Vie et opinions de Tristram Shandy/1/13

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 46-53).
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CHAPITRE XIII.

L’Épitaphe.


Vous connoissez au moins un peu la nature humaine, mon cher lecteur ; c’en est assez pour m’épargner de longues explications, et vous comprenez aisément que mon héros ne pouvoit pas aller ainsi, sans éprouver de temps en temps quelques petites… — Il s’étoit chargé d’une multitude de ces petites dettes. — Elles font un poids, lui disoit Eugène ; on les enregistre. — Il n’y faisoit aucune attention. — Ce n’étoit point par malice qu’il les avoit contractées. — La franchise, la gaieté de son humeur joviale en étoient le principe. — Que pouvoit-il lui en arriver ? — Elles sont aussitôt rayées qu’inscrites, et Eugène lui répondoit : « Ne vous y fiez pas. Il faudra, lui disoit-il, que vous payez un jour ou l’autre : on ne vous fera pas grâce de la moindre chose. »

Autant en emportoit le vent. — Yorick ne lui répliquoit que par un geste qui annonçoit qu’il ne craignoit rien ; et si c’étoit à la promenade, ou dans les champs qu’on lui en parloit, un saut qu’il faisoit d’un air gai et indifférent, étoit toute la réponse qu’on avoit de lui. — Mais on le prenoit quelquefois au coin de son feu, entouré de chaises et de fauteuils. Là, il ne pouvoit pas fuir aussi aisément, et c’est alors qu’Eugène lui faisoit, sans qu’il pût l’éviter, des leçons sur son indiscrétion. —

« Croyez-moi, lui disoit-il, mon cher Yorick, vos plaisanteries indiscrètes vous causeront tôt ou tard des chagrins et des embarras dont tout votre esprit ne pourra vous dégager. — Je vois qu’il n’arrive que trop souvent, dans ces saillies, que la personne que l’on badine, se croit lésée, et qu’elle s’arroge, pour se venger, tous les droits que peut lui donner une injure. — Figurez-vous, dans cette situation, ce qui roule dans son esprit. — Comptez ses amis, ses parens, et tous ceux qui, sans autre intérêt que le danger commun, vont se réunir à son escorte. — Le calcul sera modeste, si pour dix de vos épigrammes, vous ne vous êtes fait cent ennemis. — Mais jusqu’à ce que vous vous soyez attiré un essaim de guêpes, qui vous piquent de toutes parts, je le vois, vous ne croirez pas ce que je vous dis.

» Vous savez, mon cher Yorick, combien je vous aime. Je connois votre droiture ; je sais que vos railleries ne partent pas d’une malignité bilieuse. — Elles viennent de la candeur et de la gaieté de votre ame. Mais songez que les sots ne savent pas faire cette distinction, et que les fourbes et les méchans ne veulent pas la faire. — Et vous ne voulez pas voir le danger d’irriter les uns et de plaisanter les autres ! Vous vous perdez, mon ami. Ils vont se liguer et se prêter un secours mutuel ; vous pouvez compter qu’ils vont vous faire une guerre qui vous rendra la vie même à charge.

» La vengeance, croyez-moi, vous portera de quelque coin des coups funestes, qui attaqueront votre honneur, et que l’innocence et l’intégrité de votre conduite ne pourront jamais parer. — Votre fortune, votre maison en seront ébranlées. — Votre caractère, qui a malheureusement montré à vos ennemis la route qu’il faut suivre pour vous attaquer, en sera affecté. — On jetera des doutes sur tout ce que vous direz. La vérité qui passera par votre bouche, ne sera plus qu’une imposture. Vous serez accablé de calomnies. — On tournera votre esprit en ridicule, et avec toutes vos connoissances, toute votre littérature, on vous foulera aux pieds. — Vous peindrai-je la dernière scène de votre tragédie ? La cruauté et la lâcheté, assassins jumeaux, vendues, livrées à l’obscure malice, attaqueront toutes vos fragilités, toutes vos foiblesses. — C’est-là le point d’attaque qui a emporté d’assaut les mortels les plus dignes et les meilleurs. — Et croyez-moi, croyez-moi, mon cher Yorick, dès qu’une fois la vengeance, pour se satisfaire, a conçu le dessein de sacrifier un innocent destitué de tout secours, il est aisé de ramasser, dans le moindre hallier, autant de bois qu’il en faut pour former le bûcher où on veut l’immoler. » —

Yorick ne pouvoit écouter cette funeste prédiction sans verser des larmes. — Il se promettoit même d’être à l’avenir plus avare de ses plaisanteries. — Mais, hélas ! il étoit trop tard. — La grande confédération, qui avoit à sa tête et Monsieur… et Monsieur… et Monsieur… étoit déjà formée, et le plan de l’attaque fut exécuté tout-à-coup, et de la manière qu’Eugène l’avoit prédit, avec si peu de compassion du côté des alliés ! avec si peu de soupçon du côté d’Yorick ! Il étoit si éloigné de songer à ce qui se tramoit contre lui, qu’il n’avoit jamais cru sa promotion à l’épiscopat plus sûre. — Mais on avoit déjà coupé la racine : il tomba comme tant d’autres hommes de mérite avoient tombé avant lui.

Il se défendit cependant avec courage pendant quelque temps. — Accablé enfin par le nombre, épuisé par tant d’efforts, et encore plus par la manière indigne dont on lui faisoit la guerre, il fut forcé de mettre bas les armes. — Il conserva, dit-on, du moins en apparence, la gaieté et la vivacité de son esprit jusqu’à la fin. — Mais on croit qu’il est mort le cœur navré de douleur et de chagrin.

Eugène, quelques heures avant qu’il rendît le dernier soupir, s’approcha de son lit, dans l’intention de lui dire le dernier adieu. — Il lui demanda comment il se trouvoit. — Yorick le fixe, prend sa main, le remercie de toutes les marques d’amitié qu’il lui a données ; « et si je vous rencontre dans l’autre monde, ajouta-t-il, je vous réitérerai mes remercîmens. — J’échappe à mes ennemis pour toujours. — J’espère, dit Eugène en larmes, et du ton le plus tendre, j’espère que cela ne sera pas. » Yorick ne répondit qu’avec un regard, et en serrant doucement la main de son ami, pénétré de douleur. — « Courage, mon cher Yorick, s’écria Eugène en rappelant ses esprits et essuyant ses larmes, courage ! Un peu de cœur, cher ami. Ne laissez point abattre vos esprits ; que votre fermeté, dans le moment où vous en avez le plus de besoin, ne vous abandonne pas. — Et qu’est-ce qui connoît les ressources de la Providence, et ce que la puissance de Dieu peut faire pour vous ? » Yorick posa doucement la main sur son cœur, et remua la tête. « Je ne sais, dit Eugène fondant en larmes, je ne sais comment me séparer de vous. Je voudrois me flatter que vous êtes encore appelé à la place où votre mérite vous élevoit, et que je vivrai pour voir cet heureux événement. — Je vous prie, mon cher Eugène, dit Yorick en ôtant avec peine son bonnet de nuit, je vous prie de regarder ma tête. — Je n’y vois aucun mal, répliqua Eugène. — Hélas donc ! mon cher ami, souffrez que je vous dise qu’elle est si meurtrie par les coups qu’on m’a portés dans l’obscurité, et si peu faite à présent pour ce que vous dites, que quand il pleuvroit des mitres, pas une n’y pourroit tenir. » — Le dernier soupir d’Yorick, en disant ces mots, étoit suspendu sur ses lèvres… Eugène le regarde… Un feu léger, foible lueur de ses saillies, brille dans ses yeux. Eugène voyoit que le chagrin tuoit son ami. — Il lui serre la main, et sort ensuite doucement de la chambre, baigné de larmes… Yorick le suit des yeux jusqu’à la porte. — Alors il les ferme et ne les ouvre plus. —

Il repose dans un coin du cimetière de son église, sous une pierre de marbre qu’Eugène fit poser sur son sépulcre, avec cette inscription :

Hélas ! pauvre Yorick !

Ses mânes ont la consolation d’entendre lire dix fois par jour cette épitaphe élégiaque avec une telle variété de tons plaintifs, qu’on est obligé d’avouer que s’il n’a pas été universellement aimé pendant sa vie, il est plaint après sa mort. — Il y a un petit sentier qui traverse le cimetière auprès de sa tombe, et personne ne passe sans y jeter un regard et un soupir, en lisant :


 
HÉLAS !
PAUVRE
YORICK !