Vie et opinions de Tristram Shandy/1/45

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 194-197).


CHAPITRE XLV.

Le Sermon.


Épître de saint Paul aux Hébreux, chap. 13, vers. 18.
Car nous sommes persuadés d’avoir une bonne conscience.


» Nous sommes persuadés d’avoir une bonne conscience ?… »

Un moment, Trim, dit mon père en l’interrompant. — Tu ne donnes pas le ton qu’il faut à cette sentence. — Il semble que tu affectes de parler du nez, et de prendre un accent railleur, comme si le prédicateur alloit se plaindre de l’apôtre.

C’est aussi ce qu’il va faire, dit Trim. Point du tout, répliqua mon père en souriant.

Et moi, monsieur, dit le docteur Slop, je crois au contraire que Trim a raison. La manière rude dont il relève les paroles de l’apôtre annonce qu’il va blâmer sa doctrine. — C’est sûrement là un écrivain protestant. Et à quoi, s’il vous plaît, en jugez-vous ? Il n’a encore rien dit ni pour, ni contre aucun des deux dogmes. — Cela est vrai : mais c’est que chez nous les prédicateurs répètent avec plus de respect ce que les apôtres ont dit ; et si cet homme-là étoit dans certains pays, je vous jure qu’à son seul début on le logerait pour sa vie à l’inquisition. L’inquisition ? dit mon oncle Tobie : est-ce un édifice ancien ou moderne ? Il n’est pas question ici d’architecture, répondit le docteur Slop. — L’inquisition !.... Ah ! monsieur, reprit le caporal, c’est la plus horrible chose...... L’ami, s’écria mon père, gardes-en la description pour toi, j’en déteste jusqu’au nom. — Une inquisition modérée telle qu’à Rome et dans toute l’Italie, répliqua le docteur Slop, doit être considérée sous un autre point de vue. Elle peut être très-utile dans bien des cas. — Mais il s’en faut beaucoup que j’approuve la rigueur excessive qu’elle exerce dans d’autres pays. — Que le ciel ait pitié de ceux qui tombent entre ses mains ! dit mon oncle Tobie. Amen, s’écria Trim : Dieu sait que mon pauvre frère est dans leurs griffes depuis quatorze ans. — Ton frère ? Mais tu ne m’as jamais parlé de cela, reprit avec précipitation mon oncle Tobie. Trim, comment cela est-il arrivé ? Ah ! Monsieur, cette histoire vous feroit saigner le cœur. — C’est l’affliction de ma vie. Mais elle est trop longue pour vous la raconter à présent ; je vous la dirai quelque jour que nous travaillerons au boulingrin. — Je puis pourtant vous la dire en abrégé. — C’est à Lisbonne, Monsieur. Mon frère Thomas y étoit passé. Il servoit un négociant. Il devint amoureux de la veuve d’un Juif et l’épousa. Chacun fait ce qu’il peut dans ce monde ; ils se mirent à vendre du boudin et des saucisses. Hélas ! une nuit qu’ils dormoient tranquillement à côté l’un de l’autre, on vint les enlever, et on les traîna dans les prisons de l’inquisition avec deux petits enfans. — Que le bon Dieu ait pitié de lui ! s’écria Trim en soupirant. — Ils y sont encore. C’étoit le meilleur garçon, continua Trim en tirant son mouchoir de sa poche, qui ait jamais existé.

Les larmes gagnèrent si fort Trim, qu’il mouilla dans un instant son mouchoir en les essuyant. — Un silence morne régna quelques minutes dans la salle : le sentiment de la compassion y avoit pénétré.

Allons, Trim, dit mon père, dès qu’il vit que sa douleur étoit moins vive, un peu de courage. Oublie cette triste histoire, et continue de lire. Je suis fâché de t’avoir interrompu.

Le caporal Trim s’essuya le visage, remit son mouchoir dans sa poche, fit une inclination, et recommença sa lecture.