Vie et opinions de Tristram Shandy/1/41

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 182-186).



CHAPITRE XLI.

Autre Anicroche.


Mon oncle Tobie et mon père, à la clôture de la scène, étoient tous deux debout, se raccommodant ensemble comme Brutus et Cassius.

Mon père, en prononçant les trois derniers mots, s’assit. Mon oncle Tobie suivit exactement son exemple, si ce n’est pourtant qu’avant de se remettre sur sa chaise, il tira le cordon pour faire venir Trim qui étoit dans l’antichambre. — La maison de mon oncle Tobie étoit vis-à-vis celle de mon père : il dit à Trim d’aller lui chercher Stévinus.

D’autres n’auroient peut-être jamais parlé de Stévinus ; mais le cœur de mon oncle Tobie n’avoit point de fiel. Il continua de discourir sur le même sujet, pour faire voir à mon père qu’il n’avoit aucun ressentiment.

Votre apparition subite, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, en reprenant le discours, m’a sur-le-champ fait souvenir de Stévinus ; et l’on pense bien que mon père ne s’avisa plus de vouloir gager que Stévinus étoit un ingénieur. —

Et je m’en suis souvenu, continua mon oncle Tobie, parce que c’est lui, Stévinus, ce fameux ingénieur, qui a inventé ce chariot à voiles qu’avoit le prince Maurice de Nassau, et qui alloit si vite, que cinq ou six personnes, en quelques minutes, pouvoient se trouver à trente milles d’Allemagne du lieu où elles étoient parties.

Parbleu ! dit le docteur Slop, votre domestique est boiteux. Vous auriez bien pu lui épargner la peine d’aller chercher la description de cette voiture dans Stévinus. — Je la connois. À mon retour de Leyde, en passant par la Haye, je fis deux grands milles à pied, exprès pour l’aller voir à Scheuling.

Deux milles ! voilà grand’chose, répliqua mon oncle Tobie, en comparaison de ce que fit le savant Peyreskius pour satisfaire sa curiosité ! — Il alla, lui, exprès et à pied, de Paris à Scheuling pour voir cette merveille, et y compris son retour, il fit près de cinq cent milles.

Il y a des gens qui ne peuvent souffrir qu’on renchérisse sur eux.

Votre Peyreskius étoit bien fou, dit le docteur Slop. — Mais remarquez, je vous prie, que le docteur Slop ne disoit point cela par mépris pour Peyreskius ; il ne le disoit que parce que ce long voyage qu’il avoit entrepris à pied, par amour des sciences, réduisoit à rien l’exploit du docteur Slop.

Oui, c’étoit un grand fou, reprit-il encore une fois. — Mais pourquoi cela, dit mon père, en prenant le parti de mon oncle Tobie, d’abord parce qu’il étoit encore fâché de l’insulte qu’il lui avoit faite, et ensuite parce que la chose commençoit à l’intéresser ? — Pourquoi cela ? dit-il : pourquoi Peyreskius ou tout autre seroit-il blâmable de chercher à acquérir de la science ? Je ne connois point le chariot à voiles de Stévinus. J’ignore sur quels principes il a construit cette machine ; mais il a fallu que ce fût sur des principes bien solides, pour qu’elle pût produire l’effet prodigieux dont parle mon frère. — La tête de Stévinus elle-même devoit être une machine bien organisée.

Il est certain, répliqua mon oncle Tobie avec un air de satisfaction, que Stévinus étoit un grand homme, et que sa machine faisoit l’effet que je viens d’en dire. Peyreskius, qui n’est pas suspect, en dit même bien plus, lorsqu’il parle de son mouvement : Tam citus erat, quàm erat ventus ; ce sont ses termes, et si je n’ai pas oublié mon latin, cela veut dire qu’il étoit aussi léger que le vent… Pour moi. —

Pardon, mon cher frère, dit mon père à mon oncle Tobie, si je vous interromps. — Mais dites-nous, docteur Slop, vous qui l’avez vue, sur quels principes on a fait mouvoir si rapidement cette singulière voiture ? Oh ! sur des principes… des principes… en vérité ce sont de… jolis principes… et je me suis souvent étonné, continua-t-il, en éludant la question, que quelques-uns de nos seigneurs qui habitent des pays plats, tels que le nôtre, et qui ont de jeunes femmes, n’aient pas fait faire quelque voiture semblable. — Elle est expéditive, et dans les cas pressés où se trouvent les jeunes femmes de temps en temps, on seroit sur-le-champ à leur secours, pourvu qu’il y eût du vent. D’ailleurs, il y auroit de l’économie à se servir du vent qui ne coûte rien, qui ne mange rien, au lieu que les chevaux coûtent et mangent beaucoup. —

Eh bien ! dit mon père, c’est précisément parce que le vent ne coûte rien, qu’il seroit dangereux de s’en servir, et que le projet est mauvais. — C’est dans la consommation des productions de notre sol et de nos manufactures que l’on trouve le moyen de faire subsister ceux qui ont faim. — C’est cela qui donne de l’aliment au commerce, qui fait circuler l’argent, qui nous apporte de nouvelles richesses, qui soutient le prix de nos terres. — J’avoue pourtant que si j’étois prince, je récompenserais magnifiquement les inventeurs de machines aussi industrieuses. — Il faut encourager le génie : mais j’en supprimerais absolument l’usage.

Mon père étoit là dans son élément. — Il alloit continuer sa dissertation sur le commerce, ainsi qu’avoit fait mon oncle Tobie sur les fortifications. — Mais à la perte sans doute de beaucoup de connoissances très-importantes qu’il aurait développées, il étoit écrit dans les livres du destin que mon père ne pourrait continuer aucune dissertation ce jour-là. — Car comme il ouvrait la bouche pour dire une autre phrase.....