Vie et opinions de Tristram Shandy/1/25

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 113-117).



CHAPITRE XXV.

Comment peindre mon oncle Tobie ?


En vérité, vous n’y pensez pas ; cette idée est folle. Quoi ! vous commenceriez ce chapitre par une absurdité ? Eh ! pourquoi pas ? Tant de livres ne sont pas autre chose dans tout leur tissu ! Oui, monsieur, je dis que si l’on fixoit le miroir de Momus dans le cœur humain, selon la direction que pourroit lui donner cet archi-critique, il s’ensuivroit d’abord que les plus sages, les plus graves, les plus fous et les plus légers d’entre nous, seroient forcés, chaque jour de leur vie, de payer, comme en Angleterre, la taxe qu’on a mise sur les fenêtres.

Ce miroir ainsi placé, il seroit aussi facile de saisir et de peindre le caractère d’un homme, que de voir dans une ruche, par le moyen d’un verre dioptrique, les opérations des mouches à miel. Son ame y paroîtroit à découvert. On observeroit tous ses mouvemens ; ses artifices, ses caprices, ses vertus, ses vices, ses sensations, ses trémoussemens seroient au grand jour : rien n’échapperoit, et l’on n’auroit plus qu’à prendre la plume, et à écrire ce que l’on auroit vu. Mais un biographe sur la planète où nous sommes n’a pas cet avantage. Que n’est-elle comme Mercure ! Nos calculateurs ont trouvé que la chaleur qui règne dans ce pays-là est égale à celle du fer rougi, et elle doit avoir, depuis long-temps, vitrifié le corps des habitans. Ce qui enveloppe leurs ames doit être aussi diaphane, aussi transparent que la glace du miroir le plus clair et le plus poli. Il n’y a du moins que le nœud ombilical, plus épais, qui en doive être excepté. — Le nœud ombilical ? — Oui, madame, et cela est physique. Je défie à la philosophie la plus subtile de me démontrer le contraire. Mais hors ce point, plus sombre, ces ames doivent être tout-à-fait au bivac. — Je ne parle cependant que des jeunes ames. Celles dont les corps, parvenus à la vieillesse, sont plissés par les rides, ne sont pas de même. Les rayons du soleil, en les traversant, souffrent alors une réfraction monstrueuse, et ne reviennent à l’œil qu’après avoir parcouru une foule de lignes obliques et tortueuses qui empêchent qu’un homme ne puisse être vu.

Hélas ! les hommes de Mercure sont presqu’alors comme les nôtres. — Nos esprits ne brillent certainement pas à travers le corps — Il est enveloppé d’une étoffe épaisse et opaque, qui s’oppose à la perspicacité de l’œil le plus perçant ; et que faire ? Il faut absolument chercher d’autres moyens pour définir le caractère spécifique de chacun.

Combien n’en a-t on pas imaginé ? Les uns ont décrit leurs caractères avec des instrumens à vent. — Virgile en parle dans ses aventures de Didon et d’Énée ; mais ce moyen est aussi trompeur que le souffle de la renommée : il n’annonce qu’un génie resserré. — Je n’ignore pas que les Italiens, par le fortè et le piano d’un instrument à vent dont ils se servent, et qu’ils disent infaillible, se vantent d’atteindre à une exactitude mathématique dans la description d’une espèce particulière de caractère qui se trouve parmi eux. — Je n’ose dire ici le nom de l’instrument : nous l’avons parmi nous, et cela suffit ; mais ne vous en servez jamais pour dessiner.

Ceci est énigmatique.

Et je lui ai donné cette tournure à dessein pour le peuple.

C’est la raison, madame, qui m’engage à vous prier de lire cet endroit avec rapidité. Je ne voudrois pas que vous vous arrêtassiez à faire des recherches dans votre imagination.

Les médecins ?… Mais à quoi leur sert la curieuse avidité qu’il montrent à considérer certaines choses ? il faudroit au moins qu’ils prissent aussi une esquisse des replétions des hommes qui passent par leurs mains… Ce n’est pas assez d’examiner ce qui s’échappe : avis à la faculté. Ses doctes soutiens pourroient peut-être parvenir, avec ces précautions, à tracer des caractères passables.

Mais je trouve un inconvénient à cette méthode. — Les exhalaisons qui, dans un des procédés, s’éleveroient de la palette, pourroient bien rendre la tâche plus pénible, et forcer le savant artiste à détourner ses yeux.

Voilà bien des expédiens : mais il y a beaucoup de personnes qui n’en veulent pas. Ce n’est point parce qu’elles trouvent, pour réussir, des ressources dans la fécondité de leur génie. Leurs maîtres dans l’art de la pentagraphie, leur ont découvert des manières de faire particulières, et il leur est bien plus commode de les suivre, que de se donner la peine d’en chercher d’autres. — Observez cependant que ces copistes serviles sont vos plus grands historiens.

Voyez d’abord celui-ci. Il est occupé à tirer un caractère dans toute son étendue naturelle, mais dans une attitude opposée à la lumière. — Il gêne, il défigure la personne qu’il veut peindre.

Cet autre vous tient dans la chambre obscure, et vous êtes sûr qu’il ne vous représente qu’avec quelques-unes de vos attitudes les plus ridicules. — Il vous contrefait, vous mutile…

Oh ! que ce n’est point ainsi que j’agirai pour vous décrire le caractère de mon oncle M. Tobie Shandy ! Je donnerois, moi, dans ces erreurs ? Non, non. Aussi suis-je bien résolu de n’emprunter le secours d’aucune machine pour le peindre. — Je ne souffrirai point que mon pinceau se laisse diriger par aucun des instrumens à vent qui aient jamais soufflé en deçà ou au-delà des Alpes. — Je ne déroberai rien à son médecin. Mais son cheval de course, son dada, son cher califourchon, ou, pour parler sans figure, ses caprices, c’est là ce qui me servira à le caractériser.