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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/17

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 37-38).



CHAPITRE XVII.

Mon oncle Tobie argumente à sa mode.


Quelles armées prodigieuses vous aviez en Flandre ?.....

« Frère Tobie ! s’écria mon père, je te crois un des plus honnêtes hommes, un des cœurs les plus droits, une des ames les plus sensibles qui jamais ait existé… Je sais que ce n’est pas ta faute si tous les enfans qu’on a faits sont venus dans ce monde la tête la première… Tu n’es pas cause qu’on enverra peut-être arriver aujourd’hui un millier en Angleterre de cette façon, et qu’il n’en vienne ainsi une multitude d’autres par la suite. — Mais, crois-moi, mon cher Tobie, c’en est bien assez pour ces malheureuses créatures, que d’être la victime des écarts, des inattentions, des inadvertances de leurs pères au moment qu’ils songent à les faire… C’est bien assez des peines, des chagrins, des embarras, des difficultés qu’elles essuient dans ce monde après qu’elles y sont entrées, sans qu’il soit besoin de les exposer dans leur passage à des accidens et à des malheurs d’une autre espèce. — »

Mais, dit mon oncle Tobie, en mettant sa main sur le genou de mon père, et en le regardant fixement avec le désir d’avoir une réponse, ces dangers sont-ils plus grands aujourd’hui qu’ils n’étoient autrefois ? « Frère Tobie, dit mon père, si un enfant naissoit vivant, s’il étoit bien constitué, s’il se portoit bien, si la mère n’essuyoit point d’accidens fâcheux, nos grands-pères, qui étoient des gens simples, n’en demandoient pas davantage. Mais… » Mon oncle Tobie retira aussitôt sa main de dessus le genou de mon père, se pencha doucement sur le dos de sa chaise, leva les yeux justement à la hauteur de la corniche de la chambre… Alors il dirigea ses muscles buccinatoires le long de ses joues, ses muscles orbiculaires autour de ses lèvres… Ces instrumens firent leur devoir, et mon oncle Tobie siffla son lilaburello.