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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/26

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 68-74).



CHAPITRE XXVI.

Ma manière de voir.


Oh ! dites-moi, mes chers compatriotes, grands ou petits, jeunes ou vieux, dites-moi, s’il nous sied bien maintenant de nous donner des airs de triomphe ?… Je sais que le plus beau privilège d’un peuple libre est de faire tout ce qu’il veut. C’est pourquoi sans doute il n’y a point de peuple sur la terre qui jure plus cordialement et plus lestement que nous. Les filles, les femmes, les veuves, et ces espèces d’êtres qui ne sont ni filles, ni femmes, ni veuves, et font une classe à part, moins nombreuse en apparence qu’elle ne l’est réellement, tout s’en mêle. Mais, en conscience, pouvons-nous bien nous en glorifier ? Est-ce là un fonds qui nous soit propre ? Vous voyez le contraire. Nous ne sommes que des imitateurs. Il ne faut pas toujours s’imaginer qu’on a eu l’esprit d’inventer une chose, parce qu’on a l’esprit de la faire. —

C’est ce que je veux entreprendre de prouver en ce moment à tout l’univers, excepté les connoisseurs. — Ces messieurs sont si entourés des colifichets et des brinborions de la critique, ils ont la tête si remplie de principes, de règles, de compas, ils l’ont si bien meublée de termes techniques, ils sont surtout si jaloux de faire à tous propos des applications bonnes ou mauvaises de ce qu’ils savent, qu’en vérité il vaudroit mieux tout d’un coup se résoudre à sacrifier un ouvrage de génie, que de souffrir qu’il soit déchiré et mutilé de cette manière. — Je sais cela. Milord C. le sait aussi à merveille. — Comment Garrick, disoit-il l’autre jour à un de ces messieurs, a-t-il débité son monologue hier ?… Ah ! milord, contre toutes les règles. Il a bravé tous les principes de la grammaire. Croiriez vous-bien ?… enfin, voici ce qu’il a fait… Il n’y a personne qui ne sache que le substantif et l’adjectif doivent s’accorder en nombre, en genre, en cas… J’ai appris cela, moi, le premier jour qu’on m’a fait lire mon rudiment. C’est un principe sûr, et malheur à ceux qui s’en écartent ! Malheur surtout à ceux dont les oreilles se trouvent là, et qui sont frappées des bévues que font les gens qui parlent… Mais Garrick, qui ne se doutoit pas apparemment que les miennes y fussent, Garrick, ce fameux parangon, ce célèbre prototype de toute la gent théâtrale… eh bien ! Garrick a violé sans pudeur la loi fondamentale que lui prescrivoit la grammaire… D’honneur ! j’ai cru qu’il y avoit un point qui séparoit ce qu’il disoit… Mais ce n’est pas tout….


Une chûte toujours entraîne une autre chûte.


Je ne sais où j’ai vu cela. J’ai tant lu ! Mais peu importe où cet axiome se trouve. Il y a une chose plus intéressante à savoir ; c’est que ma montre s’arrête à commandement… Voilà où j’ai encore surpris mon virtuose. Le nominatif gouverne le verbe. Ainsi le verbe doit aller sans interruption à la suite du nominatif… Cela est clair : mais, ô monstruosité ! ô barbarisme intolérable ! Il a tout renversé. Douze fois… oh ! oui, douze fois, et c’est pour le moins, il a mis à mes yeux un intervalle de trois secondes et demie entre le nominatif et le verbe… Je l’ai pris sur le fait… J’ai toujours arrêté ma montre à l’instant précis qu’il a repris la parole…

Quel grammairien ! Mais en suspendant ainsi sa voix, a-t-il aussi suspendu le sens ? l’expression de son attitude, de sa contenance, ne remplissoit-elle pas le vide ? ses yeux étoient-ils aussi dans le silence ?… l’observiez-vous avec attention ? le regardiez-vous de près ? Moi ? non. Point du tout. Parbleu ! il jouoit son rôle et moi le mien. J’écoutois et je regardois à ma montre.

Excellent observateur !

À propos, vous me direz sans doute ce que c’est que ce livre nouveau qui fait courir tout le monde. Ce livre ?… en vérité, je ne sais pourquoi il fait tant de bruit. C’est la chose du monde la plus folle, la plus bizarre, la plus inconséquente, la plus absurde… L’auteur à chaque instant est hors de lui et de la raison. Elle n’y reste pas, je vous jure, un moment dans son à-plomb. Il est permis d’écrire ; mais, ma foi, quand on se mêle de bâtir un livre, il faut, selon moi, connoître un peu mieux l’architecture littéraire. Celui-ci n’est qu’un amas d’irrégularités. — Je suis sûr qu’on ne trouveroit pas dans les angles des quatre coins un seul angle droit…

L’allusion est fine. L’admirable critique !

Je porte toujours mon étui de mathématique sur moi. — Je vous avois parlé d’un certain poëme épique… Oui vraiment. Eh bien ?.... oh ! c’est ici le comble. Longueur, largeur, hauteur, profondeur, tout y blesse les dimensions. Je le sais bien. Je les ai mesurées d’après les règles tracées par le Bossu. Que la peste m’étouffe s’il y en a une d’observée !

En vérité, nous sommes dans un siècle où tout va de mal en pire. On ne se tire de Carybde que pour s’engloutir dans Scylla. Ce tableau, par exemple, qui attire tant de monde ! C’est bien la croûte la plus triste !… On dit que le peintre est original, qu’il a une manière à lui. Ah ! oui ; cela est vrai. Il n’a pas la moindre idée de l’art pyramidal de grouper ses figures. On ne voit rien en lui, absolument rien, du coloris du Titien, de l’expression du Rubens, du gracieux de Raphaël, de la pureté du Dominicain, de la précision du Corrége, du génie du Poussin, des airs du Guide, du goût de Carrache, des grands contours de Michel Ange !..... du moelleux de....

Bonté du ciel ! accordez-moi de la patience ! Mes oreilles ont été choquées pendant ma vie de bien des jargons différens. Le jargon des mystiques, le jargon des faux dévots, le jargon des enthousiastes, le jargon des encyclopédistes, le jargon des théologiens, le jargon des métaphysiciens, et le jargon plus barbare encore des avocats, les a souvent tourmentées ; mais de tous les jargons que l’on jargonne dans ce monde jargonnant, et qu’on y a jargonne depuis qu’on y jargonne ; le jargon le plus insipide, le plus assomant, est à mon avis le jargon d’un jargonneur de critique, d’un de ces connoisseurs à toute épreuve, d’un de ces amateurs à tous venans, qui ne sait très-souvent ce qu’il dit.

Grand Apollon ! si tu es dans ton humeur donnante ! ah ! donne-moi, je te prie, une dose de ton esprit divin, pénètre-moi d’un de tes rayons, et charge Mercure, s’il n’a rien à faire, de porter à Monsieur… (il n’importe qui) les règles et les compas, et fais-lui faire mes complimens. —

Ce n’est point à lui, ce n’est point à ses nombreux confrères que je veux faire la preuve que j’ai annoncée. — Il s’agit, comme vous savez, de prouver que toutes les imprécations, que tous les juremens que nous avons faits dans le monde, depuis deux siècles et demi, ne sont rien moins qu’originaux. — Que Dieu le damne, par exemple ! Eh bien ! ce jurement-là passe. Mais ouvrez Ernulphe et comparez… Ne l’y retrouvez-vous pas ? Il n’y a qu’une différence ; c’est qu’on est fort au-dessous du modèle. Nous ne pouvons atteindre à sa manière. Elle a quelque chose d’oriental qui lui donne plus d’emphase, plus d’énergie… avec cela, quelle invention ! quelle variété ! quelle abondance ! Rien ne lui échappe ; et il faudrait être bien souple pour se soustraire en la moindre chose à ses anathèmes. — Il est vrai qu’on pourrait peut-être lui reprocher plus de roideur, plus de dureté, et comme dans Michel Ange, un manque de grâce : mais en revanche, quelle excellence de goût ! nous avons beau faire, nous ne sommes que de foibles copistes.