Vie et opinions de Tristram Shandy/1/17

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 67-69).


CHAPITRE XVII.

Chagrins domestiques.


On s’imagine aisément que mon père ne revint de Londres à la campagne que de très-mauvaise humeur. — Les frais de ce voyage inutile excitèrent vivement ses regrets pendant les vingt ou vingt-cinq premiers milles, et il les reprochoit à ma mère. — C’étoit d’ailleurs la saison de l’année où il recueilloit les fruits de ses espaliers, dont il étoit fort curieux. — Si une bagatelle, une affaire de rien l’eût, dans un autre temps, appelé à faux à Londres, il n’en auroit pas dit trois mots à ce qu’il disoit.

Il ne parloit ensuite que de ses espérances trempées sur l’attente d’un fils. — Il y avoit compté : son fils Robert pouvoit lui manquer ; il auroit eu un second appui de sa vieillesse. — Sa déception, à cet égard, étoit plus mortifiante pour un homme prudent, que la perte de tout l’argent que le voyage lui avoit coûté. — Qu’est-ce que cent vingt guinées lui faisoient ? — Il les auroit moins regrettées que s’il eût perdu sa canne.

Rien ne l’affligeoit tant depuis Stilton jusqu’à Grantham, que les complimens de condoléance qu’il recevoit de ses amis, et que la triste figure qu’il feroit à l’église le premier dimanche. — La véhémence de son esprit, un peu aiguisé par le chagrin, lui faisoit faire les descriptions les plus satiriques de tout ce qui s’y passeroit, lorsque placé dans le banc avec sa chère côte, il attireroit les yeux de toute l’assemblée. — De quels ridicules ne seroit-il pas couvert ? — De combien de quolibets, de mauvaises plaisanteries ne seroit-il pas le sujet ? — Ma mère a avoué que tout ce qu’il dit pendant ces deux postes, étoit si plaisamment tragi-comique, qu’elle ne fit que rire et pleurer à la fois pendant cette route.

Mais les choses, quand ils eurent passé la rivière de Drente, prirent une autre face. — Mon père se fâcha tout de bon de la vile et indigne ruse de ma mère. C’étoit une fourberie ! — La femme ne pouvoit pas se tromper si lourdement ; et si cela est..... quelle foiblesse ! mot cruel et tourmentant ! — Il ne l’eut pas si-tôt prononcé, que son imagination se remplit de mille idées. — Son esprit en fut si frappé, qu’il voulut se mettre à compter combien il y avoit de foiblesses. — Il y avoit des foiblesses de corps et d’esprit..... et les premières plus inquiétantes. — Enfin, il ne faisoit que raisonner. Il se scrutoit, pour tâcher de découvrir si ce n’étoit pas lui qui eût donné lui-même occasion au revers chagrinant dont il se plaignoit.

Enfin, il s’éleva dans son esprit tant de sujets d’inquiétudes, son humeur devint si fâcheuse, que ma mère ne retourna à la campagne qu’avec beaucoup plus de chagrin qu’elle n’avoit eu de plaisir à revoir Londres. — Elle en fut si affectée, qu’elle se plaignit à mon oncle Tobie de ce qu’il auroit fait perdre patience au philosophe le plus accoutumé à réprimer ses passions.