Vie et opinions de Tristram Shandy/1/47

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 200-206).



CHAPITRE XLVII.

Trim reprend sa lecture.


Imprimé ? dit mon père, non ! Mais Trim, ajouta-t-il, continue, et Trim continua.

« Le cas, reprit-il gravement, peut paroître tel. La connoissance du bien et du mal est vivement imprimée sur l’esprit de l’homme. Si sa conscience ; comme le dit l’écriture, ne s’endurcissoit pas peu-à-peu par une longue habitude du péché, comme certaines parties du corps s’endurcissent par l’exercice d’un travail assidu ; si elle ne perdoit pas, par-là, ce sentiment vif, cette perception fine et délicate qu’elle tient et de Dieu et de la nature… si cela n’arrivoit jamais,… ou s’il étoit certain que l’amour-propre et l’orgueil ne fissent jamais chanceler notre jugement ; si le vil intérêt qui répand si souvent des nuages obscurs et ténébreux sur notre esprit, n’en enveloppoit point les facultés ; si la faveur, l’amour, l’amitié, la prévention ne dictoient pas nos décisions ; si les présens ne nous corrompoient pas ; si l’esprit ne devenoit jamais l’apologiste d’une jouissance injuste ; si l’intérêt gardoit toujours un profond silence lorsqu’on plaide une cause ; si la passion fuyoit des tribunaux, et ne prononçoit pas la sentence, au lieu de la laisser porter à la raison qui seule devroit servir de guide…

» — Si tout cela étoit, je l’avoue, l’état religieux et moral de l’homme seroit ce qu’il estimeroit lui-même ; il apprécieroit ses crimes ou son innocence ; son approbation ou sa censure personnelle seroient ses juges.

» Je conviens que l’homme est coupable quand sa conscience l’accuse… Il est bien rare qu’elle se trompe à cet égard. — On peut prononcer alors avec sûreté qu’il y a des motifs suffisans pour justifier l’accusation dans tous les cas ; excepté, cependant, les cas mélancoliques-hypocondriaques.

» Mais prétendre que la conscience accuse, lorsqu’il y a crime, c’est une fausse proposition.

» Prétendre que l’homme est innocent, si la conscience ne l’accuse pas, c’est une fausse conséquence.

» Qu’un chrétien rende grâce à Dieu de ce que son esprit ne l’accuse pas ; qu’il s’imagine que sa conscience est bonne, parce qu’elle est tranquille : rien n’est si fréquent. Mille personnes se font tous les jours à elles-mêmes cette consolation : mais combien de fois elle est trompeuse ! La règle paroît d’abord infaillible, je l’avoue ; mais elle cesse de l’être, dès qu’on l’examine de près, et qu’on en éprouve la vérité par des faits. Combien on en découvre alors de fausses applications ! combien d’erreurs ! Hélas ! elle perd toute sa force ; une foule d’exemples, qui ne sont que trop communs dans la vie humaine, en détruisent presque le principe.

» Un homme est vicieux, ses mœurs sont entièrement corrompues ; sa conduite est détestable aux yeux de tous ceux qui le connoissent ; toutes le actions de sa vie sont scandaleuses ; il vit ouvertement dans le crime… il abuse, il ruine, il abyme l’infortunée que sa perversité a associée à sa débauche ; il lui a dérobé sa dot la plus précieuse, en la couvrant de honte et d’infamie ; et contre tout sentiment d’humanité, il plonge dans la douleur sa famille vertueuse et désolée… Vous croyez peut-être que la conscience de cet homme l’inquiète bien vivement ; qu’il est dans une continuelle agitation ; qu’il ne peut dormir ni jour, ni nuit ; que son ame est bouleversée, déchirée par des remords ?…

» Hélas ! la conscience n’agissoit sur lui, que comme Baal agissoit sur ses adorateurs. Il a d’autres affaires apparemment que de vous écouter, disoit le saint prophète Élisée. Peut-être cause-t-il avec quelqu’un ; peut-être est-il occupé de quelque négociation. — Il est peut-être en voyage ; peut-être dort-il, et qu’on ne peut l’éveiller.

» Peut-être aussi que cet homme-ci est sorti, accompagné de l’honneur, pour aller se battre en duel… Qui sait s’il n’est point allé payer une dette du jeu, ou quelqu’autre dette que ses débauches lui ont fait contracter ! Voilà des actions honnêtes, et vous voyez bien que pendant tout ce temps, la conscience ne le trouble guère. Elle ne peut, tout au plus, que déclamer, à l’écart, contre ses filouteries, que blâmer les crimes légers dont sa fortune et son rang auraient dû le garantir. C’est un bruit si sourd, qu’il ne l’entend pas ; et cet homme vicieux vit avec autant de gaieté, il dort aussi paisiblement dans son lit, il meurt avec aussi peu, et, peut-être, avec moins d’inquiétude que l’homme le plus vertueux.

» Voyez cet autre ; il est d’une bassesse, d’une avarice sordide… Sans pitié, sans compassion, son cœur serré est fermé à tout sentiment de bienfaisance ; c’est un misérable qui n’a jamais senti d’amitié particulière, qui n’a jamais conçu qu’on pût s’intéresser au bonheur public. Il passe dans une apathie insensible auprès de la veuve et de l’orphelin qui cherchent des secours, et voit, sans pousser un soupir, toutes les misères qui sont attachées à la vie humaine. »

Je détestois l’autre, dit Trim ; mais celui-ci est mon exécration.

« La conscience va sans doute s’élever ; elle va foudroyer ce cœur de fer… Grâces à Dieu, s’écrie-t-il, ma conscience ne me fait aucun reproche ; je paie exactement ce que je dois ; personne ne peut me demander un sou ; — je ne viole point la foi de mes promesses ; je n’en fais aucune que je ne remplisse ; — je ne me livre point au libertinage ; la femme de mon voisin est en sûreté ; elle est à l’abri de mes séductions. — Le ciel me préserve de ces crimes si fréquens parmi les hommes, de l’adultère, de l’inceste. Je ne suis pas comme ce libertin qui est devant moi, et à qui rien ne coûte. —

» Considérez cet autre ; il est fin, subtil, rusé, insinuant… Observez toute sa vie. Ce n’est qu’un tissu délié d’artifices obscurs, d’astuces presque imperceptibles, de faux-fuyans captieux et injustes, pour se jouer indignement de ce que les lois ont de plus sacré. — Il trahit la bonne foi ; nos propriétés sont troublées, et souvent envahies par sa coupable adresse. Vous le voyez occupé à former des projets, qu’il ne fonde que sur l’ignorance des autres, sur les embarras où ils se trouvent, sur leur pauvreté, sur leur indigence : sa fortune s’élève sur l’inexpérience de la jeunesse, ou sur l’humeur franche et ouverte d’un ami qui a confiance en lui, et qui lui auroit donné jusqu’à sa vie. —

» La vieillesse arrive. — Un repentir tardif vient l’exciter à jeter les yeux sur ce compte abominable. — La conscience lui parle : c’est elle qu’il charge de feuilleter les lois et les statuts qu’il a transgressés. — Il observe, et il ne voit aucune loi expresse ou formelle qu’il ait ouvertement violée. Il aperçoit qu’il n’a encouru expressément aucune peine afflictive, ni confiscation de biens. — Aucun fléau n’est prêt à tomber sur sa tête ; il ne voit point de cachots ouverts pour le recevoir. — Qu’a-t-il donc fait qui puisse effrayer sa conscience ?… Rien. La conscience se trouve retranchée derrière la lettre de la loi. Elle est là assise, invulnérable, et si bien fortifiée de tous côtés par des cas, des rapports, des analogies, qu’elle est inattaquable. L’honneur, la probité, la prédication, tonnent..... Cela est inutile ; elle est inébranlable dans son fort. »