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Vie et opinions de Tristram Shandy/1/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 3-5).



CHAPITRE II

L’Embryon.


Je n’aperçois, réflexion faite, ni bon ni mauvais dans la question de ma mère. — Ni bon ni mauvais ? Convenez, au moins, qu’elle étoit hors de saison. Vous seriez trop heureux si elle n’eût été que déplacée. Mais, ne voyez-vous pas qu’elle détournoit, qu’elle dispersoit les esprits qui se développoient en ce moment, et dont la principale affaire étoit d’escorter, de mener, de conduire l’embryon jusqu’à l’endroit qui étoit destiné à le recevoir ?

Un embryon, monsieur, quelque petit, quelque peu important qu’il paroisse, en ce siècle léger, aux yeux de la folie et des préjugés, est pourtant quelque chose. Ceux de la raison, éclairés par des recherches et des observations scientifiques, le regardent comme un être qui a des droits, et qu’on est obligé de conserver avec soin. — Les philosophes minutieux, dont l’ame est de la même trempe que leurs recherches, et qui s’imaginent, malgré cela, que c’est la sublimité de leur esprit qui les distingue, nous prouvent, d’une manière incontestable, qu’il est créé par la même main, formé par les mêmes lois de la nature, doué des mêmes puissances mouvantes et abaissantes, et qu’il a enfin les mêmes facultés que nous. — Il est composé, comme nous, de chair et d’os, de peau, de cheveux, de veines, d’artères, de ligamens, de nerfs, de muscles, de moëlle, de glandes, de cervelle, d’humeurs qui circulent, d’articulations… Et qu’avons-nous en grand qu’il n’ait pas en petit ? Rien du tout, monsieur, rien. C’est un être aussi actif que nous, et, dans toutes les acceptions du mot, il est aussi véritablement notre prochain, que le chancelier d’Angleterre. — Il peut éprouver du bien être ; il est exposé à des injures ; il est susceptible de plus de perfection : — en un mot, il jouit de tous les droits et de toutes les prétentions de l’humanité, dans le degré que Cicéron, Puffendorf, et tant d’autres écrivains moralistes qui en parlent, attribuent à son état relatif.

Et que voudriez-vous, d’après cela, mon cher monsieur, qu’il devînt, si, seul sur la route, il lui arrivoit quelque accident, ou que, frappé de quelque terreur subite, ce qui est fort naturel à un aussi jeune voyageur, il n’arrivoit à sa destination qu’avec des esprits épuisés et dissipés ? — Qu’avec sa vigueur musculaire et virile, réduite à un fil ? Qu’avec sa forme défigurée et mutilée ? — Et que, réduit à ce triste état, il fût sujet à des frayeurs soudaines, ou à une suite de rêves et de fantaisies mélancoliques pendant neuf mois entiers ? — Je tremble toutes les fois que je songe à cette source féconde de foiblesse de corps et d’esprit. — Encore si l’habileté du médecin et du philosophe pouvoit y remédier !