Vie et opinions de Tristram Shandy/1/14

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 54-56).


CHAPITRE XIV.


Ces digressions sont-elles enfin terminées ? — Et cette rapsodie prendra-t-elle une forme ? Oui, mon cher lecteur, je sens qu’il est temps de vous ramener à mon sujet. Retournons donc à la sage-femme ; elle joue un grand rôle dans mon histoire, et j’aurois tort de l’oublier. — D’ailleurs, quoi de plus utile dans le besoin ? La chère femme est encore existante, et je vais tout de bon l’introduire. Tel est, du moins à présent, mon dessein. Mais j’ignore si quelque matière nouvelle, si quelque affaire imprévue ne surviendra pas inopinément entre nous ; et en ce cas, j’irois au plus pressé.

Je vous ai dit, je crois, que cette bonne femme étoit fort considérée dans notre village, et dans tous les hameaux des environs, et que sa réputation s’étendoit jusqu’aux extrémités du cercle dont elle étoit environnée. — Mais il n’y avoit rien en cela d’extraordinaire. — Chaque ame vivante, pauvre ou riche, a un pareil cercle autour d’elle ; — et la seule chose que je vous demande, lorsqu’on vous dit que telle ou telle personne est d’un grand poids, d’une grande importance dans le monde, c’est, monsieur, d’étendre ou de rétrécir ce cercle, selon les proportions qu’exigent l’état, les connoissances, l’habileté, la hauteur et la profondeur, en tous sens, du personnage qu’on vous présente. Un poëte maussadement tragique, mais qui n’en est pas moins vain, s’est, par cette règle, trouvé resserré dans la ligne circulaire d’un fort petit compas. S’il murmure d’être ainsi apprécié, s’il se déchaîne contre ceux qui le mesurent de cette manière, qu’importe ? Le public n’est du moins pas la dupe de la vaine fumée de son orgueil.

Suivez donc cette règle, monsieur. — Ici les limites de la réputation de la sage-femme s’étendoient, comme vous le savez déjà, à une circonférence de six ou sept milles ; cela comprenoit toute la paroisse, et même quelques hameaux sur les confins de la paroisse voisine. — Elle étoit encore fort bien reçue dans une grande ferme, et dans quelques autres plus petites qui se trouvoient dans un éloignement de plus de trois milles ; vous voyez que tout cela faisoit un ensemble considérable. — Mais sans vous détailler ici tout ce local, j’en ai fait faire une carte qui est actuellement entre les mains du graveur, qui, avec d’autres morceaux précieux, sera placée à la fin de mon vingtième volume, pour ne pas grossir celui-ci. Tout cela servira de commentaire, de scholie, de clef, d’éclaircissemens aux passages de mon livre qui pourront paroître obscurs après ma mort. — Je vous prie, en attendant, de ne pas oublier ce que j’entends par le mot de monde. — Ne débitez cependant point le secret de ma carte. — Une chose annoncée perd ordinairement de son prix. Combien de merveilles promises par nos grands auteurs !… Et qu’en est-il souvent résulté ?… L’accouchement de la montagne.