Vie et opinions de Tristram Shandy/1/4

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 7-11).


CHAPITRE IV.

Que de maris sont moins sûrs !


Il y a une foule de lecteurs dans le monde, et de gens qui ne lisent point du tout, qui veulent savoir d’abord tout ce qui vous regarde, et si on ne les satisfait pas, leur inquiétude perce de toutes parts. N’en ayez point, chers amis. Je suis d’un naturel complaisant, et je ne voudrois pas, pour toutes choses au monde, frustrer qui que ce fût dans son attente. C’est même à cette disposition que vous devez déjà les particularités que je vous ai révélées. Je ne vous priverai point du reste. — Mais, avec la volonté la plus décidée de vous plaire, j’ai des précautions à prendre. — Ma vie et mes opinions feront vraisemblablement du bruit dans le monde. — Elles me donneront occasion de parler de toutes sortes de personnes. — Le sexe, les âges, les conditions, tout cela se trouvera sous ma plume.

Mon Livre sera au moins aussi couru que les Progrès du Pélerin. Quel chagrin pour moi, s’il avoit le sort que Montaigne craignoit pour ses Essais, et qu’ils n’eurent pas ? — Je ne serois pas, en vérité, fort content de le voir enseveli dans la poussière des bibliothèques, ou de le trouver sur la table de quelque antichambre. — Je veux éviter ce désagrément. — L’exactitude est un des moyens que j’ai imaginés pour y échapper : j’en aurai. On a déjà pu remarquer combien je suis scrupuleux sur ce point ; je continuerai ; et je suis fort aise d’avoir entamé mon histoire par la relation de mes faits et gestes, comme dit Horace, ab ovo, depuis l’œuf, où j’ai commencé à végéter.

Je sais bien que ce n’est pas là tout-à-fait la manière dont il recommande de s’y prendre. — Il parloit de poëmes épiques, de tragédies, ou de l’un et de l’autre, je ne sais pas lequel ; et ce n’est pas, à beaucoup près, la même chose que ce qui m’occupe. — Et d’ailleurs, s’il le faut absolument, je demande excuse à Horace. Je me passerai même fort bien de lui. Ce que j’ai à écrire ne dépend point de ses règles ; je ne m’y assujettirai pas plus qu’à celles de tout autre écrivain que ce soit.

C’est ce qui me fait donner ici un avis. Ceux qui ne se soucient pas d’approfondir les choses, peuvent passer, sans lire, ce qui reste de ce chapitre. — Je ne l’écris que pour les curieux qui aiment et qui cherchent des choses abstraites.

— Fermez la porte. — Fort bien ! — La précaution étoit nécessaire pour écarter les yeux profanes d’un pareil mystère. — Bon jour, bonne œuvre. — Ce fut le dimanche… un peu tard… vers minuit, peut-être… oui, on touchoit presque au lundi… et ce dimanche étoit le premier du mois de mars 1718. — Mon père… je ne sais pas précisément la minute, et c’est peut-être ce qui causa l’inquiétude de ma mère… mon père m’ajouta au nombre des êtres humains qui devoient voir le jour neuf mois après. — Mais comment savez-vous cela ? — Comment ? oh ! je le sais très-bien. Ce n’est cependant pas, je l’avouerai, parce que je me trouvai là inopinément. Je ne dois cette certitude qu’à une autre anecdote qui n’est connue que dans notre famille. La voici : Il faut savoir que mon père avoit fait, pendant plusieurs années, le commerce de Turquie. Il l’avoit quitté depuis quelque temps, et s’étoit retiré sur ses terres, dans le comté de… pour y vivre et mourir plus paisiblement. — C’étoit peut-être l’homme du monde le plus exact. Il ne faisoit rien qu’avec poids et mesure. Ses affaires, et même ses amusemens, étoient assujettis à des règles qu’il s’étoit prescrites, et dont il ne s’écartoit jamais. — Je peux citer un exemple du scrupule attentif qu’il observoit dans toutes ses actions. — Il y avoit à la maison une grosse pendule qui étoit placée sur le haut d’un escalier dérobé, et il ne manquoit jamais de la monter lui-même le premier dimanche de chaque mois. Il avoit, au temps dont je parle, un peu plus de cinquante ans, et cette raison l’avoit forcé peu-à-peu à ne s’occuper aussi de quelques autres petites affaires domestiques, que dans le même temps. C’étoit, à ce qu’il disoit souvent à mon oncle, M. Tobie Shandy, pour ne pas s’embarrasser l’esprit d’une multitude d’époques. Enfin, c’étoit pour n’y plus penser le reste du mois.

Cette exactitude étoit, sans doute, admirable ; mais elle étoit accompagnée d’une espèce de fatalisme qui retomba particulièrement sur moi, et dont je ressentirai peut-être les effets jusqu’au tombeau. — C’est que, par une malheureuse association d’idées qui n’ont aucune liaison dans la nature, ma mère n’entendoit point monter la pendule, qu’il ne lui vînt à l’esprit de penser à quelque autre chose ; et ce qu’elle pensoit lui rappeloit en même-temps, et la pendule, et ce qu’il y avoit à y faire. — Le subtil Lock, qui comprenoit la nature de toutes ces choses occultes, infiniment mieux que le reste du genre humain, assure que cette étrange combinaison d’idées a produit beaucoup plus de mauvais effets que toutes les sources réunies des autres préjugés. — Je veux bien le croire.

— Que tout cela soit dit en passant.

— Mon père écrivoit tout. J’ai sous les yeux un petit mémorial qu’on avoit trouvé dans son porte-feuille, et je ne fais, pour ainsi dire, que transcrire ici ce que j’y lis. Le jour de Notre-Dame, qui étoit le vingt-cinq du mois dont je date les premiers instans de mon existence, mon père se mit en route pour conduire mon frère aîné, Robert, à l’école de Westminster. — Il ne revint, selon la même autorité, rejoindre sa femme que dans la seconde semaine du mois de mai suivant ; et ceux qui savent le moment de ma naissance, voient bien en calculant. — Le chapitre suivant éclaircira tous les doutes…

— Mais, monsieur, que fit monsieur votre père pendant les mois de décembre, de janvier et de février ? — Madame, il étoit malheureusement affligé d’une attaque de goutte sciatique.