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Vie et opinions de Tristram Shandy/1/31

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 140-143).



CHAPITRE XXXI.

Le feu prend.


Un homme qui entend seulement un peu l’art d’écrire, doit voir qu’après l’apostrophe animée que je viens de faire à mon oncle Tobie, il ne m’étoit plus possible de continuer ma narration. Ce que j’aurois dit eût paru froid, insipide. — Aussi ai-je mis fin, sur-le-champ, à mon chapitre. Je n’étois pourtant qu’au milieu de mon histoire ! Mais on n’y perdra rien.

Les écrivains de ma trempe ont un privilége qui leur est commun avec les peintres. Lorsqu’une copie trop exacte d’un portrait pourrait rendre le tableau moins frappant, ils choisissent le moindre mal ; ils trouvent qu’ils sont plus excusables de manquer à la vérité qu’à sa beauté. — Cela souffre peut-être quelque restriction ; mais qu’importe ? Je n’ai fait cette comparaison que pour laisser un peu réfroidir mon apostrophe, et je m’embarrasse fort peu du jugement que le public portera de la comparaison.

Mon oncle Tobie, à la fin de la troisième année, voyant que le paramètre et le semi-paramètre de la section conique irritoit trop sa blessure, quitta, avec un peu d’humeur, l’étude de l’artillerie. — Mais ne croyez pas que ce fût pour abandonner au repos et à l’oisiveté. Il se livra tout entier à la partie pratique des fortifications, dont l’agrément le captiva avec une force redoublée, comme celle d’un ressort long-temps comprimé. —

Mon oncle Tobie, qui, jusqu’alors avoit eu pour habitude de changer de chemise tous les jours, commença dans ce temps à en changer moins régulièrement. Son barbier venoit très-souvent en vain. À peine donnoit-il le temps à son chirurgien de panser sa blessure. Son esprit étoit si occupé ailleurs, il étoit si étendu sur d’autres objets, qu’il lui demandoit très-rarement comment elle alloit ; mais l’éclair n’est pas plus prompt. Une étincelle qui tombe sur un baril de poudre ne fait pas une plus subite explosion. Tout-à-coup voilà mon oncle Tobie qui commence à soupirer après sa guérison, qui se plaint à mon père, qui querelle le chirurgien. — Il l’entend monter un matin ;… aussitôt il ferme ses livres, cache ses instrumens, et lui reproche avec aigreur la lenteur de son rétablissement. Combien y a-t-il que j’en devrais être quitte ! combien de douleurs ! quelle contrainte d’être obligé de garder ma chambre pendant quatre années entières ! Ah ! sans l’amitié du meilleur des frères, ajouta-t-il, sans le courage qu’il m’inspire, il y a longtemps que j’aurois succombé à mes malheurs.

Mon père étoit présent, et mon oncle mettoit tant d’énergie à ses plaintes, que mon père en versa des larmes. — C’est ce qu’on n’attendoit pas. Mon oncle Tobie n’étoit pas naturellement éloquent : cela n’en fit que plus d’effet. Le chirurgien en demeura confus. — Ce n’est pas que le malade n’eût bien raison de s’impatienter ; mais cette impatience étoit également inattendue. Il y avoit quatre ans que le chirurgien le soignoit, et jamais il ne lui étoit échappé, pendant ce temps, le moindre mécontentement : — il avoit toujours été la soumission et la patience même.

Nous perdons quelquefois le droit de nous plaindre, en différant de le faire. — Mais alors nous triplons de force… Le chirurgien en fut étourdi, et son étonnement augmenta, lorsqu’il vit que mon oncle ne finissoit pas ses reproches et ses lamentations ; qu’il vouloit être guéri sur-le-champ, et que, s’il ne l’étoit pas, il enverroit chercher le chirurgien du roi pour achever sa besogne.

Le désir de la vie et de la santé est si naturel à l’homme ! l’envie de respirer librement le grand air est une passion qui le quitte si peu ! Mon oncle Tobie en étoit aussi dominé que tous ceux de son espèce. Il n’étoit donc pas surprenant qu’il désirât sa guérison, ni qu’il souhaitât prendre l’air après une si longue captivité. — Mais, je vous l’ai déjà dit, rien ne se faisoit, rien ne s’opéroit dans ma famille comme dans les autres. Le temps où les désirs de mon oncle se manifestèrent, la manière dont il les fit éclater, avoit sûrement quelque raison particulière. Eh ! oui, sans doute ; mais cela se développera dans le chapitre suivant. J’avoue qu’il sera temps alors de revenir écouter, au coin du feu, la fin de la phrase de mon oncle Tobie. —