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Vie et opinions de Tristram Shandy/1/19

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 70-75).



CHAPITRE XIX.

La Convention.


Il ne faut cependant pas croire que ma mère resta tranquille sur les précautions qu’elle avoit à prendre. Elle ne pouvoit pas aller chercher à Londres les secours du célèbre docteur Menigham ; mais elle pouvoit aisément faire venir un autre opérateur, dont la réputation faisoit beaucoup de bruit. Il ne demeuroit qu’à huit milles de la maison.

Il avoit écrit un savant traité sur l’art d’accoucher, où, en faisant voir les sottises et les bévues des sages-femmes, il donnoit plusieurs moyens curieux d’extraire promptement le fœtus, dans les cas difficiles et périlleux. — Sa théorie annonçoit les plus grandes connoissances pratiques ; mais il n’y avoit pas moyen d’y songer ; et ma mère, trois jours après qu’elle se sentit grosse, commença à jeter les yeux sur la sage-femme dont je vous ai parlé. — La semaine n’étoit pas passée, qu’elle la choisit tout-à-fait, et sa vie et la mienne se trouvèrent d’avance confiées aux mains de cette vieille femme. — J’aime bien que l’on se contente du moins, quand on ne peut avoir le plus. — Il n’y a pas encore aujourd’hui 9 mars 1759, que j’écris ce livre pour l’édification de mon prochain ; il n’y a pas, dis je, encore une semaine que Jenny, ma chère Jenny, qui me voyoit prendre un air sérieux, pendant qu’elle marchandoit une étoffe de soie à une guinée l’aune, dit au marchand, qu’elle étoit bien fâchée de l’avoir fait déployer, et alla du même pas acheter une étoffe une fois plus large, qui ne lui coûtoit qu’un petit écu. — C’étoit avoir la même grandeur d’ame que ma mère. — Il y avoit pourtant cette différence ; c’est que le cas où se trouvoit ma mère ne lui fournissoit pas l’occasion de faire autant l’héroïne. Elle pouvoit au moins compter sur les secours de la sage-femme, et à tout prendre elle pouvoit espérer qu’ils lui seroient utiles. Elle avoit, pendant vingt ans, accouché toutes les femmes de la paroisse, sans qu’on pût lui reprocher, ni négligence, ni faute, ni accident sinistre. Ces succès étoient de bon augure.

Ces circonstances ne laissoient pas que d’avoir du poids. — Cependant elle ne pouvoit entièrement dissiper certains scrupules inquiétans qui agitoient mon père sur le choix qu’avoit fait ma mère. — Je ne parle point de ces sentimens d’humanité, de bienveillance, ni de ces glapissemens de l’amour paternel et conjugal, qui l’excitoient à ne laisser au hasard dans tout ceci que le moins qu’il lui seroit possible. — Il se sentoit particulièrement intéressé à ce que les choses se passassent bien. — À quelle affliction ne seroit-il pas exposé, s’il arrivoit quelque accident à sa femme et à l’enfant, parce qu’elle seroit accouchée à Shandy ? — Il savoit que le monde, qui ne juge jamais que par les effets, l’accableroit de reproches, s’il arrivoit quelque malheur. — « Voyez-vous, diroit-on, si cette pauvre madame Shandy eût pu aller accoucher à Londres, ainsi qu’elle en avoit prié son mari à genoux. — Hélas ! cela ne lui seroit pas arrivé. — Ce n’étoit pas une si grande affaire, pour avoir la dureté de lui refuser une chose aussi naturelle. Ne lui a-t-elle donc pas apporté assez de bien ? — Voilà ce que c’est ! Et la bonne dame et son enfant, qui seroient encore vivans, sont morts. »

Mon père savoit qu’il ne pourroit rien répondre à ces exclamations lamentatives du public. Ce n’étoit cependant pas pour se mettre uniquement à l’abri de ces discours, ni même aussi tout-à-fait par tendresse pour sa femme et sa chère progéniture, qu’il se sentoit si inquiet sur tout ce qui pouvoit résulter de cette affaire. — Mon père avoit des vues étendues. — Il s’y croyoit intéressé pour le bien public, dans la crainte qu’on ne fît un mauvais usage d’un accident malheureux. — Il appréhendoit que les femmes ne se prévalussent d’un tel exemple pour étendre leur empire. — Elles avoient déjà assez usurpé de droits, pour qu’on se tînt en garde contre elles. N’y avoit-il pas à craindre que la réunion de tant d’avantages rassemblés ne devînt fatale au systême du gouvernement monarchique que Dieu même avoit établi dans les familles, lors de la Première création des choses ?

Son opinion sur ce point étoit précisément celle du chevalier Filmer. — Il disoit, comme lui, que le plan et l’institution des plus grandes monarchies des parties orientales du monde avoient originairement été formés sur ce modèle, sur ce prototype admirable du pouvoir domestique et paternel. Cela avoit dégénéré peu-à-peu dans un gouvernement mixte et mélangé, qui, dans les grandes combinaisons des grands états, étoit salutaire ; mais qui étoit dangereux pour les familles, et n’y produisoit ordinairement que du trouble, du désordre et de la confusion.

Frappé de la force de ces raisons particulières et publiques, mon père vouloit un accoucheur. — Ma mère n’en vouloit pas. Mon père prioit, supplioit, faisoit mille instances, pour qu’elle lui permît, seulement cette fois-ci, de choisir pour elle. — Ma mère, au contraire, insistoit sur le privilège qu’elle avoit à cet égard de choisir pour elle-même. — Elle ne vouloit point d’autre secours que celui de la sage-femme. — Que pouvoit faire mon père ? — Il ne pouvoit prendre de repos. — Il raisonnoit avec elle en tout sens ; ses argumens prenoient toutes sortes de couleurs. — Il lui parloit en chrétien… en payen… en turc… en mari… en politique… en père… en patriote… en homme. — Ma mère ne répondoit qu’en femme. — Les raisons de mon père, présentées sous tant de formes, étoient trop fortes pour qu’elle en pût donner d’autres qui les détruisissent. — Leur variété la déconcertoit. — Que pouvoit donc faire ma mère ? — Oh !… elle avoit l’avantage d’un petit surcroît de chagrin, qui la soutenoit. — C’est un secours auxiliaire qui n’est pas rare dans le ménage : elle auroit sûrement succombé ; mais il lui fut si utile, qu’on ne lutta dans cette dispute qu’à égalité de force ; et l’on chanta le Te Deum des deux côtés. — Ma mère fut confirmée dans le choix qu’elle avoit fait, et mon père pouvoit faire venir un accoucheur, qui, pendant l’opération, auroit la liberté de vider avec lui et mon oncle, M. Tobie Shandy, une bouteille de vin dans une salle de derrière. — On lui donneroit ensuite cinq guinées pour ses peines.