Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/53

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CHAPITRE XXVIII.


Ce que John Westlock dit à la sœur de Tom Pinch ; ce que la sœur de Tom Pinch dit à John Westlock ; ce que Tom Pinch leur dit à tous deux, et comment ils passèrent tous ensemble le reste de la journée.


La Fontaine du Temple étincelait sous les rayons du soleil, et sa musique liquide jouait les éclats de rire les plus joyeux ; et gaiement aussi les gouttes d’eau capricieuses dansaient à qui mieux mieux, et venaient épier dans leurs ébats folâtres à travers le feuillage des arbres, puis plongeaient légèrement en cascade pour se cacher, au moment où elles virent venir la petite Ruth avec son compagnon. Et pourquoi aussi s’en venaient-ils du côté de la fontaine ? C’est un mystère, car ils n’avaient que faire là. Ce n’était pas leur chemin. Ils n’avaient pas plus affaire de la fontaine, Dieu merci, que de… l’amour, en toute autre inutilité du même genre.


Sans doute Tom et sa sœur avaient pu se donner parfois rendez-vous à la fontaine ; mais ici c’était bien différent. En effet, lorsque Ruth avait à attendre Tom une minute ou deux, il eût été naturellement très-désagréable pour elle de stationner ailleurs que dans un lieu tranquille ; et ce lieu-là, tout considéré, était le plus tranquille qu’ils pussent choisir. Mais quand Ruth avait John Westlock pour veiller sur elle, et qu’en donnant le bras à Westlock elle se rendait à son logis, qui était dans une direction tout à fait opposée, c’était vraiment bien extraordinaire qu’ils fussent venus près de cette fontaine.


Quoi qu’il en soit, ils s’y trouvaient, et ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est qu’ils semblaient y être venus par un accord tacite. Cependant, une fois qu’ils y furent arrivés, ils éprouvèrent un peu de confusion de se voir là, et c’est encore ce qu’il y a de plus singulier dans l’affaire : car il n’y a dans une fontaine rien qui soit de nature à causer de la confusion, tout le monde sait cela.


« Quel bon endroit ! dit John avec une chaleureuse sympathie pour la fontaine.

— Un endroit bien agréable, en vérité, dit la petite Ruth. Il y a tant d’ombre ! »

Malicieuse petite Ruth !

Ils s’arrêtèrent au moment où John commença cet éloge de sa chère fontaine. La journée était délicieuse, et, puisqu’ils avaient tant fait que de s’arrêter, il était naturel, on ne peut plus naturel, qu’ils allassent donner un coup d’œil à Garden-Court : car Garden-Court se termine au Parc, et le Parc finit à la rivière, et c’est d’un aspect si gai, si frais, si brillant, par un jour d’été ! Pourquoi alors, ô petite Ruth, ne pas regarder tout cela hardiment ? Que fait là, pendant qu’elle baisse les yeux, ce délicat, ce charmant, ce bon petit pied, à se farfouiller dans un coin craquelé de la dalle insensible du trottoir, comme s’il s’était chargé de la remettre à neuf ?

Si la matrone au visage enflammé et au chapeau bossué avait pu les voir comme cela dans leur promenade, je parie qu’elle aurait donné dix ans de sa vie pour être encore blanchisseuse au service de M. Westlock dans Furnival’s-Inn.

Ils continuèrent leur course ; mais n’allez pas croire que ce fût à travers les rues de Londres ; non, non, ils étaient transportés dans quelque ville enchantée, où le trottoir qu’ils foulaient aux pieds était d’air, où tout le rude tapage d’une cité remuante se changeait en une douce et suave musique, où tout parlait de bonheur, où il ne s’agissait ni de distance ni de durée.

Il y avait là deux garçons brasseurs, robustes et de joyeuse humeur, qui descendaient de leurs haquets dans une cave de gros barils de bière ; et, quand John aida Ruth à sauter par-dessus les cordes, ou plutôt enleva par-dessus cet obstacle la chose la plus légère, la plus souple, la plus mignonne que vous ayez jamais vue, ces deux indiscrets ne s’imaginèrent-ils pas de dire qu’il leur devait une fameuse chandelle, pour lui avoir procuré une si belle occasion ? Braves garçons brasseurs, que le bon Dieu vous bénisse !

Qu’il donne toujours aussi de verts pâturages dans la saison d’été, une épaisse litière de paille pendant l’hiver, et de l’avoine et du foin à discrétion, à ce noble cheval qui se mit à danser sur le pavé, avec son cabriolet par derrière, de manière à faire à Ruth si grand’peur qu’elle pressa le bras de John avec ses deux mains (ses deux mains qui se croisèrent l’une sur l’autre si tendrement ! ), en le suppliant de se sauver avec elle dans la boutique d’un pâtissier, d’où elle allait toute tremblante regarder à la porte, l’interrogeant avec des yeux, mais des yeux… ah ! quels yeux ! pour lui demander s’il était sûr, bien sûr, qu’ils pussent maintenant continuer leur chemin sans danger ! … Oh ! que n’eût-il pas donné pour rencontrer encore une caravane de chevaux fringants, un lion, un ours, un taureau furieux, quoi que ce soit enfin qui pût engager Ruth à croiser une fois encore sur le bras de son cavalier ses petites mains l’une contre l’autre !

Ils se mirent à causer, bien entendu. Ils causèrent de Tom et de tous les changements qui étaient survenus, et de l’attachement que M. Chuzzlewit avait conçu pour Tom, et des brillantes perspectives qu’on pouvait fonder sur une telle amitié, et de bien d’autres choses dans le même genre. Plus ils causaient, plus cette craintive petite Ruth s’alarmait de la moindre pause ; plutôt que de laisser un intervalle de silence, Ruth eût plutôt répété vingt fois la même chose, et, si elle n’avait pas assez de courage et de présence d’esprit (à dire vrai, ce n’était pas son fort), elle en était dix mille fois plus charmante et plus irrésistible que jamais.

« Martin se mariera très-prochainement, je suppose, » dit John.

Elle le supposait aussi ; jamais petite femme si séduisante ne supposa quelque chose d’une voix aussi tremblante que celle dont Ruth faisait cette supposition.

Mais sentant venir encore une de ces pauses effrayantes, elle fit observer que M. Martin allait avoir une bien belle femme. N’est-ce pas, monsieur Westlock ?

« Ou… oui, dit John, oh ! oui. »

Elle craignait qu’il ne fût bien difficile à contenter, à voir la froideur avec laquelle il en parlait.

« Dites plutôt que je suis tout contenté d’avance, dit John, c’est à peine si je l’ai seulement aperçue. Je n’ai pas pris garde à elle. Je n’avais pas d’yeux pour elle, ce matin. »

Ô bonté divine !

Il était temps qu’ils arrivassent au terme de leur course. Ruth n’eût jamais pu aller plus loin. Il lui eût été impossible de marcher davantage, elle tremblait trop.

Tom n’était pas encore de retour. Ils entrèrent ensemble et seuls dans le parloir triangulaire. Ô matrone à la face enflammée, sévère matrone, que d’années tu eusses données volontiers en ce moment !

Ruth s’assit sur le petit sofa et dénoua les rubans de son chapeau. John s’assit à côté d’elle, tout près d’elle, tout près, tout près. Ô petit cœur qui battait si vite, si vite, et qui te gonflait tout prêt à éclater, tu savais bien que ça finirait par là ; avoue-le, tu l’espérais. Pauvre cœur, pourquoi battre alors comme un petit fou ?

« Chère Ruth ! douce Ruth ! si je vous avais moins aimée, il y a longtemps que j’eusse pu vous dire que je vous aimais. Du premier jour que je vous vis, je vous aimai. Il n’y a pas au monde une créature aussi sincèrement aimée que vous l’êtes par moi, chère Ruth ! »

Elle pressa ses petites mains contre son visage. Des larmes de joie, d’orgueil, d’espérance et d’innocente affection, y coulèrent sans contrainte. C’était la réponse innocente que son jeune cœur, trop plein pour ne point déborder, envoyait à John.

« Mon cher amour ! si cet aveu ne vous est pas, comme je l’espère, pénible et désagréable, vous me rendez plus heureux que je ne saurais le dire et que vous ne sauriez vous l’imaginer. Adorable Ruth ! ma bonne, ma gentille, ma séduisante Ruth ! je me flatte de connaître le prix de votre cœur, de connaître le prix de votre caractère angélique. Laissez-moi essayer de vous le prouver, Ruth, et vous me rendrez plus heureux…

– Pas plus heureux, dit-elle en sanglotant, que vous ne me rendez heureuse. Ô John, il est impossible qu’il y ait de plus grand bonheur que celui que vous me faites ! »

Matrone au visage enflammé, vous n’avez qu’à chercher une place ! Voilà vos gages, et prenez vos huit jours. Tout est fini, matrone au visage enflammé. Vous n’avez que faire de vous tracasser en ce qui nous concerne.

Maintenant, les petites mains pouvaient se presser à l’aise sans qu’il fût besoin d’un cheval fringant pour les resserrer. Plus n’était besoin de lions, d’ours et de taureaux furieux. On pouvait se passer d’eux : les choses n’en allaient pas plus mal ; elles n’en allaient que mieux. Les garçons brasseurs avec leurs gros barils de bière n’étaient plus utiles pour servir d’excuse. Toute excuse était superflue. La main douce et légère se posait modestement, mais d’une façon tout à fait naturelle, sur l’épaule de l’amant : la taille délicate, la tête penchée, la joue empourprée, les beaux yeux, jusqu’à l’exquise petite bouche, tout était aussi naturel que possible. Tous les chevaux de l’Arabie eussent pu s’élancer à la fois, que les choses n’en auraient pas été mieux.

Ruth et John se remirent bientôt à parler de Tom.

« J’espère qu’il apprendra cela avec plaisir ? » dit John tout rayonnant.

En l’entendant, Ruth tint ses petites mains encore plus serrées, et elle attacha sur le visage de John un regard sérieux.

« Je ne le quitterai jamais, n’est-ce pas, mon ami ? Jamais je ne pourrai me résoudre à quitter Tom. Je suis sûre que vous le savez bien.

– Pensez-vous que je vous le demanderais ? » répondit-il en accompagnant sa réponse d’un : « C’est bon ; n’ayez pas peur. »

– J’étais sûre que vous ne me le demanderiez pas, dit-elle avec des larmes au bord de ses cils.

– Et, si vous le permettez, je vais vous en faire le serment, ma bien-aimée. Quitter Tom ! ce serait un étrange commencement. Quitter Tom, grand Dieu ! Si Tom et moi cessons d’être inséparables, et si Tom (Dieu le bénisse ! ) n’est pas dans notre maison l’objet de tout honneur et de tout amour, ma petite femme, que ce ne soit plus notre maison ! … Je ne connais pas de serment plus énergique, chère Ruth. »

Et faut-il que nous disions ici comment elle le remercia ? Ma foi ! oui, nous allons le dire. Dans toute la simplicité, l’innocence et la pureté de son cœur, mais avec une hésitation timide, gracieuse et incertaine, elle apposa à ce serment un petit cachet rose dont la couleur se refléta sur son visage et monta jusqu’aux tresses de ses cheveux noirs.

« Tom sera si heureux, si fier, si joyeux ! dit-elle en joignant ses petites mains ; mais aussi il sera si surpris ! … Je suis certaine qu’il n’a jamais pensé à rien de semblable. »

Naturellement, John lui demanda aussitôt (car, vous savez, ils étaient dans cet état de surexcitation où on se permet bien des choses) quand elle avait commencé à y penser elle-même ; et ce fut l’objet d’une diversion charmante dans leur entretien, charmante pour eux, car pour nous elle aurait moins d’intérêt. Après quoi, ils revinrent à Tom.

« Ah ! le cher Tom ! dit Ruth. Je suppose que je ferai bien, dès à présent, de vous raconter tout. Je ne saurais avoir de secret pour vous, n’est-ce pas, John, mon ami ? »

Il est inutile de rapporter ici la réponse de ce fou de John, vu qu’il répondit d’une façon intraduisible sur le papier, bien qu’en elle-même très-satisfaisante. Mais enfin en voici à peu près le sens : « Oui, oui, oui, ma douce Ruth, » ou quelque chose comme ça.

Alors Ruth lui confia le grand secret de Tom, sans lui dire exactement comment elle l’avait découvert, mais lui laissant deviner ce dernier point, si cela lui faisait plaisir. John apprit ce secret avec une vive affliction, et montra beaucoup de sympathie et de chagrin pour Tom. « Mais, dit-il, ce sera une raison de plus pour nous de tâcher de le rendre moins malheureux et de le distraire en flattant ses goûts favoris. » Puis, dans l’expansion du moment, il dit à Ruth qu’il avait songé sérieusement à s’établir à la campagne, dans son ancienne profession ; et que bien des fois il s’était promis, dans le cas où il lui adviendrait un bonheur comme celui qui lui était arrivé (ici encore, une petite digression), que Tom trouverait amplement de quoi s’occuper chez lui, et qu’ils vivraient tous ensemble parfaitement à l’aise et constamment heureux, sans que Tom pût jamais se croire dépendant. Et Ruth, ayant reçu cette nouvelle avec joie, il se mirent à pourvoir Tom si bel et si bien, que déjà ils lui avaient acheté une bibliothèque choisie et fait poser un orgue sur lequel il jouait tant qu’il voulait, lorsqu’ils l’entendirent frapper à la porte de la rue.

Bien que Ruth brûla du désir de raconter à son frère ce qui s’était passé, la pauvre petite se sentit vivement émue par son arrivée, d’autant plus qu’elle savait que M. Chuzzlewit l’accompagnait. Aussi dit-elle, toute tremblante :

« Que faire, cher John ? Je ne voudrais pas qu’il apprît cela par une autre personne que moi, et je ne pourrai le lui dire que lorsque nous serons seuls.

– Mon amour, répondit John, suivez en tout l’impulsion de vos sentiments et l’élan de votre cœur ; je suis sûr d’avance que ce que vous ferez sera bien fait. »

À peine avait-il eu le temps de prononcer ces derniers mots, et Ruth celui de se retirer un peu plus loin de lui, sur le sofa, que Tom et M. Chuzzlewit parurent. M. Chuzzlewit entra le premier ; Tom le suivait à une courte distance.

Ruth avait pris en toute hâte la résolution d’inviter presque aussitôt Tom à monter avec elle à sa petite chambre, et, là, de lui raconter rapidement les faits ; mais lorsqu’elle vit son bon vieux visage, elle se sentit le cœur tellement attendri qu’elle courut se jeter dans ses bras, pencha la tête sur le sein de son frère et se mit à sangloter.

« Bénissez-moi, Tom ! mon bien cher frère ! »

Tom, extrêmement surpris, leva la tête et aperçut John Westlock tout près de lui et lui tendant la main.

« John ! … s’écria Tom. John ! …

– Cher Tom, dit son ami, donnez-moi la main. Nous sommes frères, Tom. »

Tom lui pressa la main de toute sa force, embrassa sa sœur avec tendresse et la jeta dans les bras de John Westlock.

« Ne me parlez pas, John. Le ciel est bien bon pour nous. Je… »

Tom ne put articuler un mot de plus ; il sortit de la chambre, et Ruth le suivit.

Et lorsqu’ils revinrent, au bout de quelques instants, Ruth paraissait plus charmante, et Tom meilleur et plus candide que jamais, s’il était possible. Et, bien qu’il ne pût pas encore parler sur ce sujet (sa joie était trop récente), il mit ses deux mains dans celles de John avec une chaleur qui valait mieux que toutes les protestations possibles.

« Je suis content que vous ayez choisi ce jour-ci, dit M. Chuzzlewit à John, avec le même sourire de malice qu’au moment où les deux jeunes gens l’avaient quitté. J’étais sûr que vous n’y manqueriez pas. J’espère que Tom et moi nous y avons mis de la discrétion ; nous avons été assez longtemps ; et pourtant je suis tellement brouillé depuis des siècles avec la connaissance pratique de ces sortes de sujets, que je n’étais pas sans quelque appréhension, je vous l’assure.

– Votre expérience vous fait encore beaucoup d’honneur, monsieur, répondit John en riant, si c’est elle qui vous a fait deviner ce qui devait arriver aujourd’hui.

– Après ça, monsieur Westlock, peut-être n’était-il pas besoin d’être un grand prophète : il suffisait de vous voir ensemble, Ruth et vous. Venez ici, ma toute belle. Regardez ce que Tom et moi nous avons acheté ce matin, tandis que, de votre côté, vous faisiez votre petit commerce de change avec le jeune négociant que voici. »

La façon dont le vieillard fit asseoir Ruth auprès de lui et le ton badin qu’il donnait à sa voix en lui parlant, comme s’il parlait à une petite fille, étaient quelque chose d’assez plaisant ; mais cela était plein de tendresse, et point du tout désagréable, je vous assure, à la charmante petite Ruth. »

« Voyez ! dit-il tirant une boîte de sa poche, quel beau collier ! Ah ! comme il brille ! Et ces boucles d’oreilles, et ces bracelets, et cette ceinture pour vous serrer la taille ! C’est une parure qui vous est destinée ; Mary a la pareille. Tom n’y comprenait rien quand il m’a entendu en demander deux. Il n’y voit pas plus loin que le bout de son nez, ce pauvre Tom. Des boucles d’oreilles et des bracelets, et une ceinture pour vous serrer la taille ! … Ah ! c’est superbe ! Faites-nous voir comme cela vous va bien. Priez M. Westlock de vous les attacher. »

C’était la plus jolie chose du monde de voir Ruth lever son bras blanc et potelé, et John (ô le vilain hypocrite ! ) presser le bras comme si le bracelet était très-dur à fermer ! C’était la plus jolie chose du monde de voir Ruth essayer de s’enlacer elle-même avec la belle petite ceinture, et finir malgré tout par être obligée de requérir assistance, parce que ses doigts tremblaient trop fort. C’était la plus jolie chose du monde de la voir si confuse, si timide, avec les sourires et les teintes roses de la pudeur qui folâtraient sur son teint et l’illuminaient de l’éclat que le jeu de la lumière fait étinceler sur les diamants. C’était la plus jolie chose du monde qu’il vous eût été possible de voir dans tout le cours d’une année d’expériences ; vous pouvez compter là-dessus.

« La parure et celle qui la porte vont si bien ensemble, dit le vieillard, que je ne sais vraiment laquelle des deux sied mieux à l’autre. M. Westlock pourrait nous le dire, sans nul doute ; mais je ne veux pas le lui demander : c’est un témoin trop suspect. Je vous souhaite de vivre assez pour les user, ma chère, et d’avoir assez de bonheur pour les oublier, à moins que ce ne soit en souvenir d’un ami dévoué. »

Martin caressa la joue de Ruth, et dit à Tom :

« Je dois ici remplir aussi le rôle d’un père. Il n’y a pas beaucoup de pères qui marient le même jour deux filles comme celles-là ; mais nous sacrifierons la vraisemblance à la satisfaction de la fantaisie d’un vieillard. On peut me passer celle-là, ajouta-t-il, j’en ai satisfait si peu dans tout le cours de ma vie, pour faire le bonheur d’autrui, Dieu me pardonne ! »

Ces divers incidents avaient pris tant de temps, et les quatre amis s’étaient livrés ensuite à une si agréable conversation, qu’au moment où ils songèrent enfin à partir, il ne restait plus qu’un quart d’heure avant le dîner. Un fiacre les transporta rapidement au Temple, où ils trouvèrent tous les préparatifs achevés pour leur réception.

M. Tapley, muni de pouvoir illimités pour commander le dîner, s’était donné tant de mal pour répondre dignement à la circonstance, qu’on trouva tout servi un banquet somptueux ; il est vrai qu’il n’en avait pas l’honneur à lui tout seul : il s’était fait aider par sa prétendue, M. Chuzzlewit insista pour qu’ils se missent à table comme les autres, et Martin appuya de toute sa force le vœu de son grand-père : mais rien ne put y déterminer Mark ; il déclara qu’en ayant l’honneur de veiller au bien-être des convives, il se figurait par avance être déjà le maître du Joyeux Tapley, et se faisait la douce illusion que la fête actuelle avait lieu sous le toit de son établissement.

Pour mieux se persuader de la réalité de cette fiction, M. Tapley prit sur lui de donner aux garçons de l’hôtel diverses instructions générales sur la disposition des plats, et ainsi de suite ; et, comme la plupart de ces instructions étaient diamétralement opposées à tous les précédents connus, et que la manière facétieuse dont ils les donnait, dans le langage le plus grotesque, ne les rendait pas moins plaisantes pour la forme que pour le fond, elles communiquaient aux domestiques placés sous ses ordres une hilarité incessante dont il prenait largement sa part, jouissant ainsi tout le premier du bénéfice de sa belle humeur.

Il les amusait encore par des anecdotes courtes et brèves, tirées de ses voyages et appropriées à la circonstance ; le tout entremêlé de quelque trait comique de ses amours étranges avec Mme Lupin : si bien qu’on entendait continuellement des explosions de fou rire du côté du buffet, et derrière le dos des convives, et que le garçon en chef (qui portait de la poudre, une culotte courte, un homme enfin grave et sérieux par état) devint écarlate, et éclata à en casser les pattes de son gilet ; on les entendit craquer.

Le jeune Martin était assis au haut de la table, et Tom Pinch à l’autre extrémité : s’il y avait à ce festin un visage heureux, c’était le visage de Tom. C’était lui qui donnait le ton. Chacun lui portait son toast, chacun le regardait, chacun songeait à lui, chacun l’aimait. Sitôt qu’il posait son couteau et sa fourchette, chacun lui tendait la main pour presser la sienne. Avant le dîner, Martin et Mary l’avaient pris à part et l’avaient entretenu avec chaleur de l’avenir, protestant d’une manière si ardente, qu’à leurs yeux leur bonheur ne serait complet qu’autant qu’ils jouiraient de sa société et de son amitié la plus étroite, que Tom en fut positivement ému jusqu’aux larmes. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Son cœur, dit-il, était inondé de félicité. Et c’était la vérité pure. Tom ne savait pas dire le contraire de ce qu’il pensait ; oh ! oui, c’était bien la vérité. Tout large qu’était ton cœur, cher Tom, ce jour-là il n’y avait plus de place que pour le bonheur et la sympathie.

Fips était aussi au repas, le vieux Fips, d’Austin Friars ; et c’était bien le gaillard le plus jovial qui jamais eût fait violence à ses instincts de bon vivant, en s’enfermant dans un bureau sombre. « Où est-il ? » s’était-il écrié en entrant. Et il sauta sur Tom, et il lui dit qu’il éprouvait le besoin de se dédommager de la contrainte forcée qu’il avait subie ; et premièrement il lui secoua une main, secondement il lui secoua l’autre, troisièmement il lui donna des coups de coude pleins d’amitié dans l’estomac ; quatrièmement il lui dit : « Comment ça va-t-il ? » enfin cinquièmement, sixièmement, etc., il lui donna une foule de marques aussi peu équivoques de son affection et de sa joie. Ce n’est pas tout : il chantait des chansons, Fips ; et puis il débitait des discours, Fips. Et il dégustait très-joliment son vin en faisant claquer sa langue, Fips. En un mot, il n’y avait pas un farceur pareil à Fips, sous tous les rapports.

Mais, bah ! ce n’était rien en comparaison du plaisir de retourner en flânant au logis, à la nuit ! Cette petite obstinée de Ruth ne refusa-t-elle pas de s’en aller en voiture ? elle voulut absolument faire comme dans cette bonne soirée où l’on s’en revint de Furnival’s-Inn ! C’était si doux de causer intimement de leurs projets, et d’épancher mutuellement leur allégresse ! si doux de former ensemble leurs petits plans pour Tom, et de voir, à mesure qu’ils parlaient, son visage joyeux s’illuminer d’une joie plus grande encore !

Lorsqu’ils arrivèrent à la maison, Tom laissa John avec sa sœur dans le parloir, et monta dans sa chambre, sous prétexte d’aller chercher un livre. Et tout en gravissant l’escalier, Tom s’applaudissait de sa petite supercherie, s’imaginant avoir fait un acte de profonde politique.

« Comme de juste, ils doivent désirer d’être seuls ensemble, se dit Tom, et je suis parti si naturellement que je suis sûr qu’ils vont, à tout moment, s’attendre à me voir revenir. C’est délicieux ! »

Mais il n’y avait pas longtemps qu’il était assis à lire, quand il entendit frapper à la porte.

« Puis-je entrer ? demanda John.

– Oh ! oui, certainement, répondit Tom.

– Ne nous laissez pas, Tom. N’allez pas ainsi vous asseoir à part. Nous voulons vous voir gai et content ; arrière la mélancolie.

– Cher ami ! … dit Tom avec un sourire de satisfaction.

– Dites cher frère, Tom ! cher frère !

– Mon cher frère ! dit Tom ; il n’y a pas de danger que je sois mélancolique. Comment pourrais-je l’être, quand je sais que vous et Ruth vous êtes si tendrement unis ? »

Après un silence de quelques instants, il ajouta :

« Je crois que je ne pourrai retrouver ma langue ce soir. Mais je ne pourrai jamais vous dire la joie inexprimable que ce jour-ci m’a causée. Ce serait vous faire de la peine de vous louer d’avoir pris une jeune fille sans dot : car je suis bien sûr que vous savez ce qu’elle vaut ; et il n’y a pas de danger que cette valeur-là diminue dans votre estime, John, tandis que la valeur de l’argent peut baisser.

– Que parlez-vous d’argent ? s’écria John. Si je sais ce qu’elle vaut ! Ah ! quel homme pourrait voir Ruth et ne pas l’aimer ? Qui pourrait la connaître et ne point l’honorer ? Qui pourrait posséder un trésor tel que son cœur et ne pas chérir toujours ce trésor précieux ? Croyez-vous que j’éprouverais le ravissement que j’éprouve aujourd’hui, et que je l’aimerais comme je l’aime, Tom, si je ne savais pas ce qu’elle vaut ? Votre joie, dites-vous, est inexprimable ? … Non, non, non, Tom ; c’est la mienne, la mienne !

– Non, non, John, dit Tom ; c’est la mienne, la mienne ! »

Leur contestation amicale fut terminée par la petite Ruth elle-même, qui vint glisser son regard par la porte entrebâillée. Et quel regard triomphant, moitié orgueilleux, moitié timide, elle lança à Tom, quand son fiancé l’attira près de lui ! comme si elle disait : « Oui, vraiment, Tom voilà les libertés qu’il prend ; mais il en a le droit, vous savez, car je l’aime, Tom ! »

Quant à Tom, il nageait dans l’allégresse. Il serait resté là, sur sa chaise, des heures entières, à les regarder tous deux.

« Ma bien-aimée, j’ai dit à Tom, comme nous en étions convenus, que nous ne lui permettrions pas de nous quitter, et qu’il nous serait impossible de nous y résoudre. La perte d’un membre, et d’un membre comme lui, dans notre petit ménage de trois personnes, ne serait pas supportable ; c’est ce que je lui ai dit. J’ignore si c’est par discrétion ou par égoïsme qu’il voudrait nous quitter ; mais, si c’était par discrétion, il aurait bien tort, car il ne saurait nullement nous gêner. N’est-ce pas, chère Ruth ? »

Et, ma foi ! Tom ne paraissait nullement les gêner, à en juger par ce qui s’ensuivit.

N’était-ce pas de la folie chez Tom d’accueillir avec tant de joie le souvenir qu’ils lui donnaient dans un tel moment ? Leur gracieux amour, n’était-ce pas aussi de la folie ? leurs aimables caresses n’étaient-elle pas des folies ? la peine qu’ils avaient à se séparer, n’était-ce pas encore de la folie ? n’était-ce pas folie à John de contempler, de la rue, la fenêtre de Ruth, et d’estimer la faible lueur qu’il y voyait briller au-dessus des feux de tous les diamants du monde ? n’était-ce pas folie à Ruth de murmurer le nom de John à genoux, en épanchant son cœur devant celui de qui viennent de tels cœurs et de telles tendresses ? …

Si tout cela n’est que folie, alors, matrone au visage enflammé, lèvre le front et marche en avant ! Si ce n’est pas folie, arrière, matrone au visage enflammé ! En tout cas, mets ton chapeau bossué au service de quelque autre « monsieur seul ; » car en voilà un qui est à jamais perdu pour toi !