Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/51

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CHAPITRE XXVI.
Qui jettera une nouvelle et plus brillante lumière au cœur même du mystère ; suite de l’entreprise de M. Jonas et son ami.


La nuit était arrivée où le vieux commis devait être livré à ses cerbères.

Au sein de ses préoccupations criminelles, Jonas n’avait pas oublié cela.

Il avait trop d’intérêt à se le rappeler, dans la situation d’esprit que lui avaient faite ses crimes, car c’était une des garanties qu’exigeait son salut. Un cri, un mot de la part du vieillard, si ce cri ou ce mot venait à tomber en un pareil moment dans des oreilles attentives, pouvait, comme l’étincelle, allumer la traînée de poudre du soupçon et perdre Jonas. La prudence avec laquelle le coupable surveillait tout indice qui pût amener la découverte de son forfait, s’aiguisait par le sentiment même des périls dont il était entouré. Avec un meurtre sur la conscience, et au milieu des alarmes et des terreurs sans nombre qui s’attachaient à lui jour et nuit, il n’eût pas reculé devant un autre crime pour assurer l’impunité du premier. C’était déjà une partie de sa punition, une nécessité de sa situation coupable. L’acte même que ses terreurs lui rendaient insupportable, ses terreurs le lui auraient fait recommencer.

Mais il suffisait à ses projets de tenir le vieillard en chartre privée ; son but était de fuir après que la première alarme, la première surprise, se seraient apaisées, et quand il pourrait faire le coup sans éveiller des soupçons immédiats. En attendant, les deux gardes-malades forceraient le vieillard à se tenir tranquille ; et elles n’étaient pas femmes à s’émouvoir aisément si Chuffey s’avisait de jaser. Jonas connaissait la discrétion de leur commerce.

Il n’avait pas non plus prononcé une parole en l’air lorsqu’il avait dit que le vieillard devait être bâillonné. Il avait résolu de s’assurer son silence : ce qu’il considérait, c’était la fin, et non les moyens. Toute sa vie il avait été dur, rude et cruel pour ce vieillard ; et, dans son esprit, la violence lui semblait toute naturelle avec Chuffey. « Il sera bâillonné s’il parle et garrotté s’il écrit, dit Jonas en le regardant, car ils étaient assis seuls ensemble. Il est assez fou pour cela ; j’irai jusque-là ! »

Chut !

Il écoute. Il écoute tous les bruits. Il avait écouté sans cesse ; mais non, ce n’était pas encore ça qui venait. La faillite déclarée de la Compagnie d’assurances, la fuite de Crimple et de Bullamy avec leur butin et surtout, comme Jonas le craignait, avec son propre billet qu’il n’avait pas retrouvé dans le portefeuille de l’homme assassiné, et qui avait probablement dû être remis avec l’argent de M. Pecksniff à quelque ami fidèle, pour être déposé en sûreté dans la caisse ; ses pertes immenses et, en outre, la perspective périlleuse d’être encore déclaré responsable comme actionnaire de la Compagnie en désarroi : toutes ces images se présentaient à la fois à son esprit, mais il ne pouvait les contempler en face. Il les savait là ; il sentait la rage, l’accablement, le désespoir qu’elles amenaient avec elles ; mais toutes ses forces se concentraient sur une seule question… question épouvantable : s’ils allaient trouver le cadavre dans le bois ! …

Il essayait… il n’avait pas un moment cessé d’essayer, non pas d’oublier que ce cadavre était là, c’était chose impossible, mais d’oublier le supplice qu’il s’infligeait à lui-même en vivifiant dans son imagination l’image du cadavre : par exemple, il se voyait marchant doucement, doucement parmi les feuilles ; puis il s’approchait peu à peu à travers une brèche pratiquée dans le taillis, effarouchant même l’essaim de mouches qui s’accrochaient en tas à leur proie comme des grappes de groseilles desséchées. Son esprit s’attachait fixement à l’idée de la découverte, et c’était pour s’en rendre compte qu’il écoutait si attentivement tous les cris et tous les bruits, qu’il écoutait si quelqu’un entrait ou sortait ; que, de sa fenêtre, il guettait les gens qui allaient et venaient dans la rue, et qu’il se tenait en garde contre ses propres regards et ses propres paroles. Et plus ses pensées étaient concentrées sur la découverte possible, plus était forte la fascination qui les ramenait à cet unique sujet : le cadavre étendu solitaire dans le bois ! Jonas était comme contraint de le montrer à chaque créature qu’il pouvait voir et de dire : « Regardez ! connaissez-vous ceci ? L’a-t-on trouvé ? me soupçonnez-vous ? » S’il avait été condamné à porter le corps entre ses bras et à le déposer, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les gens qu’il eût rencontrés, ce cadavre n’eût pas été plus constamment avec lui et ne lui eût pas causé une préoccupation plus monotone et plus terrible.

Et cependant il n’éprouvait point de regret. Ce qui le troublait, ce n’était pas le remords, ce n’était pas le repentir de l’attentat qu’il avait commis : ce n’étaient que les alarmes qu’il ressentait pour sa propre sûreté. L’idée vague où il était d’avoir englouti sa fortune dans cette spéculation meurtrière redoublait sa haine et sa soif de vengeance, mais elle doublait aussi le prix de la satisfaction qu’il s’était donnée. L’homme était mort ; rien ne pouvait faire qu’il ne fût pas mort. En y pensant, c’était une victoire, cependant.

Il avait exercé sur Chuffey une surveillance vigilante depuis le meurtre : rarement il le quittait, à moins d’y être forcé, et encore n’était-ce que pour le moins de temps possible.

Ils étaient donc, comme nous l’avons vu, ensemble, tête à tête. Le crépuscule tombait, et le moment marqué pour l’arrivée des gardes-malades n’était pas éloigné. Jonas arpentait la chambre en tous sens. Le vieillard était dans son coin accoutumé.

La moindre circonstance était pour le meurtrier une cause d’inquiétude ; ainsi, en ce moment, il était tourmenté de l’absence de sa femme, qui était sortie de bonne heure dans l’après-midi et n’était pas encore de retour. Non qu’au fond de ce souci il y eût la moindre tendresse pour Merry, mais il craignait qu’elle ne fût tombée dans un guet-apens et n’eût été pressée de dire quelque chose qui pourrait déposer contre lui quand la nouvelle arriverait. Cependant il savait bien que, pour rien au monde, elle n’eût frappé à la porte de sa chambre pendant l’absence qu’il avait faite, et que, par conséquent, elle n’avait pu découvrir ses machinations. « Que le ciel la confonde ! qu’a-t-elle besoin, avec sa face blême, de courir à droite et à gauche ? où peut-elle être allée ?

– Elle est allée chez sa bonne amie mistress Todgers, dit le vieillard en entendant Jonas accompagner sa question d’un juron furieux.

– Oui ! c’est cela ! elle va toujours en cachette passer son temps dans la compagnie de cette femme qui ne me plaît guère. Qui sait quels complots diaboliques elles peuvent tramer ensemble ? Qu’on aille la chercher et qu’on la ramène tout de suite au logis. »

Le vieillard, murmurant quelques mots à voix basse, se leva comme s’il voulait aller lui-même exécuter la commission. Mais Jonas le rejeta dans son fauteuil avec un mouvement d’impatience, et envoya une servante à la recherche de sa femme. Après avoir donné cet ordre, il se remit à arpenter la chambre sans s’arrêter jusqu’à ce que la servante revînt, ce qui ne tarda pas ; car ce n’était pas loin, et la domestique s’était dépêchée.

« Eh bien ! où est-elle ? vient-elle ?

– Non. Elle a quitté la maison de Mme Todgers depuis trois grandes heures.

– Elle l’a quittée ! … Et était-elle seule ? »

La messagère ne s’en était pas informée, n’en faisant pas le moindre doute.

« Malédiction sur vous, sotte que vous êtes ! Apportez la chandelle. »

À peine la servante était-elle sortie de la chambre, que le vieux commis qui, contre son habitude, n’avait cessé d’observer Jonas depuis que celui-ci avait demandé après sa femme, s’approcha tout à coup de lui.

« Rendez-la-moi ! s’écria le vieillard. Allons ! rendez-la-moi ! Dites-moi ce que vous avez fait d’elle. Vite ! Je n’ai rien promis à cet égard. Dites-moi ce que vous avez fait d’elle. »

En parlant ainsi, Chuffey saisit Jonas au collet et le serra étroitement.

« Je ne vous lâcherai pas ! … continua-t-il. Je suis assez fort pour crier et appeler les voisins, et c’est ce que je ferai si vous ne me la rendez. Rendez-la-moi ! »

Jonas fut si déconcerté, et sa conscience parlait si haut, qu’il n’eut même pas le courage de se dégager de cette étreinte débile ; et, sans remuer un doigt, il resta à regarder Chuffey autant que le lui permettaient les ténèbres. Tout ce qu’il put faire, ce fut de lui demander ce qu’il voulait.

« Je veux, dit Chuffey, savoir ce que vous avez fait d’elle ! … Si vous touchez à un cheveu de sa tête, vous m’en répondrez. Pauvre créature ! pauvre créature ! Où est-elle ?

– Vieux fou ! … dit Jonas à voix basse et la lèvre tremblante. Est-ce qu’il vous prend un transport de Bedlam[1] ?

– N’y a-t-il pas de quoi devenir fou de voir tout ce que j’ai vu dans cette maison ? s’écria Chuffey. Où est mon cher vieux maître ? Où est son fils unique, que j’ai bercé sur mes genoux quand il était enfant ? Où est-elle, celle qui est venue la dernière, celle que j’ai vue dépérir jour par jour, celle que j’ai entendue pleurer au plus fort de la nuit ? C’était la dernière, la dernière de tous mes amis. Oui, Dieu m’assiste ! c’était la dernière ! »

En remarquant les larmes qui coulaient sur le visage du vieillard, Jonas reprit assez de courage pour se dégager de l’étreinte de Chuffey et l’écarter avant de répondre :

« Est-ce que vous ne m’avez pas entendu demander où elle était ? Est-ce que vous ne m’avez pas vu envoyer à sa recherche ? Idiot que vous êtes ! Comment puis-je vous rendre ce que je n’ai pas moi-même ? Ma foi ! je vous la donnerais bien si je le pouvais, et bonsoir la compagnie ! Vous feriez à vous deux un joli couple !

– S’il lui arrive malheur, s’écria Chuffey, songez-y ! je suis vieux et faible, mais quelquefois j’ai de la mémoire… Oh ! s’il lui est arrivé malheur…

- Que le diable vous emporte ! » interrompit Jonas. Mais radoucissant le ton, il ajouta : « Quel mal supposez-vous qui puisse lui être arrivé ? Je ne sais pas plus que vous où elle peut être. Je voudrais bien le savoir. Attendez qu’elle soit de retour à la maison, et vous verrez alors ; elle ne peut pas tarder. Cela vous contentera-t-il ?

– Songez-y ! s’écria le vieillard. Que pas un cheveu de sa tête ne tombe ! pas un cheveu de sa tête ! Je ne le supporterais pas. J’ai… j’ai supporté tout ça trop longtemps, Jonas. Je me tais, mais je… je… puis parler. Je… je… je puis parler. »

Il balbutia ces mots en regagnant comme il put son fauteuil, et tourna sur Jonas un regard menaçant, tout faible qu’il était.

« Ah ! vous pouvez parler, dites-vous ! … pensa Jonas. Oui, oui, nous vous couperons la parole. Vous faites bien de m’en prévenir à temps : prévenir vaut mieux que guérir. »

Il avait assez sottement voulu se donner l’air de faire d’abord le matamore et de tenter après les moyens de conciliation ; mais il avait tellement peur du vieillard, que de grosses gouttes de sueur découlaient de son front sans qu’il songeât à les essuyer. Le son étrange de sa voix et l’agitation de ses manières avaient assez trahi ses craintes ; mais, à défaut de ce témoignage, sa physionomie seule en disait assez, pendant qu’il recommençait à arpenter la chambre, dardant ses regards sur Chuffey, à la lueur de la chandelle.

Il s’arrêta à la fenêtre pour réfléchir. En face, une boutique était éclairée : là, le marchand et une pratique lisaient ensemble derrière le comptoir un papier imprimé. À cette vue, Jonas se rejeta vivement dans la chambre ; le souvenir oublié de sa préoccupation constante lui était revenu à l’esprit. « Voyez ! est-ce que vous savez quelque chose ? L’a-t-on trouvé ? Est-ce moi que vous soupçonnez ? »

Une main s’est posée sur le bouton de la porte. Qu’est-ce que cela veut dire ?

« Belle soirée, dit la voix de Mme Gamp, quoiqu’il fasse un peu chaud ; mais il faut bien s’y attendre, monsieur Chuzzlewit, quand les concombres se vendent quatre sous la paire. ? Comment va M. Chuffey ce soir, monsieur ? »

Mme Gamp se tenait collée contre la porte tout en parlant, et prodiguait les saluts plus encore que de coutume. Elle n’avait point son aplomb ordinaire.

« Menez-le à sa chambre, dit Jonas, s’approchant d’elle et lui glissant ces mots à l’oreille : ce soir, il n’a fait que déraisonner, il est fou à lier. Ne parlez pas tant qu’il sera ici, mais redescendez.

– Pauvre cher homme ! s’écria mistress Gamp, avec une tendresse insolite ; il tremble de tous ses membres.

– Ce n’est pas étonnant, dit Jonas, après l’accès de frénésie qu’il a eu. Emmenez-le là-haut. »

Cependant elle s’était mise en devoir d’aider Chuffey à se lever, en lui criant d’un ton à la fois doucereux et encourageant :

« Voilà donc mon bon vieux poulet ! Voilà mon petit chéri M. Chuffey ! Allons, venez dans votre chambre, monsieur, venez vous mettre un peu au lit, car vous tremblez de tout votre corps, comme si vos précieuses articulations étaient attachées par des fils de fer. Quelle excellente créature ! Venez avec Sairey !

– Est-elle revenue à la maison ? demanda le vieillard.

– Elle y sera dans une minute au plus, répondit Mme Gamp. Venez avec Sairey, monsieur Chuffey. Venez avec votre amie Sairey ! »

La bonne femme ne songeait positivement à qui que ce fût au monde, en promettant l’arrivée très-prochaine de la personne dont M. Chuffey s’informait ; mais elle imagina de jeter purement et simplement cette réponse au hasard, afin de calmer le vieillard. L’expédient produisit son effet ; car Chuffey se laissa emmener tranquillement par Mme Gamp, et ils quittèrent la chambre ensemble.

Jonas regarda de nouveau à la fenêtre. Le marchand et sa pratique lisaient encore le papier imprimé, et dans l’intervalle un troisième individu s’était joint à eux. Que pouvait donc dire ce papier pour les intéresser de la sorte ?

Une dispute ou au moins une discussion sembla s’élever entre eux, car ils interrompirent leur lecture, et l’un de ces trois hommes, qui avait regardé par-dessus l’épaule de son voisin, fit un pas en arrière pour expliquer ou figurer quelque action par ses gestes.

Horreur ! … Tout comme le coup que Jonas avait asséné dans le bois !

Ce geste chassa Jonas de la fenêtre, comme s’il avait reçu lui-même le coup.

Tandis qu’il tombait en chancelant dans un fauteuil, il se mit à réfléchir au changement de manières de mistress Gamp, à la tendresse toute fraîche qu’elle avait témoignée à son client. Serait-ce donc que le cadavre était découvert ? qu’elle savait quelque chose ? qu’elle le soupçonnait ?

« Voilà M. Chuffey couché, dit Mme Gamp en rentrant, et puisse-t-il s’en trouver bien, monsieur Chuzzlewit ! mais si ça ne lui fait pas de bien, ça ne pourra toujours pas lui faire de mal. Ainsi rassurez-vous !

– Asseyez-vous, dit rudement Jonas, et laissons ce sujet. Où est l’autre femme ?

– L’autre personne ? … Elle est en ce moment auprès de lui.

– C’est bien. Il n’est plus en état d’être laissé seul. Tenez, ce soir il s’est élancé sur moi comme un chien furieux ; il s’est accroché à mon habit. Tout vieux qu’il est, tout débile qu’il est d’ordinaire, j’ai eu quelque peine à lui faire lâcher prise. Vous… chut ! … ce n’est rien. Vous dites que l’autre s’appelle… ? J’ai oublié son nom.

– J’ai dit Betsey Prig.

– Peut-on se fier à elle ?

– Oh ! non, dit Mme Gamp ; aussi ne l’ai-je pas amenée, monsieur Chuzzlewit. J’en ai amené une autre qui nous promet toute satisfaction.

– Son nom ? … » demanda Jonas.

Mme Gamp regarda Jonas d’une façon étrange, sans rien répondre, bien qu’elle parût avoir saisi la question.

« Son nom ? répéta Jonas.

– Son nom… dit Mme Gamp, c’est Harris. »

Ce fut avec un effort en apparence extraordinaire que Mme Gamp parvint à prononcer ce nom, qui habituellement revenait si aisément sur ses lèvres. Elle fit deux ou trois mouvements convulsifs avant de pouvoir le tirer de son gosier, et, quand elle l’eut articulé, elle appuya ses mains sur son cœur et leva les yeux, comme si elle allait s’évanouir. Mais la sachant sujette à des crises internes qui, par moments, lui rendaient indispensable une petite dose de spiritueux, et qui éclataient avec d’autant plus de violence quand ce remède ne se trouvait pas sous sa main, Jonas supposa simplement qu’elle était en butte à une de ces attaques.

« Bien ! dit-il vivement, car il se sentait incapable de fixer sur ce sujet sa pensée vagabonde. Vous vous êtes arrangée avec elle pour avoir soin de lui, n’est-ce pas ? »

Mme Gamp répondit affirmativement, et elle formula doucement sa phrase familière : « Ça sera chacune notre tour ; l’une après l’autre au poste. » Mais elle parlait d’une voix si tremblante, qu’elle se crut obligée d’ajouter, par forme d’excuse :

« Qu’est-ce que j’ai donc ce soir ? tous mes nerfs jouent du violon. »

Jonas s’arrêta un moment pour écouter. Puis il dit précipitamment :

« Nous n’aurons pas de peine à nous entendre sur les conditions. Elles seront les mêmes que par le passé. Tenez-le bien enfermé et bien tranquille ; il a besoin qu’on le serre de près. Ce soir, ne s’était-il pas fourré dans la tête que ma femme était morte, et ne m’a-t-il pas apostrophé comme si je l’avais tuée ? C’est… c’est l’habitude des fous de se forger les idées les plus noires contre les gens qu’ils aiment le mieux. N’est-il pas vrai ? »

Mme Gamp témoigna son assentiment par un grognement sec.

« Tenez-le bien ; sinon, dans un de ses accès, il me ferait quelque malheur. Ne vous fiez pas un seul moment à lui, car c’est lorsqu’il semble le plus raisonnable, qu’il déraisonne le plus. Mais vous savez déjà cela. Faites-moi venir l’autre garde.

– L’autre personne, monsieur ? dit Mme Gamp.

– Oui ! Retournez auprès de lui et envoyez-moi l’autre garde. Vite ! je suis pressé. »

Mme Gamp fit en hésitant deux ou trois pas en arrière et s’arrêta près de la porte.

« C’est votre désir, monsieur Chuzzlewit ? dit-elle avec une sorte de tremblement vocal qui ressemblait à un croassement, c’est votre désir de voir l’autre personne ? … »

Mais le changement sépulcral qui s’opéra sur les traits de Jonas apprit à Mme Gamp que l’autre personne s’était montrée.

Avant qu’elle eût pu se retourner vers la porte, elle fut poussée de côté par la main du vieux Martin, avec qui entrèrent Chuffey et John Westlock.

« Que personne ne sorte de la maison ! … dit Martin. Cet homme est le fils de mon frère. Malheur sur sa naissance ! Malheur sur son éducation ! … S’il bouge de l’endroit où il se tient, ou s’il adresse une injure à qui que ce soit ici, ouvrez la fenêtre et appelez au secours !

– Quel droit avez-vous de donner de tels ordres dans cette maison ? demanda Jonas d’un accent étouffé.

– Le droit que je tiens de vos crimes. Entrez ! »

Une exclamation inexprimable s’échappa des lèvres de Jonas quand Lewsome se présenta à la porte. Ce ne fut ni un grondement, ni un cri, ni une parole : c’était un son qu’aucun des assistants n’avait jamais entendu ; et en même temps c’était l’expression la plus violente et la plus terrible que pût fournir la nature, des sentiments qui bouleversaient le cœur du coupable.

C’était donc pour cela qu’il avait commis ce meurtre ! pour cela qu’il s’était environné de périls, d’angoisses, de craintes innombrables ! Il avait caché son secret dans le bois, il l’avait enfoui et scellé profondément dans le sol sanglant, et ce crime s’élançait au moment le plus imprévu ; il franchissait l’espace et la distance ; il était connu de plusieurs, et il se proclamait lui-même par la bouche d’un vieillard qui, tout à coup, avait repris sa force et son énergie, comme par miracle, pour faire parler le crime contre son auteur !

Jonas appuya sa main sur le dossier d’un fauteuil et regarda les assistants. En vain essayait-il de mettre dans ce regard son dédain et son insolence habituels. Il cherchait à se retenir au fauteuil, et c’est à peine s’il en avait la force.

« Je connais ce drôle, dit-il en reprenant haleine à chaque mot et tendant vers Lewsome son doigt tremblant. C’est le plus grand menteur qui existe. Quelle est la dernière fable de son invention ? Ha ! ha ! vous faites à vous tous une drôle de collection. Un oncle en enfance ; plus enfant encore que mon père, son propre frère, ne l’était dans son extrême vieillesse, plus enfant que ne l’est Chuffey. Que diable me voulez-vous donc ? ajouta-t-il en regardant avec rage John Westlock et Mark Tapley (celui-ci était rentré avec Lewsome). Pourquoi venez-vous ici m’amener deux idiots et un gredin pour prendre ma maison d’assaut ? … Holà ! qu’on ouvre la porte ! qu’on me jette ces étrangers dehors !

– Et moi, cria M. Tapley en s’avançant, je vous dis que, si ce n’était par égard pour votre nom, je vous traînerais par les rues de mon autorité privée, et avec une seule main encore ! Oh ! oui, je le ferais ! Pas de bravades ! Ne me regardez pas avec cette effronterie ! … Maintenant, c’est à votre tour, monsieur, dit-il au vieux Martin. Faites tomber à genoux ce vagabond, ce meurtrier ! S’il veut du bruit, il n’en manquera pas ; car, aussi vrai qu’il tremble des pieds à la tête, je vais jeter par cette fenêtre une clameur qui fera accourir au moins la moitié de Londres. Allons, monsieur ! laissez-le me mettre à l’épreuve, et je vais lui faire voir si je suis homme à tenir parole. »

En même temps Mark croisa ses bras et s’assit sur le rebord de la croisée, avec l’air d’être tout prêt à faire quelque chose, soit à sauter lui-même par la fenêtre, soit à précipiter Jonas dans la rue, pour peu que la compagnie l’eût pour agréable.

Le vieux Martin se tourna vers Lewsome :

« Voici l’homme, dit-il en tendant sa main vers Jonas. N’est-ce pas lui ?

– Pour en être sûr, répondit Lewsome, vous n’avez qu’à le regarder, et vous serez convaincu de la sincérité de mes révélations. Je n’ai pas besoin d’autre témoin.

– Ô mon frère ! s’écria le vieux Martin en serrant convulsivement ses mains et levant ses yeux au ciel. Ô mon frère, mon frère ! sommes-nous donc restés étrangers l’un à l’autre la moitié de notre vie pour que vous ayez élevé un pareil monstre, et que moi j’aie fait de mon existence un désert, en desséchant toutes les fleurs qui croissaient autour de moi ! C’est donc là que devaient aboutir vos principes et les miens ; voilà la créature que vous avez élevée, formée, dirigée ; voilà le prix de vos privations et de vos peines ! Et c’est moi qui dois poursuivre son châtiment, quand rien ne peut réparer les ruines du passé ! … »

Tout en parlant ainsi, le vieux Martin se laissa tomber dans un fauteuil, et, détournant le visage, il garda quelques instants le silence. Puis il reprit avec une énergie nouvelle :

« Mais la moisson maudite de nos erreurs sera foulée aux pieds. Il n’est pas trop tard pour cela. Misérable ! si nous vous mettons en face de cet homme, ce n’est pas pour vous ménager, c’est pour vous traiter selon la justice. Écoutez ce qu’il dit ! Répliquez ensuite ou gardez le silence ; niez ou confirmez ses paroles, mettez-le au défi, faites ce qu’il vous plaira. Cela ne changera rien à ma résolution. Allez ! Et vous, dit-il à Chuffey, pour l’amour de votre vieil ami, parlez ouvertement, mon brave homme !

– J’ai gardé le silence pour l’amour de lui ! s’écria le vieillard. Il m’en avait conjuré. À son lit de mort, il m’en fit faire la promesse. Je n’eusse jamais parlé si vous n’en aviez pas tant appris auparavant. Je n’ai pas eu depuis d’autre pensée, je ne pouvais pas m’en empêcher, et bien des fois tout cela m’est revenu comme un rêve, mais pendant que je veillais et non pas dans mon sommeil. Est-ce qu’il y a des rêves pareils ? » demanda Chuffey, attachant sur le vieux Martin un regard plein d’anxiété.

Martin lui ayant répondu de manière à l’encourager, le vieillard écouta attentivement sa voix et sourit.

« Oui, oui ! s’écria-t-il. Je reconnais sa voix quand il me parlait. Lui et moi, nous avions été à l’école ensemble. Je ne pouvais me tourner contre son fils, vous comprenez… son fils unique, monsieur Chuzzlewit !

– Plût à Dieu, dit Martin, que ce fût vous qui eussiez été son fils !

– Vous parlez tellement comme mon cher vieux maître, s’écria Chuffey avec une joie d’enfant, que je crois presque l’entendre lui-même. Je vous entends aussi bien que si c’était lui. Cela me rajeunit. Jamais il ne me parlait avec dureté, lui, et je le comprenais toujours. C’est comme pour le reconnaître, quand je le voyais, je n’y manquais jamais, quoique ma vue fût bien affaiblie. Mais ne parlons plus de cela ; il est mort, il est mort. Il était bien bon pour moi, mon cher vieux maître ! »

Il pencha tristement sa tête sur la main du frère d’Anthony. En ce moment Mark, qui était resté à regarder dehors par la fenêtre, quitta la chambre.

« Je ne pouvais pas me tourner contre son fils unique, vous concevez, répéta Chuffey, quoique bien des fois il m’en ait donné la tentation, et ce soir encore. Ah ! s’écria le vieillard, revenant tout à coup à la cause de son agitation, où est-elle ? Elle n’est pas rentrée à la maison ! …

– Voulez-vous parler de sa femme ? demanda M. Chuzzlewit.

– Oui.

– Je l’ai éloignée. Elle est sous ma sauvegarde, et la connaissance des faits qui se passent ici lui sera épargnée. Elle a subi bien assez de misère sans avoir encore ce surcroît. »

Jonas entendit cette nouvelle avec accablement. Il comprit que l’on était sur ses traces et que l’on avait résolu de le perdre. Pouce par pouce, le sol glissait sous ses pieds ; de moment en moment le cercle de ruine resserrait, resserrait plus rapidement autour de lui son centre maudit, où il allait bientôt l’étreindre et le broyer.

Et maintenant c’était la voix de son complice qui lui jetait à la face tous les détails de temps, de lieu, d’incidents, et qui sans réserve, sans réticence, sans colère, mais aussi sans pitié, proclamait ouvertement toute la vérité : la vérité, que rien ne saurait étouffer ; que le sang ne pourrait noyer ni la terre cacher ; la vérité, dont l’inspiration terrible semblait changer les radoteurs eux-mêmes en hommes énergiques ; la vérité, dont les ailes vengeresses, que Jonas croyait au bout du monde, étaient venues tout à coup fondre sur lui et l’envelopper.

Il essaya de nier ; sa langue resta paralysée. Il eut l’idée désespérée de s’enfuir et de courir par les rues ; mais ses jambes ne répondirent pas plus à sa volonté que son visage roide, inerte et fixe. Et durant tout ce temps la voix du complice continua de l’accuser lentement, comme si chacune des gouttes du sang versé dans le bois avait trouvé une voix pour railler l’assassin.

Quand Lewsome eut achevé, une autre voix reprit la suite du récit, mais elle était étrange : c’était celle du vieux commis qui avait tout écouté attentivement, tout compris, et qui de temps en temps avait crispé ses mains, comme s’il reconnaissait la vérité d’un récit qu’il pouvait confirmer lui-même. Enfin il éclata à son tour :

« Non, non, dit-il ! vous vous trompez… Vous êtes tous dans l’erreur ! Prenez patience, car la vérité n’est connue que de moi seul !

– Comment serait-ce possible après ce que nous venons d’entendre ? dit le frère de son vieux maître. D’ailleurs vous venez de me dire là-haut, quand je vous ai appris l’accusation portée contre lui, que vous saviez qu’il était l’assassin de son père.

– Oui, oui, il l’est ! … cria Chuffey avec une sombre énergie ; mais il ne l’est pas de la manière que vous supposez. Attendez ! laissez-moi un instant de réflexion. Bien, m’y voilà… m’y voilà ! … C’est affreux, affreux, cruel, abominable ; mais ce n’est pas comme vous le supposez. Attendez, attendez ! »

Il appliqua ses mains contre sa tête, comme si ses tempes battaient à le faire souffrir. Après avoir promené d’abord autour de lui un regard incertain et vague, ses yeux se fixèrent sur Jonas, et parurent alors briller du feu de la mémoire et de l’intelligence, qui se ranimait soudain.

« Oui ! oui ! s’écria le vieux Chuffey. Voici comment cela se passa. À présent je me rappelle tout. Il… il sortit de son lit avant de mourir, bien certainement pour lui dire qu’il lui pardonnait, et il descendit avec moi dans cette chambre ; et quand il l’aperçut… son fil unique, son fils chéri… la parole lui manqua ; il ne put dire ce qu’il voulait, et personne ne l’entendit, excepté moi. Mais moi, je l’entendis, je l’entendis bien ! … »

Le vieux Martin, ainsi que les assistants, contemplaient Chuffey avec étonnement. Mme Gamp, qui n’avait rien dit encore, mais qui s’était blottie aux deux tiers derrière la porte, toute prête à s’enfuir, n’ayant fait entrer dans la chambre que l’autre tiers de sa personne, pour se ranger du côté du plus fort, se hasarda à s’avancer un peu plus, et fit remarquer avec un sanglot que M. Chuffey était bien « la plus digne créature du bon Dieu. »

« Il acheta les drogues, dit Chuffey étendant les bras vers Jonas, tandis qu’un feu extraordinaire brillait dans ses yeux et éclairait son visage ; il acheta les drogues sans doute, comme on vous l’a dit, et il les apporta à la maison. Il les mêla, regardez-le, avec quelque sirop dans une fiole, exactement comme on préparait la potion calmante pour la toux de son père, et les mit dans un tiroir du buffet, dans ce tiroir là-bas ; il sait bien quel tiroir je veux dire ! Puis il referma le tiroir à clef ; mais le courage lui manqua, ou bien son cœur fut touché ! … Jugez ! c’était son fils unique ! … Et il ne put mettre la fiole à l’endroit où mon vieux maître l’aurait prise vingt fois par jour. »

Le visage tremblant du vieillard parut ébranlé par la force de l’émotion. Cependant, avec le même feu dans les yeux, avec ses bras étendus, avec ses cheveux gris qui se dressaient sur sa tête, sa taille paraissait avoir grandi ; il avait l’air inspiré. Jonas baissait les yeux pour ne plus le voir, et se blottissait dans le fauteuil sur lequel il s’était appuyé jusque-là. Il semblait que cette terrible vérité, qu’il avait tant redoutée, fit enfin parler les muets eux-mêmes.

« Maintenant, s’écria Chuffey, je me rappelle tout, mot pour mot ! … Il mit la drogue dans ce tiroir, comme je l’ai dit. Il venait si souvent de ce côté, et d’un air si mystérieux, que son père en fit la remarque ; et, après qu’il se fût éloigné, il ouvrit le tiroir. Nous n’étions que nous deux ensemble, M. Chuzzlewit et moi, quand nous trouvâmes le mélange. M. Chuzzlewit le prit et le jeta à l’instant même ; mais, dans la nuit, il vint auprès de mon lit en pleurant, et me dit que son propre fils avait résolu de l’empoisonner. « Ô Chuff ! dit-il, ô mon cher vieux Chuff ! cette nuit, une voix a retenti dans ma chambre, et elle m’a averti que c’était déjà commencé. Oui, oui, le crime a commencé le jour où je lui ai appris à trop bien convoiter ce que j’avais à lui laisser, le jour où mes leçons ont fait pour lui de ces espérances cupides la grande affaire de sa vie. » Telles furent ses paroles, oui, ce furent exactement là ses paroles ! Si l’on peut lui reprocher d’avoir été par-ci par-là un homme âpre au gain, il ne le fut que pour son fils unique. Il aimait son fils unique, et fut toujours bon pour moi ! »

Jonas écoutait avec une attention croissante. L’espoir rentrait dans son cœur.

Le vieux commis poursuivit ainsi en s’essuyant les yeux :

« Je ne veux pas, ajouta mon maître, qu’il soupire après ma mort. » Oui, c’est bien là ce qu’il dit ensuite, en pleurant comme un petit enfant. « Je ne veux pas qu’il soupire après ma mort, Chuffey. Je veux qu’il en jouisse dès à présent, et qu’il se marie à sa guise, Chuffey, quoique je n’approuve pas son choix ; et alors, nous nous en irons, vous et moi, vivre ensemble d’un petit revenu. Je l’ai toujours aimé ; peut-être alors m’aimera-t-il aussi. C’est une chose effroyable de voir que mon propre fils ait soif de ma mort. Mais j’aurais dû m’y attendre : j’ai semé et je dois récolter. Je veux lui laisser croire que j’ai bu cette drogue ; et, quand je verrai qu’il en a du regret et qu’il possède tout ce qu’il désire, je lui dirai que j’avais tout découvert, et que je lui pardonne. Peut-être, Chuff, élèvera-t-il mieux son fils qu’il n’a été élevé lui-même, peut-être deviendra-t-il meilleur ! … »

Le pauvre Chuffey s’arrêta pour essuyer de nouveau ses yeux. Le vieux Martin avait caché son visage entre ses mains. Jonas écoutait plus attentivement que jamais, et sa poitrine haletait comme une onde soulevée, mais c’était d’espérance : l’espérance grandissait dans son cœur.

« Le lendemain, reprit Chuffey, mon cher vieux maître fit croire qu’il avait ouvert par méprise le tiroir avec une clef du trousseau qui allait par hasard à la serrure (nous en avions fait faire une autre tout exprès que nous avions mise à l’anneau), et qu’il avait été très-surpris de trouver là sa potion supplémentaire toute préparée, mais qu’il avait supposé que la fiole avait été posée là dans un moment de presse, pendant que le tiroir était ouvert. Nous l’avions jetée dans les cendres ; mais le fils crut que son père l’avait prise : il sait bien qu’il le crut. Une fois M. Chuzzlewit, pour l’éprouver, se risqua à dire que la potion avait un goût étrange ; aussitôt son fils s’en alla et sortit de la maison. »

Jonas fit entendre une toux courte et sèche ; et, changeant de position pour en prendre une plus commode, il croisa ses bras sans regarder les assistants, qui de leur côté pouvaient très-bien voir sa figure.

« M. Chuzzlewit écrivit au père… j’entends le père de la pauvre créature qui est sa femme aujourd’hui, et l’invita à venir, afin de hâter le mariage. Mais son esprit, comme le mien, se ressentait un peu de l’effet du chagrin, et son cœur était brisé. Depuis la nuit où il était venu me trouver, il ne fit que délirer ; et jamais, depuis, il ne recouvra son intelligence. Il ne s’était écoulé que peu de jours, mais le double d’années ne l’eût pas autant changé. « Épargnez-le, Chuff, » me dit-il avant de mourir. Tels furent les seuls mots qu’il put prononcer. « Épargnez-le, Chuff ! » Je promis de le faire, et je me suis efforcé de tenir parole : c’est son fils unique. »

Dans ce récit des derniers moments de son ami, la voix du pauvre Chuffey, qui était devenue de plus en plus faible, lui manqua entièrement. Faisant un mouvement avec sa main, comme pour dire qu’Anthony la lui avait prise et avait expiré en la pressant, il s’en retourna dans le coin où d’ordinaire il couvait ses chagrins, et il rentra dans le silence.

Jonas ne craignait plus de regarder les assistants ; il le fit même avec une certaine audace.

« Eh ! bien, dit-il après un intervalle de silence, êtes-vous satisfaits ? Avez-vous encore d’autres complots à ourdir ? car ce drôle de Lewsome est capable d’en faire à la douzaine ! Est-ce tout ? n’avez-vous pas encore quelque chose ? »

Le vieux Martin le regarda fixement à son tour.

Jonas poursuivit ainsi, le sourire aux lèvres :

« Je ne sais ni ne me soucie de savoir si vous êtes ce que vous sembliez être chez Pecksniff, ou bien si vous êtes autre chose, un saltimbanque par exemple ; mais je n’ai que faire de vous chez moi. Vous veniez si souvent ici du temps de votre frère, vous aviez tant de tendresse pour lui (votre cher frère, votre bien-aimé frère, ce qui n’empêche pas que, de son vivant, vous vous seriez volontiers pris aux cheveux), que je ne suis nullement surpris de votre attachement pour la maison ; mais la maison ne vous est pas du tout attachée, et vous ne sauriez la quitter trop tôt, ce sera toujours trop tard. Quant à ma femme, mon vieux, renvoyez-la tout droit au logis ; sinon, tant pis pour elle ! Ah ! ah ! vous le prenez sur ce ton-là ! Ne voilà-t-il pas de quoi faire pendre un homme, parce qu’il se procure pour deux sous de poison dont il a besoin, et parce que ce poison lui est pris par deux vieux butors qui s’en vont bâtir une histoire là-dessus ! … Ah ! ah ! voyez-vous la porte ? »

Son triomphe ignoble, aux prises avec sa lâcheté, sa honte et la conscience de son crime, était quelque chose de si épouvantable, que les assistants s’écartèrent du coupable et se détournèrent comme d’un animal dégoûtant, immonde, repoussant à voir. Pour lui, en ce moment, ce qui le tourmentait le plus, c’était la noirceur de son dernier crime : il sentait en lui-même que c’était là l’œuvre de sa ruine ; excepté cela, le récit du vieux Chuffey l’avait touché si peu que rien ; au contraire, sa justification inattendue lui aurait plutôt procuré quelque soulagement. Mais ici, sous le coup d’un fait accompli, d’un danger mortel qu’il eût pu s’épargner, et qui le poursuivait sans pitié, le désespoir était au fond de son triomphe même et de son apparente assurance ; un désespoir farouche, indomptable ; un désespoir de rage en songeant à l’inutilité de ce péril où il s’était plongé de gaieté de cœur ; un désespoir enfin qui le troublait jusqu’à la folie, et lui faisait grincer les dents au sein même de sa victoire.

« Mon bon ami, dit Martin en posant sa main sur la manche de Chuffey, ne restez pas ici. Venez avec moi.

– C’est bien lui, toujours lui, comme il me parlait autrefois, s’écria Chuffey, regardant Martin en face. Il me semble absolument voir M. Chuzzlewit revenu à la vie. Oui ! emmenez-moi avec vous ! … Attendez cependant, attendez.

– Pourquoi ? demanda Martin.

– Je ne puis la quitter, la pauvre créature ! dit Chuffey. Elle a été si bonne pour moi. Je ne puis la quitter, monsieur Chuzzlewit. Je vous remercie de tout mon cœur, je veux rester ici. Je n’ai pas longtemps à y rester ; ce n’est point une grande affaire. »

Tandis que Chuffey secouait sa pauvre tête grise et remerciait ainsi Martin, Mme Gamp, qui maintenant s’était décidée à entrer tout à fait dans la chambre, jugea à propos de fondre en larmes.

« Quel coup de la Providence, dit-elle, qu’une si chère, si bonne et si respectable créature ne soit pas tombée dans les griffes de Betsey Prig ! ce qui sans moi n’aurait pas manqué d’arriver, car l’affaire était délicate et il y avait du tirage.

— Mon vieux, dit Jonas à son oncle, vous venez de m’entendre ; homme ou femme, j’en ai assez de tout ce monde-là. Voyez-vous la porte ?

– Voyez-vous la porte ? répéta la voix de Mark, qui arrivait justement de ce côté. Regardez ! »

Jonas regarda, et son regard fut cloué. Seuil fatal, souillé, maudit, maudit par les pas du vieux père à l’heure de l’agonie, maudit par ceux de la jeune épouse affligée, maudit chaque jour par l’ombre du visage du vieux commis, maudit par le passage des pieds du meurtrier ! … Quels étaient donc les hommes qui se tenaient debout sur ce seuil ?

Nadgett, d’abord.

Écoutez ! … La nouvelle du crime est venue avec un hurlement tel que celui de la mer ! des crieurs s’élancent de tous côtés dans la rue en vociférant ; les habitants des maisons voisines ouvrent leurs fenêtres pour entendre ce qu’on annonce ; la foule s’amasse pour écouter sur la chaussée et sur les trottoirs. Les cloches, les cloches même, commencent à retentir, se heurtant les unes les autres dans le carillon de la joie désordonnée que leur cause la découverte du crime (juste les sons que Jonas entendait au fond de ses pensées fébriles) et se balançant dans les airs comme aux meilleures fêtes.

« Voici l’homme ! … dit Nadgett, là contre la fenêtre ! … »

Trois autres individus entrèrent, mirent la main sur Jonas pour s’assurer de lui, et cela fut sitôt fait que Jonas avait les mains garrottées avant qu’il eût pu seulement détourner ses yeux de dessus son accusateur.

« Un meurtre, dit Nadgett promenant son regard sur le groupe étonné. Que personne ne s’interpose ! »

La rue sonore répéta : « Un meurtre, un meurtre barbare et effrayant, meurtre, meurtre, meurtre ! » Ce cri roula de maison en maison, et fut porté par l’écho de pierre en pierre, jusqu’à ce que les voix expirassent dans un bourdonnement lointain qui semblait murmurer encore le mot épouvantable.

Tous les assistants restaient silencieux, écoutant et s’entre-regardant, tandis que le bruit s’éloignait.

Martin prit le premier la parole.

« Quelle terrible histoire est-ce-ci ?

– Demandez-le-lui, dit Nadgett, montrant Jonas. Vous êtes son ami, monsieur. Il peut vous l’apprendre, si ça lui plaît. Il en sait plus long que moi sur ce sujet, bien que j’en sache beaucoup.

— Comment en savez-vous beaucoup ?

– Ce n’est pas pour rien que je l’ai guetté si longtemps, répondit Nadgett. Jamais je n’ai guetté un homme avec autant de vigilance que celui-là. »

Encore une des formes de fantôme de cette terrible vérité ! Encore une de ces nombreuses apparences sous lesquelles elle s’élançait incessamment contre lui dans ses rêves. Cet homme qui, parmi tous les autre hommes, s’était fait son espion acharné ; cet homme qui, changeant tout à coup de nature, jetait son masque sournois, et renonçait à ses allures insouciantes et à son air hébété pour se dresser contre lui comme un ennemi vigilant ! … Le mort fût sorti de sa tombe, qu’il n’eût pas frappé Jonas de plus de stupeur et d’épouvante.

La partie était perdue. La course était terminée ; la corde était tissée pour le cou du meurtrier. Si par miracle il s’échappait de ce défilé, il n’avait qu’à se tourner d’un autre côté, n’importe où : là se lèverait devant lui un nouveau vengeur, quelque enfant qui en une heure deviendrait un vieillard, quelque vieillard qui en une heure reprendrait sa jeunesse, quelque aveugle recouvrant la vue, ou quelque sourd qui retrouverait l’ouïe. Pas une chance de salut. Il tomba tout d’un bloc à la renverse contre la muraille et, dès cet instant, il ne lui resta plus aucune espérance.

« Je ne suis pas son ami, bien que j’aie le déshonneur d’être son parent, dit M. Chuzzlewit. Vous pouvez me parler librement. Où l’avez-vous épié, et qu’avez-vous vu ?

– J’ai guetté en bien des endroits, répondit Nadgett, j’ai guetté nuit et jour. Je l’ai guetté dans ces derniers temps sans repos ni trêve. Son visage contracté et ses yeux injectés de sang confirmeraient ces paroles. Je ne me doutais guère qu’à force de guetter, j’en viendrais à cette découverte, pas plus qu’il ne s’en doutait lui-même quand il se glissa dehors une nuit, couvert des vêtements dont il fit ensuite un paquet qu’il jeta dans le fleuve, du haut du pont de Londres. »

Jonas s’agita sur le carreau, comme un homme à la torture entre les mains du bourreau. Il tenta, mais en vain, de pousser un hurlement, comme s’il avait été blessé par quelque arme cruelle ; et il se cramponna au cercle de fer qui rivait ses poignets, comme s’il avait voulu les dégager pour se déchirer de ses propres mains.

« Allons, tenez-vous, mon cousin ! dit le chef des hommes de police. Pas de violence.

— Qui appelez-vous votre cousin ? demanda sévèrement Martin.

– Vous, dit l’homme, vous et d’autres. »

Martin tourna vers lui son regard scrutateur. Cet individu était assis nonchalamment, à califourchon sur une chaise, les bras pendants par-dessus le dossier ; il croquait des noix et jetait les coquilles par la croisée à mesure qu’il les avait cassées, sans cesser pour cela de parler.

« Oui, dit-il, avec un geste d’humeur. Vous pouvez jusqu’à votre mort renier vos neveux ; mais Chevy Slyme n’en restera pas moins ici-bas Chevy Slyme. Peut-être pourra-t-il vous paraître peu flatteur pour vous-même de voir votre propre sang relégué dans un emploi de ce genre. Mais on peut m’en tirer.

– Toujours la même histoire ! s’écria Martin. Égoïsme ! égoïsme, égoïsme ! chacun d’eux ne pense qu’à lui.

– Alors, répliqua le neveu, vous eussiez bien mieux fait d’en épargner l’ennui à un ou deux d’entre eux, et de penser un peu à eux au lieu de ne penser qu’à vous. Regardez-moi ! pouvez-vous sans éprouver quelque honte voir sous ce costume d’officier de police un membre de votre famille, qui a plus de talent dans son petit doigt que tous les autres dans leurs caboches réunies ? J’ai pris ce parti pour vous humilier. J’étais loin de penser cependant que j’aurais à faire une arrestation dans la famille.

– Si vos déportements et ceux de vos dignes amis vous ont conduit où vous êtes, tenez-vous-y, répondit le vieillard. Vous vivez du moins honnêtement, j’espère ; et c’est déjà quelque chose.

– Ne soyez pas si dur pour mes « dignes amis, » repartit Slyme ; car ils ont été quelquefois vos bons amis aussi. N’essayez pas de dire que vous n’avez jamais employé mon ami Tigg, car je sais le contraire. Ce fut la cause de notre rupture.

– Je louais les services de ce drôle, dit M. Chuzzlewit, et je l’ai payé, nous sommes quittes.

– Vous avez bien fait de le payer, car aujourd’hui il serait trop tard pour le faire. Il a donné quittance définitive, ou plutôt on la lui a prise de force. »

Le vieux gentleman le regarda comme pour lui demander ce qu’il voulait dire, sans daigner prononcer un mot pour prolonger la conversation.

« J’avais toujours prévu, dit Slyme en tirant de sa poche une nouvelle poignée de noix, que la nature de mes fonctions amènerait, un jour ou l’autre, quelque rapprochement entre lui et moi. Mais je pensais que ce serait seulement pour quelque tour d’escroc ; et jamais il ne m’était venu dans la tête que j’aurais à exécuter un mandant d’arrestation lancé contre son assassin.

– Son assassin ! s’écria M. Chuzzlewit dirigeant son regard de Chevy sur Jonas.

– L’assassin de Tigg ou celui de M. Montague, dit Nadgett, c’est tout un. J’accuse cet homme que voici du meurtre de M. Montague, qui la nuit dernière a été trouvé assassiné dans un bois. Vous me demanderez pourquoi je l’accuse, comme vous m’avez demandé déjà comment je savais tant de choses. Je vais vous le dire. Cela ne peut rester plus longtemps secret. »

La passion dominante de Nadgett se trahit même en ce moment par le ton de regret dont il déplora la publicité prochaine des faits qui étaient à sa connaissance.

« Je vous disais donc, continua-t-il, que je l’avais guetté. J’obéissais en cela aux instructions de M. Montague, au service de qui j’étais depuis un certain temps. Nous avions nos raisons de le soupçonner, et vous savez pourquoi ; car vous étiez à discuter justement à ce sujet tout à l’heure, tandis que nous étions à attendre derrière cette porte. Si vous voulez apprendre, maintenant que tout est fini, ce qui éveilla nos soupçons, je vous le dirai franchement. Ce fut une contestation (dont il nous donna lui-même la première idée), une contestation entre lui et un autre Office où la vie de son père était assurée. Il avait inspiré là tant de doute et de défiance, qu’il fut obligé de composer avec la maison d’assurances et de ne recevoir que la moitié de l’argent ; et encore s’estima-t-il bien heureux. Petit à petit j’ai tant fureté que j’ai réuni des circonstances qui déposaient contre lui, et en grand nombre. Il fallut y mettre beaucoup de patience, mais c’est mon métier. Je découvris la garde-malade ; la voici qui peut confirmer mes paroles ; je découvris le docteur, je découvris l’entrepreneur des funérailles, je découvris l’aide de l’entrepreneur, je découvris quelle avait été pendant les obsèques l’attitude du vieux gentleman que voici, M. Chuffey ; je découvris ce que cet homme (M. Nadgett toucha le bras de Lewsome) avait dit dans le cours de sa fièvre. Je découvris comment le coupable s’était conduit avant la mort de son père, et depuis, et aussi dans ces derniers temps. Couchant tout cela par écrit, et le collectionnant avec soin, je réunis assez de preuves pour que M. Montague pût l’accuser du crime qu’il avait commis, ou plutôt qu’il a cru jusqu’à ce soir avoir commis. Je le tenais quand l’assassinat a eu lieu. Vous voyez maintenant où il en est : c’est bien pis. »

Ô misérable, misérable fou ! ô insupportable et dévorante torture ! Trouver en vie, là, devant lui, le cerveau et la main droite du secret qu’il avait cru enfoncer à coups de pied dans la terre ! et penser que ce secret accusateur se serait toujours levé vivant et promené partout victorieux, quand même l’assassin aurait, par enchantement, muré, scellé dans le creux d’un rocher le cadavre de l’homme assassiné ! Il essaya de se boucher les oreilles avec ses mains garrottées, afin de n’entendre pas le reste.

Tandis qu’il gisait sur le plancher, chacun s’était éloigné de lui, comme si son souffle était pestilentiel. Successivement les assistants se retirèrent de l’autre côté de la chambre, le laissant seul étendu par terre. Ceux-là même qui étaient chargés de le garder s’écartèrent de lui et se tinrent à une certaine distance, à l’exception de Slyme, qui était toujours occupé à croquer ses noix.

« C’est de cette fenêtre de grenier qui est en face, dit Nadgett en indiquant une lucarne de l’autre côté de l’étroite rue, que j’ai surveillé cet homme et sa maison durant des nuits et des jours. C’est de cette fenêtre de grenier qui est en face, que je le vis revenir seul d’un voyage pour lequel il était parti en compagnie de M. Montague. C’était pour moi la preuve que M. Montague avait atteint son but ; je pouvais donc me relâcher de ma surveillance, bien que je ne dusse point y renoncer sans ordres ultérieurs et formels. Mais comme je me tenais sur la porte d’en face, cette même nuit-là, dans l’ombre, j’aperçus un paysan qui sortait à la dérobée par une porte de derrière donnant sur la cour de cette maison. Ce paysan, je ne l’avais pas vu entrer. Je le reconnus à son pas : c’était lui, sous un déguisement. Aussitôt je le suivis. Je l’ai perdu de vue sur la route de l’Ouest ; il continuait d’aller dans cette direction. »

Jonas regarda un moment Nadgett et murmura un juron.

« Je ne pouvais comprendre ce que cela signifiait, dit Nadgett ; mais j’en avais déjà tant vu, que je résolus de pousser plus loin, jusqu’au bout, mes recherches. C’est ce que je fis. Je pris des renseignements auprès de sa femme ; j'appris d’elle qu’on le supposait endormi dans la chambre d’où je l’avais vu sortir, et qu’il avait donné des ordres formels pour n’être pas dérangé. Il fallait toujours bien qu’il revînt, et je guettai son retour. Durant toute la nuit je fis sentinelle dans la rue, sous les portes cochères ou ailleurs ; et le lendemain, à la même lucarne, pendant le jour, puis encore dans la rue, quand tomba la nuit : car je savais bien qu’il reviendrait, comme il était parti, à l’heure où ce quartier est désert. Il n’y manqua pas. Dans la matinée, dès le point du jour, le même paysan arriva en rampant, rampant, rampant tout doucement.

– Dépêchez-vous, fit observer Slyme qui avait achevé de croquer ses noix. C’est contraire au règlement, monsieur Nadgett. »

Sans prendre garde à lui, Nadgett continua en ces termes :

« Je demeurai toute la journée à la fenêtre. Je crois que pas un moment je ne fermai les yeux. À la nuit, je le vis sortir avec un paquet. Je le suivis encore. Il s’achemina vers le pont de Londres, et là il jeta son paquet dans le fleuve. Alors je commençai à concevoir des craintes sérieuses, et fis à la police une déposition, par suite de laquelle le paquet…

– Fut repêché, interrompit Slyme. Plus vite, plus vite, monsieur Nadgett.

– Il contenait le costume que je lui avais vu porter, et qui était souillé de terre glaise et taché de sang. La nuit dernière, la nouvelle du meurtre est arrivée à Londres. Le porteur de ce costume était déjà signalé pour avoir été aperçu près du théâtre de l’assassinat ; pour s’être tenu aux aguets dans le voisinage, pour être descendu d’une diligence venant de cette partie du pays, tout cela dans un espace de temps qui concorde parfaitement avec la minute même où je le vis rentrer dans sa maison. Le mandat d’arrestation a été lancé, et voici quelques heures que ces agents sont avec moi. Nous avons choisi notre temps ; et vous sachant tous assemblés ici, voyant en outre cette personne à la fenêtre…

– Vous lui avez fait signe d’ouvrir la porte, dit Mark, reprenant le fil du récit à l’allusion qui le concernait ; et elle ne s’est pas fait prier pour descendre.

– C’est tout pour le moment, reprit Nadgett, resserrant son grand portefeuille que, par habitude, il avait tiré de sa poche en commençant sa narration, et qu’il avait tout le temps tenu à la main ; mais tout ne finit pas là. Vous m’avez demandé un récit détaillé des faits ; je vous les ai exposés, et je ne dois pas retenir ces messieurs plus longtemps. Êtes-vous prêt, monsieur Slyme ?

– Il y a beau jour, répondit celui-ci en se levant. Vous n’avez qu’à vous rendre tout droit au bureau de police, nous y serons arrivés aussitôt que vous. Tom, allez chercher une voiture. »

L’agent auquel il s’était adressé s’empressa d’exécuter cet ordre.

Le vieux Martin demeura quelques instants dans une sorte d’hésitation, comme s’il eût voulu adresser deux ou trois paroles à Jonas ; mais regardant autour de lui et voyant le coupable toujours étendu sur le plancher et se tortillant à droite et à gauche comme un sauvage, il prit le bras de Chuffey et suivit lentement Nadgett hors de la chambre. John Westlock et Mark Tapley l’accompagnèrent. Mistress Gamp était sortie la première en chancelant, avec une sorte de pâmoison ambulatoire, témoignage expressif de la vivacité de ses sentiments : car mistress Gamp tenait des évanouissements de tous les genres à la disposition du public, toujours à des prix modérés, comme M. Mould tenait diverses catégories de funérailles.

« Ah ! murmura Slyme les regardant partir. Sur mon âme ! il est aussi insensible aujourd’hui au désagrément de voir un neveu comme moi dans une pareille position, qu’il l’était autrefois à l’honneur de voir en moi l’honneur et l’orgueil de la famille ! Voilà donc tout ce que j’ai gagné à voir humilié mes sentiments (et quels sentiments ! ) jusqu’à gagner à la sueur de mon front le misérable pain de la vie ! … »

Il se leva de sa chaise, qu’il repoussa d’un coup de pied avec indignation.

« Du pain si dur ! lorsqu’il y a des centaines d’individus indignes de porter une chandelle devant moi, qui roulent carrosse et vivent de leurs rentes. Sur mon âme, c’est du propre ! »

Ses yeux rencontrèrent ceux de Jonas qui le regardait fixement et remuait les lèvres, comme s’il murmurait quelque chose.

« Hein ? … » dit Slyme.

Jonas regarda l’agent, qui lui tournait le dos, et lui fit de ses mains garrottées un signe équivoque pour lui indiquer la porte.

« Hum ! … dit Slyme pensif ; il est vrai que je ne pouvais espérer raisonnablement lui faire honte quand vous aviez déjà si bien pris les devants. J’avais oublié cela. »

Jonas répéta son regard et son geste.

« Jack ! dit Slyme.

– Plaît-il ? dit l’agent.

– Allez à la porte attendre la voiture. Vous appellerez lorsqu’elle arrivera. Il est bon que vous soyez là. »

Quand l’homme fut parti, Slyme ajouta en se tournant vivement vers Jonas :

« Eh bien ! … maintenant, qu’est-ce que c’est ? »

Jonas essaya de se lever.

« Attendez un peu, dit Slyme ; ce n’est pas chose aisée avec les menottes que vous avez aux poignets. Debout ! up ! … De quoi s’agit-il ?

– Mettez votre main dans ma poche. Ici ! la poche de gauche sur la poitrine. »

Slyme fit ce qui lui était dit, et tira de la poche une bourse.

« Il y a là dedans cent guinées, » dit Jonas, dont le langage était à peine intelligible, de même que la pâleur livide et l’agonie de ses traits ôtaient à son visage presque tout caractère humain.

Slyme le contempla, lui remit sa bourse entre les mains et secoua la tête.

« Je ne puis… Je n’ose… Je ne pourrais, quand bien même j’oserais. Les camarades d’en bas…

– La fuite est impossible ! dit Jonas. Je le sais. Cent guinées pour cinq minutes seulement dans la chambre voisine !

– Pour quoi faire ? » demanda Slyme.

Quand le prisonnier avança son visage pour parler à l’oreille de Slyme, celui-ci recula involontairement d’épouvante. Cependant il revint et écouta Jonas. Peu de mots furent prononcés ; mais, lorsque Slyme les entendit, son visage se décomposa à son tour.

« Je l’ai sur moi, dit Jonas, qui porta ses mains à sa gorge, comme si la chose à laquelle il faisait allusion se trouvait renfermée dans sa cravate. Comment supposer que vous le saviez ? Vous ne pouviez pas le savoir. Cent guinées, rien que pour cinq minutes, dans la chambre voisine ! Le temps se passe ! … Parlez !

– Ce serait plus… plus honorable pour la famille, murmura Slyme, dont les lèvres tremblaient. Je regrette que vous ne m’en ayez pas parlé plus tôt à demi-mot, cela aurait mieux valu pour vous. Vous pouviez bien garder votre secret sans me compromettre.

— Cent guinées, pour cinq minutes seulement dans la chambre voisine ! … Parlez ! … » s’écria Jonas avec désespoir.

Slyme prit la bourse. Jonas s’achemina d’un pas chancelant vers la porte de la cloison vitrée.

« Arrêtez ! lui cria Slyme, le saisissant par les pans de son habit. Je ne sais rien de rien ; et puis il faudra toujours bien que ça finisse par là. Êtes-vous coupable ?

— Oui ! dit Jonas.

— Les faits sont-ils conformes à ce qu’on vient d’exposer ?

— Oui ! dit Jonas.

— Voulez-vous… voulez-vous me promettre de… de dire une prière… ou quelque chose comme ça ? » demanda Slyme d’une voix émue.

Jonas le quitta brusquement sans rien répondre et ferma la porte.

Slyme se pencha et écouta par le trou de la serrure. Il se retira ensuite sur la pointe du pied aussi loin que possible, et regarda du côté de la chambre avec terreur. Il fut tiré de cet état de stupeur par l’arrivée de la voiture et le bruit du marchepied qu’on baissait.

« Il est en train de prendre quelques menus objets, dit-il en se penchant à la fenêtre et s’adressant aux deux hommes qui se tenaient en bas, à la lueur du réverbère. Que l’un de vous veille sur les derrières de la maison, pour la forme. »

L’un des deux hommes se dirigea vers la cour. L’autre, s’asseyant sur le marchepied de la voiture, continua la conversation avec Slyme, à la fenêtre. Slyme était son supérieur. Il avait dû sans doute son avancement à cet ancien penchant tant loué par la victime de Jonas, pour faire toujours le pied de grue au coin de la rue ; habitude précieuse dans sa profession actuelle.

« Où est-il ? » demanda l’agent.

Slyme jeta un coup d’œil rapide dans la chambre et secoua la tête comme pour dire :

« Il est tout près d’ici. Je le vois.

— Son compte est réglé, dit l’homme.

— Et solidement, » dit Slyme.

Ils se regardèrent l’un l’autre, puis regardèrent la rue du haut en bas. L’homme qui était assis sur le marchepied ôta son chapeau, puis le remit sur sa tête et sifflota.

« Dites donc ! il prend son temps.

– Je lui ai accordé cinq minutes, dit Slyme. Mais les cinq minutes sont plus que passées. Je vais le chercher. »

En conséquence, Slyme quitta la fenêtre et alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte vitrée. Il écouta. Pas un son ne se faisait entendre. Il approcha les chandeliers pour voir en dedans.

Il avait bien de la peine à se décider à ouvrir la porte. Enfin il prit son parti : il la lança toute grande ouverte avec fracas et recula. Après avoir hasardé un coup d’œil à l’intérieur et écouté de nouveau, il se détermina à entrer.

Slyme fit deux pas en arrière en rencontrant les yeux de Jonas qui était là tout droit contre un angle du mur, le regardant fixement, sans cravate, et le visage d’une pâleur livide.

« Vous venez trop tôt, dit Jonas avec un lâche pleurnichement. Je n’ai pas eu le temps. Je n’ai pas pu le faire… Je… Cinq minutes encore… Deux minutes encore… Une seule minute ! … »

Slyme ne répondit rien ; mais ayant remis la bourse dans la poche de Jonas, il appela ses hommes.

Jonas gémit, pleura, proféra des malédictions, supplia ses gardiens, lutta et se soumit, tout cela en même temps. Il n’avait pas la force de se tenir. Mais les hommes l’emportèrent dehors et le mirent dans le fiacre où ils l’étendirent sur une banquette, d’où il ne tarda pas à rouler en gémissant au fond de la voiture sur la paille.

Les deux agents étaient dans le fiacre avec lui ; Slyme était monté sur le siège à côté du cocher, et on avait laissé Jonas sur sa litière. En passant devant la boutique d’une fruitière dont la porte était encore ouverte, quoique les volets fussent déjà fermés, l’un des deux agents remarqua que les pêches ne sentaient pas bon.

L’autre avait commencé par être du même avis ; mais tout à coup, rempli d’alarme, il se pencha vivement pour regarder le prisonnier.

« Arrêtez la voiture ! … Il s’est empoisonné ! … L’odeur vient de ce flacon qu’il a dans la main ! »

La main serrait étroitement le flacon avec une ténacité obstinée que jamais personne, dans toute la force et l’énergie de la vie, ne saurait mettre à presser le prix de son gain.

Ils le tirèrent hors du fiacre, au milieu de la rue obscure ; mais jury, juge et bourreau ne pouvaient plus rien pour lui.

Il était mort, mort, bien mort.

  1. Maison de fous