Vie et opinions de Tristram Shandy/1/30

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 136-140).



CHAPITRE XXX.

Trop est trop.


Mon oncle Tobie n’eut pas si-tôt son plan des fortifications de Namur, qu’il se mit à l’étudier avec le plus grand empressement. Il n’y avoit rien de plus intéressant pour lui que sa guérison ; elle dépendoit du calme des passions de son esprit, et il étoit absolument nécessaire qu’il se rendît tellement maître de son sujet, que lorsque l’occasion s’en présenteroit, il en pût parler sans émotion.

Il y donna quinze jours dans l’application la plus constante. Au bout de ce temps, à l’aide de quelques explications qui étoient sur la marge, et de l’architecture militaire de Gobésius, traduite du flamand, il parvint à donner à ses discours une clarté dont on pouvoit être satisfait ; ce n’étoit cependant là que le premier degré. Deux mois de plus n’étoient pas écoulés, que mon oncle Tobie planoit, pour ainsi, sur son sujet. Il auroit pu faire, au besoin, et dans le plus grand ordre, l’attaque de la contr’escarpe avancée. Plus initié dans l’art que le premier motif qu’il avoit eu ne l’exigeoit, il pouvoit à son gré passer la Meuse et la Sambre, insulter les lignes de Vauban, se porter sur l’abbaye de Salsines, revenir sur ses pas, et donner aux curieux qui l’écoutoient, une relation aussi distincte de chaque opération du siége, que de l’action où il eut l’honneur de recevoir sa blessure à la porte Saint-Nicolas.

Mais le désir d’apprendre est comme la soif des richesses, qui devient plus âpre à mesure qu’elle se satisfait. — C’est ce qu’éprouvoit mon oncle Tobie. Plus il étudioit sa carte, et plus il prenoit de goût à l’étude de l’art. C’étoit une source délicieuse où il buvoit à longs traits, sans cependant pouvoir étancher l’ardeur qui le dévoroit. Les fortifications de Namur ne furent bientôt plus suffisantes. La première année qu’il fut obligé de passer dans sa chambre, n’étoit pas encore entièrement révolue, qu’il n’y avoit peut-être pas une seule ville fortifiée en Flandre et en Italie dont il ne se fût procuré le plan. Il en lisoit les descriptions ; il les comparoit et les combinoit avec l’histoire des siéges qu’elles avoient soutenus, avec les ouvrages anciens et modernes qui en faisoient la force. Il y avoit tant d’aptitude, il s’y portoit avec tant de plaisir, qu’il oublioit sa blessure, son, dîner, et jusqu’à lui-même.

Mon oncle Tobie, la seconde année, se procura les ouvrages de Ramilli et de Canateo, traduits de l’italien. Il se donna Stévinus, Marolis, le chevalier de Ville, Lorini, Cohorn, Shecter, le comte de Pagan ; il acheta le maréchal de Vauban, Blondel : il fit enfin une collection si ample d’ouvrages sur l’architecture militaire, que Don-Quichotte n’avoit peut-être pas une suite plus nombreuse de livres de chevalerie, lorsque le curé et le barbier firent l’invasion de sa bibliothèque.

Mais tout cela ne suffisoit pas. Mon oncle Tobie, dans la troisième année, vers le mois d’août 1699, jugea qu’il ne pouvoit se dispenser de prendre quelque teinture de l’artillerie. — Il voulut, comme de raison, puiser ses connoissances dans la source primitive. — Il lut pour cela les œuvres de Tartaglia. Il passe pour être le premier qui ait découvert qu’un boulet de canon, dans sa course progressive, ne décrit pas une ligne droite. Mon oncle Tobie voulut donc le lire, et il prouva à mon oncle Tobie qu’il étoit absolument impossible que le boulet conservât cette direction dans toute sa route.

— La recherche de la vérité est sans fin. —

Mon oncle Tobie ne fut pas si-tôt convaincu de la route que le boulet ne tenoit pas, qu’il se mit dans l’esprit de savoir la route qu’il tenoit. Alors, nouveaux auteurs, nouvelle lecture, nouvelle application. L’ancien Maltus tomba d’abord dans les mains de mon oncle Tobie ; vint ensuite Galilée, puis Toricelli. Là, par certaines règles géométriques et démonstratives, mon oncle Tobie trouva que le boulet décrivoit une ligne parabolique. Il trouva que le paramètre, ou le côté droit de la section conique de cette ligne étoit à la quantité, en raison directe, comme toute la ligne au double de l’angle d’incidence, formé par la culasse sur un plan horizontal, et que le semi-paramètre… Arrêtez ! mon cher oncle Tobie, arrêtez ! n’avancez pas un pas de plus dans ce sentier épineux ! il est hérissé de difficultés ; c’est un labyrinthe d’où l’on ne peut sortir qu’avec mille peines. Dans quels embarras inextricables ne vous jeteroit pas la vaine poursuite de ce fantôme qui vous paroît si charmant, et que vous appelez la science ? Ô mon oncle ! fuyez, fuyez-le comme un serpent dangereux. Est-il donc si nécessaire qu’avec votre blessure dans l’aine, vous passiez des nuits entières ? que vous vous échauffiez le sang ? que vous vous rendiez étique ? Hélas ! vous ne ferez qu’empirer ; vos symptômes deviendront plus effrayans pour ceux qui vous aiment… Vous verrez cesser la transpiration insensible qui vous seroit si salutaire ; vos esprits s’évaporeront, votre force virile s’épuisera, l’humide radical qui donne de la souplesse à vos muscles se desséchera ; vous altérerez votre santé, et vous attirerez vingt ans plutôt sur vous toutes les infirmités de la vieillesse. Ô mon oncle ! mon cher oncle… mon cher oncle Tobie !…