Vie et opinions de Tristram Shandy/1/50

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 213-219).



CHAPITRE L.

Le Sermon continue.


Avec la crainte de Dieu devant nous, avec de la droiture et de la probité dans tout ce que nous faisons ensemble, on accomplit à-la-fois les devoirs de la religion et de la morale. C’est qu’ils sont inséparables, et qu’on ne peut les diviser sans les détruire réciproquement. — J’avoue cependant qu’on essaie souvent de les séparer dans la pratique.

» Hélas ! cela n’est que trop vrai. Rien n’est si ordinaire que de voir des hommes qui n’ont aucun sentiment de religion, et l’avouer sans rougir, s’offenser vivement qu’on doute de leur caractère moral, ou qu’on ne soit pas persuadé qu’ils sont scrupuleusement justes dans tout ce qu’ils font.

» Quoiqu’il y ait quelque apparence que la chose est ainsi, quoique je ne soupçonne qu’à regret une vertu aussi aimable que celle de la droiture morale ; cependant, dès que j’approfondis et que j’examine les raisons de cette vertu apparente, j’en trouve bien peu pour envier à un tel homme l’honneur de son motif.

» Qu’il déclame sur ce sujet avec autant d’emphase qu’il voudra ; qu’il s’enflamme de tout le feu de nos philosophes, ce phosphore brillant ne me séduit pas. Il n’a toujours qu’une vertu apparente, sans solidité, ou qui n’a du moins pour fondement que son intérêt, son orgueil, sa vanité, son aisance, ou quelque autre passion passagère, dont la mobilité ne doit certainement pas nous inspirer de la confiance en lui, dans les choses importantes. —

» Je connois le banquier qui fait mes affaires. — Je tombe malade, et j’envoie chercher le médecin ?… » Le médecin ? le médecin ? s’écria le docteur Slop, en se réveillant en sursaut. Point de médecin, s’il vous plaît ; on n’en a pas besoin. Au diable les médecins pour accoucher une femme !…

« Je sais qu’ils n’ont guère de religion, ni l’un ni l’autre. — Il n’y a point de jour que je ne les entende en faire l’objet de leurs railleries, que je ne les en voie traiter tous les dogmes avec la dernière indignité. — On ne peut douter que ce ne soit des monstres d’impiété. — Eh bien ! cependant je confie ma fortune à l’un, et je livre ma vie à l’autre.

» Quelle est donc la raison de cette confiance ? Elle est bien foible, sans doute : elle ne consiste que dans l’idée que l’un ou l’autre ne voudra pas s’en prévaloir pour me faire du tort. Je considère que la probité leur est nécessaire pour assurer leur état et leurs succès dans ce monde ; — en un mot, je me persuade qu’ils ne peuvent pas me nuire, sans se nuire encore plus à eux-mêmes. —

» Mais je suppose que leur intérêt fût de me faire tort ; que l’un, sans altérer sa réputation, pût s’emparer de mon bien ; que l’autre, sans avilir son état, me précipitât dans le tombeau, pour jouir plus promptement de quelque avantage que je lui aurois fait...... Quels motifs ai-je alors de me fier à eux ? la religion ?… c’est le plus fort : mais il n’en ont point ! L’intérêt, qui est le motif le plus fort après la religion ?..... mais il est contre moi !… Qu’ai-je donc à mettre dans le bassin opposé, pour contrebalancer cette tentation ?… Hélas ! rien, rien qui ne soit plus léger que ces globules d’air qui se forment sur l’eau, quand celle du ciel tombe. — Il faut nécessairement que je reste à la merci de l’honneur, ou de quelqu’autre principe qu’enfante le caprice. Quelle sûreté pour des choses aussi précieuses que ma vie et ma propriété !

» On ne peut donc pas compter sur les vertus morales, sans religion. Ce sont des êtres fantastiques qui se dissipent d’un moment à l’autre, ou qui changent si souvent de forme, qu’on ne les reconnoît plus.

» Mais on ne peut pas compter non plus sur la religion, sans vertus morales. J’ai dit qu’elles étoient inséparables, qu’elles s’appuyoient mutuellement. Est-il rare, cependant, de voir un homme, qui n’a presque point de vertus morales, inspirer la plus haute opinion de son caractère religieux ?

» Le scélérat ! il est avare, colère, vindicatif, inexorable, implacable… Il manque de droiture dans toutes ses actions ; mais il parle tout haut contre l’incrédulité du siècle ; il affecte le zèle le plus ardent pour certains points de religion : on le voit deux fois par jour prier avec ferveur au pied des autels ; il fréquente les sacremens ; — il s’amuse avec certaines parties instrumentales de la religion, et se croit un homme religieux, qui s’est acquitté avec exactitude de tous ses devoirs envers Dieu. Il ne lui manque plus qu’un vice : il l’a. Séduit par la force de cette illusion, il méprise avec un orgueil spirituel tous ceux qui n’affectent point la même piété, et qui ont pourtant plus d’honneur et plus de droiture que lui.

» C’est encore là un des maux funestes qu’éclaire le soleil.

» Que de crimes ce zèle mal entendu de religion sans morale a causés dans le monde ! Que de scènes de cruauté, de meurtre, de rapine, d’effusion de sang il a produites !

» Dans combien de pays !...... » Trim balançoit ici sa main droite avec de grands mouvemens, en avant et en arrière, et continua jusqu’à la fin du passage.....

« Dans combien de pays ce zèle furieux n’a-t-il pas porté le feu, le sang et la désolation, sans respecter ni l’âge, ni le mérite, ni le sexe, ni les rangs ? Il semble que ce faux zèle donnât à ceux qui s’en prétendoient inspirés, l’horrible privilége de se livrer à toutes sortes d’injustices, d’infamies et d’atrocités. — La compassion étoit bannie de leurs cœurs. — Plus durs que les rochers, ils étoient sourds aux cris des malheureux qui tomboient sous leurs coups ; ils ne faisoient pas une action que ce ne fût pour avilir ou déshonorer l’humanité. »

Ouf !… dit Trim, qui avoit lu de suite sans respirer : je me suis trouvé dans bien des combats ; mais je n’en ai point vu comme celui-ci. — Je n’aurois pas lâché la détente de mon fusil dans une pareille rencontre, pour le grade même d’officier-général. —

Parbleu ! dit le docteur Slop, voilà, voilà une belle réflexion ! Savez-vous seulement ce que vous venez de lire ?

Je sais, répondit vivement Trim, que je n’ai jamais refusé quartier à ceux qui me l’ont demandé, et que j’aurois plutôt perdu la vie, que de mettre mon fusil en joue sur des femmes ou sur des enfans.

Tiens, Trim, dit mon oncle Tobie, voilà une couronne pour toi, afin que tu boives ce soir avec Obadiah, à qui j’en donnerai une autre. — Monsieur, je vous rends grâce, dit Trim : mais j’aimerois mieux que ces pauvres femmes les eussent. — Tu es un brave et bon garçon, Trim, reprit mon oncle. — Et mon père remua la tête en signe d’approbation, comme s’il eût voulu dire, cela est vrai.

— Mais, Trim, dit-il, continue ta lecture ; il me semble que tu as bientôt achevé.