Vie et opinions de Tristram Shandy/2/11

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 25-27).



CHAPITRE XI.

Le Docteur Slop n’y est plus.


« Je voudrois, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, avec un peu plus de chaleur et de vivacité qu’il n’en mettoit ordinairement dans ses souhaits, je voudrois que vous eussiez vu quelles armées prodigieuses nous avions en Flandre… »

Mon oncle Tobie étoit bien éloigné de faire de la peine au docteur Slop ; mais ce souhait fit sur lui la plus terrible impression… Oui, monsieur, le docteur en fut déconcerté. Cela seul jeta ses idées dans le désordre ; elles se dispersèrent de tous côtés. Il ne put jamais les rallier.

En toutes disputes, soit qu’elles soient sur l’honneur, sur l’intérêt, sur l’amour, sur l’amitié, ou sur la haine ; soit aussi qu’elles s’élèvent entre hommes ou femmes, il n’importe, je n’en fais aucune différence ; rien n’est si dangereux, madame, que de faire partir ainsi de côté un souhait inattendu sur quelqu’un des athlétes. — Il n’en faut pas davantage pour l’abasourdir. — Remarquez pourtant que je ne parle pas ici de toutes les espèces d’hommes, et de toutes les espèces de femmes. — Il y en a dont l’humeur tenace, en pareil cas, ne cède qu’à des argumens immersifs ; ce sont des dogues qui se chamaillent ; il leur faut, tout au moins, l’épreuve de l’eau. Mais on n’avoit pas besoin, dans ces sortes de circonstances, de faire intervenir les élémens vis-à-vis de mon père, du docteur Slop, de mon oncle Tobie. Mon oncle Tobie, le docteur Slop et mon père étoient d’un autre acabit. Leurs perceptions plus fines, leurs sens plus délicats… enfin, vous voyez clairement qu’il faut des choses moins fortes pour étourdir certaines gens. — Un simple souhait suffit en pareille occasion, et je ne connois qu’un moyen d’en détourner l’influence. C’est de se lever aussitôt, et de souhaiter au souhaiteur quelque chose en retour, qui soit à-peu-près de la même valeur, et qui fasse équilibre. — On reste alors à l’unisson. C’est même le moins qui en puisse arriver ; on peut quelquefois gagner l’avantage de l’attaque. —

J’éclaircirai tout cela dans mon chapitre des souhaits. —

Mais le docteur Slop n’entendoit rien à la nature de sa défense. Éperdu, confondu, stupéfait, Harpocrate en personne lui eût mis le doigt sur la bouche, qu’il n’auroit pas gardé un plus profond silence. — Il y avoit déjà quatre minutes et demie qu’il n’avoit parlé. La cinquième eût été fatale… mon père vit le danger. Jamais conversation n’avoit été plus intéressante. — Il ne s’agissoit rien moins que de savoir si l’enfant de ses prières et de ses efforts naîtroit avec une tête ou sans tête. — Il attendoit que le docteur Slop, en faveur de qui étoit le souhait de mon oncle Tobie, profitât du dernier moment qui lui restoit, pour user de son droit de représailles, et de le payer par un autre. Mais quand il vit sa confusion, et qu’il s’aperçut qu’il continuoit de regarder avec cette perplexité vague qui annonce l’embarras, l’étonnement et la surprise de l’ame, et que ses yeux se fixoient tantôt sur mon oncle Tobie, tantôt sur lui-même ; qu’ils s’élevoient, s’abaissoient, qu’ils erroient le long de la corniche de la boiserie, et parcouroient de l’est à l’ouest, et du nord au midi, tous les points opposés du compas… enfin, quand mon père vit qu’il commençoit à compter les vieux clous dorés ou dédorés qui étoient sur les bras de son fauteuil, mon père jugea qu’il n’y avoit pas un moment à perdre, et il reprit lui-même le discours.