Vie et opinions de Tristram Shandy/2/18

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 39-41).



CHAPITRE XVIII.

La précaution.


Mais quel autre bruit prend le dessus ?… Ah ! c’est le docteur Slop… Ciel ! comme il frappe des pieds ! comme il jure… Qu’a-t-il donc ? À qui en veut-il ?… La chose est éclaircie. C’est contre Obadiah qu’il s’exerce. Ah ! Monsieur, j’aurois souhaité que vous l’eussiez entendu. Il vous auroit peut-être guéri pour jamais du vil défaut de jurer et de salir votre langage de toutes ces expressions ignobles et choquantes qui vous sont si familières. —

Si le récit pouvoit produire sur vous le même effet !… Voyons.

La gouvernante du docteur Slop remit à Obadiah, sans hésiter, les instrumens de son maître, et le sac verd qui en renfermoit le précieux dépôt. — Mais comment les porteroit-il ? Cela lui donna quelque inquiétude. Obadiah en prit aussi. Après y avoir bien réfléchi, ils décidèrent qu’il les porteroit en bandoulière. Sur le champ il alongea les cordons du sac, en défaisant le nœud qui étoit trop près… Il le fit plus loin, et elle lui aida à passer sa tête et son bras. Cette invention étoit fort bonne ; mais elle avoit un inconvénient. Elle laissoit l’entrée du sac ouverte, et il y avoit à craindre, on pouvoit même parier que les instrumens sortiroient du sac, lorsque Obadiah, qui se proposoit de ne faire qu’une course, se mettroit à galoper. Il fallut donc encore se consulter. — Le préservatif ne tarda pas à leur venir à l’esprit. Ce fut de rapprocher les bords du sac en forme de bourse, et de les retenir dans cet état avec les cordons. Un seul nœud n’eût peut-être pas résisté longtemps. Obadiah en fit une demi-douzaine qui ne lui coûtèrent de plus que la peine de les faire. Il n’étoit pas chiche de cette monnoie, et il y employa toute sa force.

Voilà donc les choses en règle. Elles répondoient surtout aux intentions de la ménagère du docteur Slop : mais ces précautions, quelque bien imaginées qu’elles fussent, n’étoient pas encore suffisantes pour remédier à des accidens qu’ils n’avoient prévus ni l’un ni l’autre. Obadiah partit. C’est alors qu’il s’aperçut que leur sagacité ne les avoit pas fait songer à tout. Les instrumens ne pouvoient pas sortir ; cela étoit sûr. Mais libres dans le fond du sac, qui étoit devenu conique, ils ballotoient les uns contre les autres au plus léger trot du cheval, et c’étoit un tintement !… un cliquetis !… Le forceps, le tire-tête, le levier, la seringue, faisoient un bruit si effrayant, que le dieu de l’hymen lui-même se seroit enfui de peur, si, par hasard il eût rodé sur cette route. Obadiah accéléra bientôt sa marche, et du trot il passa au grand galop… Il avoit une femme et trois enfans. Le bruit étoit incroyable : mais la turpitude de la fornication, et les autres mauvaises conséquences politiques qu’il en pouvoit tirer ne lui vinrent pas seulement une fois à l’idée. — Cela fit cependant un effet prodigieux sur son esprit. Le poids lui parut énorme, et il ne lui fut bientôt plus possible de le supporter. Le tintamare étoit si violent, que le pauvre diable ne pouvoit pas s’entendre siffler lui-même.