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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/27

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 74-75).



CHAPITRE XXVII.

Elle est renversée.


Tout cela étoit fort beau. Mais mon père, qui voyoit généralement toutes les choses de ce monde avec d’autres yeux que le reste du genre humain, ne vouloit pas convenir que ce précieux morceau fût un ouvrage original. Il savoit que Justinien, dans le déclin de l’empire, avoit chargé Tribonien de rassembler toutes les lois romaines dans un code, de peur qu’à travers la rouille des temps, et la fatalité de toutes choses, elles ne passassent à la postérité que par une tradition incertaine. — À la fin, tout se déguise, se falsifie, s’altère, se perd. — Cette crainte, selon lui, avoit agité quelque souverain pontife scrupuleux, qui, à l’imitation de Justinien, chargea Ernulphe de faire, sur les anathèmes, les mêmes recherches que l’infatigable Tribonien avoit faites sur les lois des Romains, et d’en faire, comme lui, des espèces de pandectes et d’institutes. Épars çà et là, et peut-être déjà défigurés et estropiés par la corruption du langage, cette collection étoit tout aussi nécessaire que celle qui cause aujourd’hui l’enrouement de tant d’avocats, et l’assoupissement involontaire de tant de juges. —

Fondé sur cette raison, mon père auroit juré lui-même cent fois, que depuis le jurement épouvantable que Guillaume-le-Conquérant faisoit, par la splendeur de Dieu, il n’y en avoit pas un, à descendre jusqu’au jurement le plus vil d’un boueur, qui ne se trouvât dans Ernulphe. — Ils y sont tous, disoit-il, littéralement ; et s’ils n’y sont pas littéralement, ils y sont au moins par analogie, par relation, par conséquence… ce qui revient au même.

Cette idée de mon père culbute la mienne, et je n’ai rien à dire.