Vie et opinions de Tristram Shandy/1/16

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 59-67).



CHAPITRE XVI.

Le Contrat de Mariage.


Je disois donc qu’un historien ne doit pas écrire un mot, qu’il n’ait à la main la preuve de ce qu’il dit. — C’est ce qui m’a excité à chercher le contrat de mariage de ma mère, et j’y ai trouvé ce qui pouvoit me concerner, expliqué d’une manière si ample, si énergique, que j’aime beaucoup mieux copier l’article en entier, que d’en faire un extrait. Il y a des choses qui perdent à être abrégées. — Mon livre est fait pour tout le monde, et si le monde poli se contentoit peut-être d’un extrait élégant, je me trouverois tout d’un coup aux prises avec les gens de loi, qui ne me pardonneroient pas d’avoir altéré un morceau qui donne une si juste idée de leur manière de faire. — Ils sont trop redoutables pour que je m’expose avec eux au combat.


Article XXXV.

« Item., et dans la même forme et manière que ci-dessus, ledit Gauthier Shandy, en considération dudit futur mariage, qui sera, comme dit est, par la bénédiction de Dieu, bien et dûment solennisé et consommé entre icelui Gauthier Shandy, et la susdite Elisabeth Mollineux, ci-dessus nommée, qualifiée et domiciliée, et pour diverses autres causes valables et légitimes, et considérations à ce relatives ; desquelles icelles parties n’ont pas désiré que l’énumération fût faite en ces présentes, a, par ces dites présentes, consenti, stipulé, conclu, accordé et est pleinement et entièrement convenu, comme il consent, stipule, accorde, et convient pleinement et entièrement avec lesdits sieurs Jean Dixon et Jacques Turner, écuyers, tuteur et subrogé tuteur de ladite demoiselle Elisabeth Mollineux, de ce qui suit ;


Savoir :

« Que dans le cas où, ci-après, il arrive, avienne, survienne, ou autrement se fasse que ledit Gauthier Shandy abandonne, quitte, délaisse toutes affaires, et cesse de faire le commerce avant le temps que ladite Elisabeth Mollineux soit hors d’âge, selon le cours de la nature, d’avoir des enfans, ou qu’autrement, par quelque cause que ce soit, ou puisse être, elle en puisse effectivement avoir, et qu’en conséquence de ce que ledit Gauthier Shandy auroit quitté son commerce, il se retirât de la ville de Londres, malgré ladite Élisabeth Mollineux, ou contre sa volonté, consentement et bon plaisir, pour demeurer sur ses terres, à la ferme de Shandy, dans le comté de...... ou dans aucune autre maison de campagne, château, ferme, métairie, borderie, bordage, hameau, village, bourg, ville, ou sur aucune autre partie, ou portion de bien-fonds quelconque, actuellement acheté, et dont il est en possession, ou qui sera par la suite acheté… alors, et toutes les fois, et aussi souvent que ladite Elisabeth Mollineux deviendra grosse et enceinte d’un ou de plusieurs enfans légitimement procréés, ou à procréer dans le sein de ladite Elisabeth Mollineux, par ledit Gauthier Shandy, pendant le cours du susdit mariage, icelui dit Gauthier Shandy paiera en monnoie d’or et d’argent, et autres espèces ayant cours par tout le royaume, et non en billets et effets royaux, de quelque nature et qualité qu’ils puissent être, encore que le cours d’iceux fût autorisé et introduit par acte ou bills du parlement, ou autrement, auquel il est expressément dérogé et renoncé, comme clause essentielle du susdit mariage ès susdites présentes, et sans laquelle le susdit mariage n’auroit été fait, célébré et consommé, la somme de cent vingt livres sterling auxdits sieurs Jacques Turner et Jean Dixon, ou à leur défaut, à leurs ayant cause, et cela, de son propre argent, et sur son propre compte, dès et aussitôt qu’il en aura été bien et dûment averti ; lequel avertissement est convenu, stipulé et accordé devoir être fait six semaines auparavant le temps, où, par la susdite Elisabeth Mollineux, devra se faire son accouchement, et ladite somme de cent vingt livres sterling comptée, nombrée et délivrée, ainsi que dit est, et dans les susdites espèces, sera aussitôt payée, remise, confiée et déposée pour le service, usage, emploi, intentions, dispositions, fins et but qui vont être ci-après expliqués, et qui sont, que ladite somme de cent vingt livres sterling sera remise entre les mains de ladite Elisabeth Mollineux, ou, entre celles desdits tuteur ou subrogé tuteur, ou leurs ayant cause, à l’effet d’être, par elle ou par eux, employée à louer une voiture commode et avenante, avec un nombre suffisant de chevaux pour mener, conduire, voiturer et transporter ladite Elisabeth Mollineux et l’enfant, ou les enfans dont alors elle se trouvera grosse et enceinte dans la ville de Londres ; et encore, pour payer et défrayer toutes les autres charges, dépenses accidentelles, et autres frais quelconques, relatifs, et ayant rapport direct ou indirect à son dit accouchement dans la susdite ville, faubourgs d’icelle, appartenances et dépendances.

» Et il est bien entendu que dans tous lesdits cas de grossesse, arrivant de quelque manière que cela puisse être, ladite Elisabeth Mollineux, dans tous les temps ici convenus et stipulés, pourra tranquillement et paisiblement louer ladite voiture ou carrosse, avec les chevaux susdits, et avoir en icelle une libre entrée, sortie et rentrée pour ledit voyage, toutes et autant de fois qu’elle le jugera à propos, et que le besoin le requerra, sans pouvoir, à ce sujet, essuyer aucun retard, représentations, troubles, molestations, obstacles, vexations, interruptions, embarras et autres empêchemens quelconques !

» Et il sera en outre permis à ladite Elisabeth Mollineux, de temps en temps, et aussi souvent qu’elle sera bien et vraiment et dûment avancée dans sadite grossesse ; de demeurer et résider dans tel ou tels endroits, dans telle ou telles familles, ou avec tel ou tels parens, parentes, amis ou amies, de ladite ville de Londres, faubourgs d’icelle, appartenances et dépendances qu’elle jugera à propos, selon sa volonté, désir et bon plaisir, nonobstant qu’elle soit mariée, et sous l’autorité de son mari, à laquelle à cet effet, et pour lesdits cas il a renoncé et renonce par ces présentes, lesquelles sont encore faites sous la condition, que pour mettre plus efficacement, et avec plus de sûreté toutes les conditions susdites à exécution, ledit Gauthier Shandy vend, cède, quitte, transporte, délaisse, lâche, et abandonne dès-à-présent, comme il l’a fait par acte du jour d’hier, et séparé des présentes, auxdits Jean Dixon et Jacques Turner, le fief, terre et seigneurie de Shandy, avec tous les droits mouvances, cens, rentes, appartenances et dépendances dudit fief, et toutes et chacune les fermes et métairies, maisons, édifices, granges, écuries, jardins, cours de devant et de derrière, clos, viviers, étangs, réservoirs, saignées, rigoles, tranchées, pêcheries, eaux et cours d’eau, prés, pâtis, marais, communes, pâturages, bois de futaie, taillis, litières, arbres fruitiers et potagers généralement quelconques, sans en rien réserver ni retenir, et tel que le tout se poursuit et comporte, pour, par eux, se mettre en possession de tous lesdits objets sans exception, et en jouir pleinement, et en disposer à leur volonté, toutes les fois que ledit Gauthier Shandy ne remplira pas les clauses susdites. »

En trois mots, ma mère pouvoit accoucher à Londres, si elle le vouloit.

Mais il se pouvoit que ma mère supposât une grossesse. — L’article ne prévoyoit point ce cas, et mon oncle, Tobie Shandy, qui, à force de relire la clause, s’aperçut de cette omission, y fit ajouter ce qui suit.

« Dans le cas où ma mère se transporteroit à Londres sur de faux indices, et jeteroit par-là mon père dans une dépense inutile, il est convenu que chaque fois que cela arriveroit, elle perdroit ses droits et ses priviléges, pour la première fois qu’elle deviendroit grosse, après une telle méprise ; — mais pas davantage, et ainsi de suite, à toutes les fois que la chose arriveroit. » Il n’y avoit certainement rien de déraisonnable dans cette clause ; mais raisonnable comme elle étoit, il n’en est pas moins malheureux qu’elle ait tourné contre moi d’une manière aussi défavorable : on sera touché de l’influence qu’elle a eue sur mon sort.

Mais je devois être formé, je devois naître apparemment pour essuyer des malheurs.

Ma pauvre mère, soit que ce ne fût que de l’air ou de l’eau, ou un composé de tous deux, ou peut-être ni l’un ni l’autre, et uniquement une simple imagination, une fantaisie, ou que quelque désir ardent en eût imposé à son jugement, soit enfin qu’elle se fût trompée, ou qu’elle eût voulu tromper mon père, et il importe assez peu de savoir quel fut son motif ; le fait est qu’à la fin de septembre 1717, l’année qui précéda ma naissance, elle obligea mon père d’aller à Londres avec elle, bien contre son gré. — Il insista l’année suivante sur la clause qui le favorisoit, et moi, je me trouvai destiné à n’avoir pour tout ornement saillant au visage, qu’un nez serré, comprimé, applati à l’unisson du reste, et comme si je n’en avois point du tout.

Et quelle suite de disgrâces, de chagrins, de mortifications, la perte, ou plutôt la mutilation de cette partie précieuse de moi-même, ne m’a-t-elle pas fait essuyer dans tout le cours de ma vie !