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Vie et opinions de Tristram Shandy/1/48

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 206-211).



CHAPITRE XLVIII.

Un petit coup d’éperon au dada de mon oncle Tobie.


Son fort ! dit mon oncle Tobie. Trim et lui se regardèrent à ce mot. — Ce sont là de bien misérables fortifications, Trim, dit mon oncle Tobie, en remuant la tête. — Je vous en réponds, Monsieur, répliqua Trim, et sans les comparer aux nôtres…

— Mais Trim, dit mon père, si tu jases, Obadiah sera de retour avant que tu aies fini. —

Le sermon est fort court, répondit Trim.

— Tant pis, dit mon oncle, je voudrois qu’il fût plus long ; il me plaît beaucoup : mais puisque mon frère le veut, Trim, continue. Trim reprit sa lecture.

« Un quatrième, continua-t-il, ne cherche pas même cet indigne refuge. — Il abandonne cet enchaînement insidieux de bassesses, de perfidies. — Tous ces complots secrets, toutes ces précautions pénibles que tant d’autres prennent pour parvenir à leur but, sont indignes de lui ; elles ne sont faites que pour de petits esprits, pour des génies légers et superficiels. — Mais, lui ?… l’effronté ! l’impudent ! voyez comme il trompe, ment, se parjure, vole, assassine ! Il ne va que d’atrocités en atrocités. —

» Je ne citerai point d’autres exemples. — Ceux-là suffisent. Ils sont pris dans la vie humaine, et trop notoires pour qu’on exige que j’en donne des preuves. — Si quelqu’un cependant doutoit de leur réalité, si quelqu’un soupçonnoit qu’il est impossible qu’un homme cherche ainsi à se tromper soi-même, j’en serois au désespoir : mais je le renverrois, pour me justifier, à ses propres réflexions ; j’en appellerois à son propre cœur.

» Oui, c’est à lui que j’en appellerois. Je ne lui demanderois qu’une chose ; c’est qu’il considérât tous les côtés par lesquels son cœur déteste les mauvaises actions qu’il peut avoir commises, quoiqu’elles soient, de leur nature, aussi infâmes, aussi laides les unes que les autres, et qu’il n’y ait point de choix. — Mais il trouvera que celles dont il s’est rendu coupable par habitude, par inclination, sont ordinairement parées de toutes les fausses beautés dont un pinceau flatteur peut les orner. Il croira voir les fleurs les plus agréables. — Mais les autres lui paroîtront dans toute leur nudité. — Il les verra difformes, horribles ; elles ne se peindront à ses yeux qu’avec toutes les couleurs de la honte, de l’extravagance, du déshonneur, de l’humiliation et de l’infamie.

» Rappellez-vous ce trait de l’histoire de David, lorsqu’il surprit Saül endormi dans une caverne, et qu’il lui coupa un pan de sa robe ; combien de reproches sensibles son cœur ne se fit-il pas d’avoir commis cette action ? Mais voyez-le ensuite dans l’aventure d’Urie. Voyez comme il sacrifie, sans pitié, un brave et fidelle serviteur à sa passion déréglée. Sa conscience au moins va le poignarder. — Non. Son cœur calme ne se fait aucun reproche. Une année entière se passe sans que son crime trouble sa sécurité. Il faut que le prophète Nathan vienne lui en peindre toutes les horreurs. — Jusqu’à ce moment il n’en avoit pas fait voir le moindre repentir.

» Telle est donc la conscience. Ce moniteur, autrefois si fidelle, si surveillant, et que l’Être suprême a placé en nous comme un juge aussi terrible qu’équitable ; hélas ! il ne prend si souvent qu’une connoissance imparfaite de ce qui s’y passe, il essuie tant de contradictions et d’obstacles, il s’acquite des devoirs qui lui sont prescrits, avec tant de négligence, et quelquefois avec tant d’infidélité, qu’il n’est pas possible de se fier à lui seul. — Il faut de nécessité, et de nécessité absolue, lui associer un autre principe qui puisse le secourir dans ses décisions.

» Et voici ce qui est de la dernière importance pour vous. — Le malheur le plus terrible qui puisse vous arriver, est de vous égarer, de vous jeter dans l’erreur à cet égard… Philosophes impies ! frémissez… songez qu’il n’est qu’un seul moyen de se former un jugement sûr du mérite réel qu’on peut avoir en qualité d’honnête homme, de citoyen utile, de sujet fidelle à son roi, et de serviteur zélé de la Divinité. — C’est d’appeler la religion et la morale au secours de la conscience ; c’est de voir ce qui est écrit dans la loi de Dieu ; c’est de consulter la raison et les obligations invariables de la vérité et de la justice.

» La conscience se guide-t-elle sur ces rapports ?… Si votre cœur alors ne vous condamne point, vous serez dans le cas que l’apôtre suppose. — Vous aurez raison de croire que la règle est infaillible… » (Le sommeil qui avoit déjà jeté du sable dans les yeux du docteur Slop, le gagna ici tout-à-fait, et il s’endormit profondément). « Oui, vous aurez alors confiance en Dieu ; vous croirez que le jugement que vous venez de porter sur vous-même, est celui de Dieu, et que ce n’est qu’une anticipation de cette juste sentence que l’Être suprême, à qui vous devez compte de toutes vos actions, portera lui-même un jour sur votre conduite.

» C’est alors qu’on peut s’écrier avec l’auteur du livre de l’Ecclésiaste : Heureux l’homme à qui sa conscience ne reproche point une multitude de péchés !… Heureux l’homme dont le cœur ne le condamne point ! Pauvre ou riche, il sera toujours gai, son visage riant annoncera la joie de son ame, et son esprit lui dira plus de choses que sept sentinelles qui seraient au haut d’une tour..... »

(Une tour, dit mon oncle Tobie, est bien peu de chose, si elle n’est pas flanquée).

« Il résoudra ses doutes, le conduira dans les sentiers obscurs infiniment mieux que les plus habiles casuistes. — Les cas, les restrictions des jurisconsultes lui paroîtront des choses simples et unies. Les lois humaines, en effet, ne sont pas des lois originaires et primitives ; elles n’ont été introduites que par la nécessité, et pour nous défendre des entreprises nuisibles de ces consciences perverses, qui ne se font pas de loi par elles-mêmes. — Elles ne prescrivent de règles, que dans les cas où les principes et les remords de la conscience ne sont pas assez forts pour nous rendre équitables… Elles apprennent aux scélérats qu’ils doivent être justes par la terreur des supplices. »