Vie et opinions de Tristram Shandy/1/3

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 5-6).



CHAPITRE III.

En voilà l’effet.


C’est à M. Tobie Shandy, mon oncle, que je dois l’anecdote que j’ai rapportée dans le premier chapitre. Mon père, qui étoit à la fois philosophe et naturaliste autant qu’on peut l’être, et qui raisonnoit avec beaucoup de justesse et de netteté, singulièrement sur les petites choses, s’étoit souvent plaint à lui de l’échec que j’avois reçu ; et dans une occasion, dont mon oncle Tobie, qui avoit bonne mémoire, se souvenoit très-bien, il s’en plaignit plus amèrement qu’il n’avoit jamais fait. C’étoit un jour que je fouettois ma toupie. La manière oblique dont je m’y prenois pour l’ajuster, et la façon dont je justifiois les principes qui me faisoient agir ainsi, le firent soupirer. — Le bon vieillard remua la tête, et d’un ton qui exprimoit plus de douleur et de regret que de reproches, il s’écria : « Ah ! mon cher frère, je l’ai toujours prédit. L’augure se vérifie de plus en plus, et mille autres observations que j’ai faites sur ce qui le regarde, m’ont annoncé qu’il ne penseroit et n’agiroit jamais comme les autres enfans. » — Mais, hélas ! continua-t-il, en agitant la tête une seconde fois, et en essuyant une larme qui couloit le long de sa joue, « les malheurs de mon Tristram ont commencé neuf mois avant qu’il vînt au monde. »

— Ma mère qui étoit là, leva les yeux, et ne comprit pas plus que sa chaise ce que mon père vouloit dire. — Mais mon oncle, M. Tobie Shandy, qui depuis long-temps savoit toute l’affaire, le comprit très-bien.