouta Tom en riant ; vous le savez aussi bien que moi ! »

M. Tapley réprima son envie de rire, et répondit avec une de ses grimaces les plus originales :

« Est-ce que vous ne devinez pas, monsieur Pinch ?

– Comment le pourrais-je ? dit Tom. Je ne connais aucun de vos amours, Mark. À l’exception de mistress Lupin, cependant.

– Très-bien, monsieur ! … Et si par hasard c’était elle ! … »

Tom s’arrêta au beau milieu de la rue pour le regarder. Un moment, M. Tapley lui présenta un visage stupide et dénué d’expression, un véritable mur de pignon sans le moindre jour de souffrance. Mais ouvrant successivement ses fenêtres avec une rapidité extraordinaire et les éclairant par une illumination générale, il répéta :

« Eh bien ! mettons pour la commodité du raisonnement que ce soit elle, monsieur ! …

– Ma foi, j’avais pensé que ce parti ne vous convenait nullement ! s’écria Tom.

– Sans doute, monsieur, je ne laissais pas que de le penser moi-même autrefois. Mais je n’en suis plus aussi sûr maintenant. Une aimable et douce créature, monsieur !

– Une aimable et douce créature ? C’est certain. Mais elle a toujours été une aimable et douce créature, n’est-il pas vrai ?

– C’est vrai, dit M. Tapley d’un ton d’assentiment.

– Alors pourquoi ne l’avez-vous pas épousée tout d’abord, Mark, au lieu de vous en aller errer au dehors, de perdre tout ce temps, et de la laisser seule, exposée à ce que d’autres lui fassent la cour ?

– Monsieur, répondit Tapley avec une effusion de confiance illimitée, je vais vous dire comment cela est arrivé. Vous me connaissez, monsieur Pinch ; il n’y a pas un gentleman au monde qui me connaisse mieux que vous. Vous êtes au fait de mon caractère et vous savez mon côté faible. Mon caractère, c’est d’être jovial ; mon faible, c’est de vouloir qu’il y ait du mérite à l’être. Très-bien, monsieur. Dans cette disposition d’esprit, je m’aperçois et je me mets en tête qu’elle me regarde d’un œil… ce qu’on peut appeler un œil favorable, dit M. Tapley, avec une hésitation pleine de modestie.

– Sans doute, répliqua Tom. Nous savions parfaitement cela quand nous causâmes de ce sujet, il y a longtemps, avant que vous eussiez quitté le Dragon. »

M. Tapley s’inclina en signe d’assentiment et reprit :

« Bien, monsieur ! Mais comme j’étais, à cette époque, rempli de visions d’espérance, j’arrivai à conclure qu’il n’y avait pas de mérite à retirer d’un genre de vie comme celui-là, où l’on aurait sous la main toute sorte de choses agréables. Je jette les yeux sur le côté brillant de la vie humaine : l’une de mes visions d’espérance, c’est qu’il y a là bon nombre de misères qui m’attendent et parmi lesquelles je pourrai me fortifier le caractère et me montrer jovial dans des circonstances qui m’en feront une espèce de mérite. Je m’élance joyeusement dans le monde et j’aborde l’épreuve. D’abord, je m’embarque sur un vaisseau, et presque aussitôt je découvre (grâce à la facilité que j’ai à être jovial, vous savez) qu’il n’y a pas de mérite à avoir là de la jovialité. J’aurais dû me tenir pour averti, et renoncer à l’affaire ; pas du tout, je gagne les États-Unis, et là je commence, je ne puis le nier, à avoir quelque peu de mérite à conserver du courage. Qu’est-ce qui s’ensuit ? Juste comme je commençais à sortir d’embarras et comme je touchais au but, voilà mon maître qui me trompe.

– Il vous trompe ! s’écria Tom.

– Il me floue ! répliqua M. Tapley avec une face rayonnante. Il renonce à tout ce qui eût pu donner quelque mérite à mon service auprès de lui et me plante là au beau milieu de mes espérances, ne sachant plus de quel pied danser. Dans cet état, je retourne à la maison. Très-bien. Alors toutes mes visions, toutes mes illusions étant détruites, comme je ne trouve nulle part le moindre mérite à recueillir, je m’abandonne au désespoir et je me dis : « Résignons-nous, puisque j’en suis réduit là, faisons tout de suite ce qui me rapportera le moins de mérite. Épousons une charmante et douce créature qui est folle de moi et dont je raffole moi-même ; menons une vie heureuse, et ne luttons plus contre le guignon qui s’acharne après mes projets. »

Tom avait ri de bon cœur en entendant ce discours.

« Si votre philosophie, dit-il, Mark, est la plus bizarre que je connaisse, ce n’est toujours pas la moins sage, et naturellement mistress Lupin a dit : « Oui ? »

– Eh ! bien, non, monsieur, répondit Tapley ; elle n’a pas été aussi vite en besogne. Ce que j’attribue principalement à ce que je ne le lui ai pas demandé. Mais nous avons été très-bien ensemble, très-bons amis, je puis le dire, le soir où je suis revenu à la maison. Ça va bien, monsieur.

– À merveille ! dit Tom, s’arrêtant à Temple-Gate. Je souhaite de tout mon cœur que vous soyez content, Mark. Je vous reverrai aujourd’hui sans doute. Adieu pour le moment.

– Adieu, monsieur ! adieu, monsieur Pinch, ajouta Mark, en forme de monologue, tout en restant à le regarder s’éloigner. Adieu ! bien que vous soyez l’éteignoir d’une honorable ambition. Vous ne vous en doutez guère, mais c’est vous qui avez été le premier à renverser mes espérances. Pecksniff aurait bâti solidement l’édifice de mes rêves pour toute ma vie, à la bonne heure ; mais votre caractère doux et bon les a jetés à bas comme un château de cartes. Adieu, monsieur Pinch ! »

Tandis que Tom Pinch et Mark échangeaient leurs confidences Martin et John Westlock étaient bien autrement préoccupés. Ils ne furent pas plutôt seuls ensemble que Martin dit, avec un effort qu’il ne put dissimuler :

« Monsieur Westlock, nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois dans la vie, mais vous avez longtemps connu Tom, et cela semble établir entre nous une certaine familiarité. Je ne saurais causer librement avec vous sur tout autre sujet, avant de commencer par dégager mon esprit du poids qui l’accable en ce moment. Je vois avec peine que vous vous méfiez de moi et que vous me croyez disposé à railler le désintéressement de Tom, sa nature affectueuse ou telle autre de ses excellentes qualités.

– Mon intention, répliqua John, n’était pas de vous laisser voir ce sentiment, et je regrette extrêmement de l’avoir fait sans le vouloir.

– Mais enfin ce sentiment, dit Martin, c’est bien le vôtre ?

– Vous m’interrogez avec tant de netteté et d’insistance que je dois tout vous avouer : oui, je me suis habitué à vous considérer comme un homme qui, non par légèreté, mais par simple insouciance de caractère, n’apprécie pas suffisamment la nature de Tom et ne le traite pas tout à fait ainsi qu’il mérite d’être traité. Il est beaucoup plus facile de dédaigner Tom Pinch que de savoir le comprendre. »

Ces paroles avaient été prononcées avec modération, mais avec énergie ; car il n’y avait pas de sujet au monde (un seul excepté) que John sentit plus fortement. Il poursuivit ainsi :

« J’ai connu de mieux en mieux Tom Pinch, à mesure que j’ai avancé dans la vie ; et j’ai appris à l’aimer comme un être qui valait infiniment mieux que moi. Je n’ai pas trouvé, quand nous nous sommes vus la première fois, que vous eussiez l’air de le bien comprendre. Je trouvais même que vous n’aviez pas l’air de vous en soucier beaucoup. Les preuves que vous m’en avez données reposaient, de même que mon observation, sur un très-léger fondement, et j’ose dire qu’elles étaient en elles-mêmes fort innocentes. Cependant elles me firent une impression désagréable, malgré moi ; car je vous prie de croire que je ne les cherchais pas. Vous pourriez me dire à cela, ajouta John avec un sourire et en revenant à son ton habituel, que je ne vous suis pas moins désagréable moi-même ; mais tout ce que je pourrais répondre, c’est que je n’avais pas du tout l’intention d’aborder avec vous ce sujet, si vous ne m’aviez pas mis sur la voie.

– Je l’ai fait, dit Martin, et, bien loin d’avoir aucune plainte à articuler contre vous, j’estime hautement l’amitié que vous portez à Tom et les preuves nombreuses que vous lui en avez données. Pourquoi essayerais-je de vous le cacher ? dit-il, les joues fortement colorées : jamais, à l’époque où j’étais son compagnon, je n’avais compris Tom ni essayé de le comprendre ; et je le regrette franchement aujourd’hui ! »

Cette déclaration était faite si sincèrement, et aussi avec tant de modestie et de dignité, que John ému tendit sa main à Martin comme il ne l’avait pas fait encore. Martin lui présenta la sienne aussi cordialement, et toute contrainte disparut entre les deux jeunes gens.

« Maintenant, dit John, si je viens à lasser votre patience par le récit que je vais vous faire, rappelez-vous que toute histoire a une fin, et que dans la mienne, la fin est le point important. »

Après cet exorde, il rapporta toutes les circonstances qui se rattachaient aux soins qu’il avait fait donner au malade du Bull et à sa longue convalescence ; puis il joignit à ce récit la scène du débarcadère, telle que Tom l’avait racontée. Martin ne fut pas médiocrement étonné quand John arriva à la conclusion : car ces deux histoires ne semblaient pas avoir le moindre rapport entre elles, et elles le laissaient, comme on dit, le bec dans l’eau.

« Si vous voulez bien m’excuser pour un moment, dit John en se levant, je vous prierai, d’ici à une minute, d’entrer dans la pièce voisine. »

Là-dessus, il laissa Martin seul, dans un état de stupéfaction profonde ; et, bientôt après, il revint remplir sa promesse. Martin, en l’accompagnant dans l’autre chambre, y trouva une troisième personne ; sans doute l’étranger dont John Westlock avait parlé quand Martin lui avait été présenté par Tom Pinch.

C’était un jeune homme, très-brun de cheveux, avec des yeux noirs. Il était maigre et pâle, et paraissait à peine remis d’une longue maladie. Il se leva en voyant entrer Martin mais se rassit sur l’invitation de John. Il avait les yeux baissés ; et, sauf un regard d’humilité à la fois et de supplication qu’il jeta sur les deux amis, il les tint de même tout le temps et resta dans l’immobilité et le silence.

« Le nom de la personne que vous voyez est Lewsome, dit John Westlock. C’est le gentleman dont je vous ai parlé et qui, étant tombé malade à l’hôtel voisin, s’est trouvé dans un état si grave. Il a beaucoup souffert, même depuis qu’il a commencé à se rétablir ; mais, comme vous pouvez voir, il va bien maintenant. »

Lewsome n’avait ni fait un mouvement ni prononcé une parole. Tandis que John Westlock se reposait, Martin, ne sachant que dire, balbutia qu’il était bien aise d’apprendre ce rétablissement.

« Hier, pour la première fois, reprit John en regardant fixement M. Lewsome et non Martin, il m’a communiqué, et ce matin même il m’a répété, sans la moindre altération dans les détails essentiels, le petit récit que je désire que vous entendiez de sa propre bouche, monsieur Chuzzlewit. Comme je vous l’ai dit déjà, avant de quitter l’hôtel, il m’avait informé qu’il avait à me révéler un secret qui lui pesait sur la conscience. Mais flottant entre la maladie et la guérison, partagé entre son désir de se dégager de ce secret et sa crainte de se perdre en le divulguant, il avait jusqu’ici évité de le faire connaître. Je ne le pressais pas à cet égard (ne pensant pas que ce fût quelque chose de grave et d’important, et, d’ailleurs, ne me croyant pas en droit de le questionner), quand son aveu volontaire, contenu dans une lettre qu’il m’écrivit de la campagne, me donna à entendre que le secret en question concernait une personne du nom de Jonas Chuzzlewit. Je jugeai que cette affaire pourrait jeter quelque jour sur le petit mystère qui ne laisse pas que de causer à Tom une certaine inquiétude. J’interrogeai donc M. Lewsome, et il me fit le récit que vous allez lui entendre répéter. Je dois reconnaître, à son honneur, que, s’attendant à mourir, il avait écrit, quelque temps auparavant, cet aveu, et l’avait mis à mon adresse sous un pli cacheté, qu’il n’avait pu cependant se résoudre à déposer entre mes mains. En ce moment, je pense, il a ce papier sur sa poitrine. »

Le jeune homme toucha vivement la place désignée pour confirmer cette supposition.

« Vous ferez bien peut-être de nous le confier, dit John. Mais ne vous en inquiétez pas pour le moment. »

En parlant ainsi, il leva la main pour fixer l’attention de Martin. Déjà celui-ci contemplait très-sérieusement l’homme qui se trouvait devant lui et qui, après un court intervalle de silence, dit d’une voix basse, faible et creuse :

« Quelle parenté y avait-il entre M. Antony Chuzzlewit, qui…

– Qui est mort, dit Martin. Quelle parenté il y avait entre lui et moi ? Il était le frère de mon grand-père.

– J’ai peur qu’il ne soit mort…, assassiné.

– Grand Dieu ! dit Martin. Par qui ? »

Le jeune Lewsome leva les yeux sur lui, et, les baissant de nouveau, il répondit :

« J’ai peur… que ce ne soit par moi.

– Par vous ! … s’écria Martin.

– Non par mon fait, mais je le crains, par mon moyen.

– Parlez ! dit Martin ; la vérité, rien que la vérité !

– J’ai peur que ce ne soit là la vérité. »

Martin allait l’interrompre encore, quand John Westlock dit doucement :

« Laissez-le raconter son histoire à sa guise. »

Lewsome continua donc ainsi :

« J’ai suivi en qualité d’élève les cours de chirurgie ; dans les dernières années, j’ai servi comme aide un des premiers praticiens de la Cité. Tandis que je remplissais ces fonctions, je fis connaissance avec Jonas Chuzzlewit. C’est lui qui a été le principal auteur du meurtre.

– Qu’est-ce à dire ? demanda Martin d’un ton sévère. Savez-vous bien que Jonas est le fils du vieillard dont vous avez parlé ?

– Je le sais, » répondit Lewsome.

Un nouveau silence s’ensuivit ; puis le jeune homme reprit son récit au point où il avait été interrompu :

« Je n’ai que trop de raisons de le savoir, car je lui ai souvent entendu exprimer le regret que son vieux père ne fût pas mort : je l’ai souvent entendu se plaindre de ce que cette longévité était pour lui un grand ennui et un grand embarras. Il ne parlait guère d’autre chose à nos réunions, entre trois ou quatre camarades, qui nous rassemblions le soir. C’était une réunion qui n’avait rien de bien moral, comme vous pouvez croire, puisque c’était lui qui la présidait. Plût à Dieu que je fusse mort avant d’y mettre le pied. »

Il fit une nouvelle pause et reprit ensuite :

« Nous nous réunissions là pour boire et jouer ; nous ne risquions pas de fortes sommes, mais enfin les sommes que nous risquions étaient encore trop fortes pour nous. C’était Jonas qui gagnait presque toujours. Quoi qu’il en soit, il prêtait de l’argent à intérêt à ceux qui perdaient ; et de la sorte, bien que je sois sûr que nous le haïssions tous en secret, il avait mis sur nous le grappin. Pour obtenir ses bonnes grâces, nous faisions des plaisanteries sur son père ; ce manège fut mis en train par les débiteurs ; j’étais du nombre, et nous prîmes l’habitude de boire au prochain voyage du vieil obstiné et au prochain héritage du jeune impatient. »

Lewsome s’arrêta encore ici un moment.

« Une nuit, reprit-il, Jonas en arrivant était d’une humeur atroce. Il avait été, dit-il, toute la journée excédé par le vieillard. Nous restâmes seuls ensemble. Il me dit d’un ton farouche que le vieillard était tombé en enfance, qu’il était faible, imbécile, radoteur, aussi insupportable aux autres qu’à lui-même, et que ce serait un acte de charité que de lui donner le coup de grâce. Il jura qu’il avait pensé souvent à mêler quelque chose dans la tisane que le vieillard prenait pour sa toux, ce qui lui procurerait une mort sans souffrance. Quelquefois, dit-il, on étouffe des gens mordus par des chiens enragés ; pourquoi de même n’épargnerait-on pas à ces vieillards débiles une partie des maux qu’ils ont à supporter ? En parlant de la sorte, il me regardait en face, et je le regardais fixement aussi : mais ce soir-là les choses n’allèrent pas plus loin. »

Lewsome s’arrêta encore ; cette fois, son silence dura si longtemps que John Westlock dut lui dire : « Continuez. » Martin n’avait pas quitté des yeux le visage du jeune homme ; mais il était tellement absorbé par l’horreur et la stupéfaction, qu’il ne pouvait prononcer une seule parole.

« Ce fut une semaine environ après cela (peut-être moins, peut-être plus ; le fait est resté gravé dans mon esprit, mais je ne saurais préciser la date avec la mémoire que j’aurais eue autrefois), oui, ce fut environ une semaine après, que Jonas me reparla de ce sujet. Nous étions encore seuls ensemble ; nous avions devancé l’heure de la réunion habituelle. Il n’y avait pas eu de rendez-vous fixé entre nous : mais je pense que j’étais venu pour le rencontrer, et je sais qu’il était venu de son côté tout exprès pour me voir. Il était en train de lire un journal lorsque j’entrai, et il me fit une inclination de tête sans me regarder ni cesser de lire. Je m’assis en face, tout près de lui. Aussitôt il me dit qu’il désirait que je lui donnasse deux sortes de drogues : l’une d’un effet rapide, et dont il ne lui fallait qu’une petite quantité ; l’autre, lente et ne laissant pas de trace ; et celle-ci, il lui en fallait davantage. Tout en me parlant, il paraissait de plus en plus appliqué à sa lecture. Il employa le mot de : « Drogues, » et nul autre. Je n’en employai pas d’autre non plus.

– Tout ceci est conforme à ce que j’ai entendu déjà, fit observer John Westlock.

– Je lui demandai pour quel usage il désirait avoir ces drogues. Il répondit que ce n’était pour rien de mal ; seulement pour en donner à des chats. Qu’est-ce que cela me faisait ? J’allais partir pour une colonie éloignée (je venais de recevoir ma commission que ma maladie m’avait fait perdre, M. Westlock le sait, et qui était mon unique espoir contre une ruine imminente) ; qu’est-ce que cela me faisait ? Il me dit, en outre, qu’il pourrait sans mon assistance trouver ces drogues partout ailleurs, mais que cela lui serait moins commode. C’était la vérité. Après tout, disait-il, il n’en avait pas absolument besoin, et ne comptait pas s’en servir pour le moment ; mais il désirait les avoir en sa possession. Durant tout ce temps, il continuait de lire son journal. Nous parlâmes du prix. Il convint de me remettre une petite dette (pour laquelle j’étais entièrement à sa merci) et de me payer en outre cinq guinées. Nous en restâmes là, d’autres personnes étant survenues. Mais le lendemain soir et avec une exacte répétition des mêmes circonstances, je lui apportai les drogues, sur son assurance qu’il fallait que je fusse fou de penser qu’il pût en faire mauvais usage ; et il me donna l’argent. Jamais, depuis, nous ne nous sommes revus. Je sais seulement que le pauvre vieux père mourut bientôt après, tout juste comme s’il avait été empoisonné par ces drogues, et que moi j’ai eu à endurer et que j’endure encore un supplice intolérable. Rien, ajouta Lewsome en levant les mains, rien ne saurait peindre ma misère ! Elle est bien méritée, mais rien ne saurait la peindre. »

En achevant ce récit, il baissa la tête sans ajouter un mot de plus. Dans l’état d’épuisement et d’abattement où il se trouvait, il eût été aussi cruel qu’inutile de lui faire subir des reproches.

« Ne laissez pas aller cet homme-là, dit Martin à part à Westlock ; mais, au nom du ciel, que personne ne le voie.

– Il demeurera ici, dit John à demi-voix. Venez avec moi ! »

Il enferma sans bruit Lewsome à double tour lorsqu’il sortit avec Martin, et ramena celui-ci dans la chambre voisine où ils s’étaient tenus précédemment.

Martin était si confondu, si stupéfié, si attristé par ce qu’il venait d’entendre, qu’il lui fallut du temps avant de pouvoir remettre quelque ordre dans ses idées, et saisir assez bien le rapport d’un détail à l’autre pour les embrasser tous dans une vue d’ensemble. Lorsque enfin il se fut bien rendu compte de tout le récit, John Westlock lui fit voir clairement que vraisemblablement le crime de Jonas était connu de quelques autres personnes, qui l’exploitaient à leur profit, étant à même d’exercer sur le coupable l’influence que Tom Pinch avait surprise par hasard, et dont il avait été l’instrument sans le savoir. C’était si clair, que les deux gentlemen s’arrêtèrent sans hésiter à cette dernière supposition ; mais, au lieu de tirer de ces inductions le moindre secours, ils ne s’en trouvèrent que plus embarrassés.

Ils ignoraient complètement en effet quelles étaient les personnes qui possédaient ce pouvoir. La seule qui s’offrît à leur pensée, ce fut le propriétaire de Tom. Mais ils n’avaient aucun droit de l’interroger, quand bien même ils eussent pu le rejoindre, ce qui, au dire de Tom, n’était nullement aisé. Et en supposant qu’ils réussissent à lui poser des questions et qu’il voulût bien y répondre (ce qui était beaucoup dire), cet homme pouvait se borner à déclarer, quant à l’aventure du quai, qu’il était venu de tel ou tel endroit pour chercher Jonas rappelé par une affaire urgente ; tout eût été fini par là.

De plus, il y avait de grandes difficultés et une responsabilité non moins grande à pousser l’affaire plus loin. L’histoire de Lewsome pouvait être fausse ; dans l’état misérable où était ce jeune homme, son cerveau malade avait pu exagérer les faits ; en admettant même que son récit fût parfaitement véridique, le vieillard pouvait encore être mort naturellement. À cette époque, M. Pecksniff était dans la maison, et prenait part à tous les conseils qui s’y tenaient : ce que Tom se rappela tout de suite, lorsqu’il vint dans l’après-midi chez John. Or, il n’y avait rien eu de caché pour M. Pecksniff. Le grand-père de Martin était assurément la personne qui eût eu le plus d’autorité pour décider quel parti il fallait prendre ; mais obtenir son avis était chose impossible, car son avis serait absolument conforme à celui de Pecksniff ; et, quant à la nature de l’opinion de M. Pecksniff sur son gendre, il était fort aisé de deviner ce qu’elle pouvait être.

En dehors de ces considérations, Martin répugnait à l’idée de paraître s’acharner à cette accusation dénaturée contre un parent, et de s’en faire un marchepied pour ressaisir la faveur de son grand-père. Il ne pouvait échapper à ce soupçon, s’il allait se présenter devant son grand-père dans la maison de M. Pecksniff pour faire cette déclaration, et il savait bien que M. Pecksniff plus que personne ne manquerait pas de représenter sa conduite sous ce jour méprisable. D’un autre côté, être en possession d’un tel secret et ne prendre aucune mesure pour le mieux éclaircir, c’était en quelque sorte se rendre complice du crime dont cette confidence devait amener la découverte.

En un mot, ils ne savaient comment trouver à ce dédale de difficultés une issue qui ne fût pas hérissée d’épines, et, bien que M. Tapley eût été tout d’abord mis dans la confidence, et que l’imagination fertile de ce gentleman lui suggérât en tout temps une foule d’expédients hardis, qu’il était prêt, rendons-lui cette justice, à mettre immédiatement à exécution sous sa propre responsabilité, cependant, à cela près du zèle, en ce moment inutile, que pouvait montrer Mark, ses offres de service n’avançaient pas beaucoup les choses dans ce cas particulier.

Au milieu de ces perplexités, Tom raconta la conduite étrange tenue par le vieux commis, dans la soirée où on avait pris le thé chez Jonas. Cette confidence parut très-importante ; et tous en conclurent que, si l’on pouvait arriver à connaître d’une manière plus approfondie les ressorts de l’esprit et de la mémoire de ce vieillard, ce serait un grand pas fait dans la recherche de la vérité. Ainsi, après s’être assurés d’abord qu’aucun rapport n’avait jamais existé entre Lewsome et M. Chuffey (ce qui eût pu expliquer les soupçons que le vieillard paraissait avoir de son côté), les deux amis reconnurent, à l’unanimité, que le vieux commis était l’homme dont ils avaient besoin.

Mais, de même que dans un meeting public on déclare à plusieurs reprises, par une résolution unanime, que l’on ne saurait supporter plus longtemps tel ou tel grief, qui cependant continuera d’exister sans la moindre modification durant un siècle ou deux encore ; de même les deux jeunes gens n’aboutirent qu’à cette seule et unique conclusion qu’ils étaient unanimes dans leur opinion, mais aussi embarrassés l’un que l’autre de ce qu’ils en devaient faire. Car, s’il était utile de voir M. Chuffey, autre chose était d’arriver jusqu’à lui sans inspirer d’ombrage, soit à lui, soit à Jonas, ou sans échouer tout d’abord contre la difficulté de tirer d’un instrument aussi discordant et aussi hors de service que celui-là, la note qu’ils cherchaient. Ils n’en étaient donc pas plus avancés qu’auparavant.

La question, maintenant, c’était de savoir lequel des assistants avait exercé le plus d’influence sur le vieux commis, dans la soirée dont nous venons de parler. Selon Tom, c’était évidemment la jeune maîtresse de Chuffey. Mais Tom et tous les autres frémirent devant l’idée de tromper Merry pour faire d’elle l’instrument innocent de la ruine de son tyran. N’y avait-il donc plus personne qu’on pût employer ? Si fait, il y avait quelqu’un encore. Tom dit que Chuffey subissait aussi, quoique d’une autre manière, l’influence de mistress Gamp, la garde-malade, qui autrefois l’avait soigné, disait-on, durant quelque temps.

Ils s’arrêtèrent immédiatement à cette idée. C’était une voie nouvelle, dans une direction à laquelle ils n’avaient pas songé jusqu’alors. John Westlock connaissait mistress Gamp ; c’est lui qui lui avait donné de l’emploi ; il savait son adresse ; car en partant, cette bonne dame avait eu l’obligeance de lui remettre tout un paquet de ses prospectus, pour en faire part à ses amis et connaissances. Il fut décidé qu’on aborderait mistress Gamp avec précaution, mais sans le moindre retard, qu’on sonderait soigneusement la profonde expérience que cette discrète matrone avait de M. Chuffey, et qu’on en profiterait pour se mettre en rapport avec lui, soit tous ensemble, soit au moins par quelqu’un d’entre eux.

En conséquence, Martin et John Westlock résolurent d’agir dès le soir même, et de se rendre tout d’abord chez mistress Gamp, avec la chance de la trouver dans le repos de la vie privée, ou d’aller la chercher en ville dans l’exercice des devoirs de sa profession. Tom retourna chez lui, afin de saisir l’occasion de revoir Nadgett, si celui-ci reparaissait sur l’horizon. Quant à M. Tapley, il s’établit de lui-même à Furnival’s-Inn pour surveiller Lewsome, qu’on eût pu d’ailleurs laisser seul en toute sécurité, car il ne manifestait aucune velléité de s’échapper.

Mais avant de se séparer pour leurs diverses missions, ils invitèrent Lewsome à leur lire à haute voix le papier qu’il avait sur lui, et de plus, une déclaration qu’il y avait jointe, et par laquelle il reconnaissait avoir écrit le tout librement et de sa propre volonté, poursuivi par la crainte de la mort et les tortures de ses remords ; après quoi, ils signèrent tous ce document, et le lui prenant, de son propre consentement, le mirent sous clef en lieu de sûreté.

Martin écrivit aussi, d’après le conseil de John, une lettre aux commissaires de la souscription pour le fameux Collège. Il y réclamait nettement, comme lui appartenant, les plans couronnés, et accusait M. Pecksniff de la fraude qu’il avait commise. John portait à cette affaire un chaud intérêt ; il fit observer, avec son irrévérence habituelle, que M. Pecksniff avait été toute sa vie un heureux gredin. « Ce serait pour moi, dit-il, une éternelle source de bonheur, si je pouvais lui faire rendre justice dans la très-humble mesure de mes moyens. »

Quelle journée bien employée !

Cependant Martin n’avait pas encore de logement : aussi, quand on eut réglé l’ordre des courses, il remercia John Westlock qui lui offrait de partager son dîner, et témoigna le désir de sortir pour aller à la recherche d’un domicile. Après s’être donné beaucoup de mal, il réussit à louer deux mansardes, pour Mark et lui, au fond d’une cour dans le Strand, non loin de Temple-Bar. Il fit porter en ce nouveau lieu de refuge leur bagage qui était resté au bureau de la diligence ; et ce fut avec une satisfaction que son égoïsme d’autrefois ne lui eût jamais procurée que, se félicitant d’épargner à Mark toute cette peine et ce tracas, et se réjouissant d’avance du plaisir de lui en faire la surprise, il se mit à errer dans Temple-Bar tout en mangeant une tranche de pâté pour son dîner.