Vie et opinions de Tristram Shandy/2/39

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 93-110).



CHAPITRE XXXIX.

Préface de l’Auteur.


Qui, moi ? je parlerois de mon livre ? j’en ferois l’apologie ? non, monsieur, je vous jure. Jamais il ne m’arrivera d’en faire l’éloge. Il deviendra ce qu’il pourra ; je l’abandonne à son sort. Je ne le recommanderai point non plus à qui que ce soit : assez d’autres mendient des prôneurs.

Tout ce que je peux dire à ce sujet, c’est que quand j’ai commencé à écrire, j’ai eu l’intention de faire un livre aussi bon qu’il me seroit possible de le faire. — Dès ce moment, ma plume a couru sur le papier, et j’ai écrit tout ce qui s’est présenté. La seule chose dont je me sois chargé dans cette tâche, a été de faire aller l’esprit et le jugement de concert, autant que mes forces ont pu me le permettre. Ainsi mon livre est un composé de tout l’esprit et de tout le bon sens qu’il a plu au grand distributeur de toutes choses de me départir. Il est assez clair par-là que, lorsque j’écris, j’écris comme il plaît à Dieu.

Argalastes, qui est toujours prêt à tout blâmer, disoit en feuilletant mon livre, qu’il y trouvoit quelques traces d’esprit ; mais pour du jugement, point du tout : Triptolême et Phutatorius, qui se traînent sur ses pas dans la même carrière, applaudissoient à son opinion, et se demandoient comment il étoit possible qu’il y eût du jugement ? va-t-il jamais avec l’esprit dans ce monde ? ce sont deux opérations aussi éloignées l’une de l’autre, que les deux pôles. Ainsi le disoit Lock. Ainsi sont le mensonge et la vérité, l’indifférence et l’amour ; et remarquez, je vous prie, que c’est moi qui dis cela. Est-il nécessaire de toucher aux deux extrémités du monde pour faire des comparaisons ? celles-ci éclaircissent tout aussi bien la matière. Mais il y a des gens qui ne peuvent dire simplement les choses. Ils se perdent en discours, qui se perdent eux-mêmes dans le vaste élément de l’air. — À quoi cela leur sert-il ? demandez-le à Didius. Il vous ouvrira son code de fastandi et illustrandi fallaciis, et vous prouvera qu’un exemple n’est pas un argument… Pour moi, je n’assurerois pas que l’action d’essuyer un miroir bien poli, fût un syllogisme..... Prenons le meilleur parti et lisons. Instruisons-nous. Le plus grand bien que l’on puisse se procurer, est d’éclairer son entendement, avant que d’argumenter et de faire des applications. C’est le moyen de se préserver de ces sortes de maladies qui font dégénérer les principes des choses, qui obscurcissent la matière d’où les choses dérivent, qui dérangent tout mouvement réglé, qui plongent l’harmonie dans le chaos. L’entendement ne se dégage que par-là de toutes ces petites disputes subtiles, de tous ces nuages opaques et importuns qui ne viennent que trop souvent l’offusquer. Combien de fois la conception la plus facile n’a-t-elle pas été arrêtée et troublée par ces obstacles ! combien de fois n’ont-ils pas fermé les canaux de l’esprit ! les idées ne sont plus qu’une vaine fumée, dont les tourbillons ne se dissipent qu’après avoir tout obscurci.

Hé bien ! mes chers anti-Shandyens, mes habiles et trois fois habiles critiques, mes chers confrères, mes chers collaborateurs dans l’art presqu’impossible de parler agréablement à vos yeux et à ceux des autres, je vous déclare net que c’est pour vous que j’écris cette préface. Mais je me retracte, ce n’est pas pour vous seuls, elle peut aussi servir à d’autres. Elle est donc aussi pour vous, subtiles politiques, profonds et discrets docteurs si vantés par votre sagesse, par votre gravité, etc… Mon cher monsieur Gazetin, le politique des politiques, vous êtes le premier. — Didius, mon conseil ; Kysarchius, mon ami ; Phutatorius, mon guide ; Gastriphères, le conservateur de ma vie ; Somnolentius, qui en fais le repos et la tranquillité, vous venez tous à la suite ; et ne croyez pas que j’oublie tous les autres grands personnages de ce monde, dont les noms, à la file les uns des autres, sont cloués à demeure dans les listes académiques..... Non, non, prêtres, abbés, laïques, grands seigneurs, qu’importe le titre ? je ne les nomme pas, je serois peut-être le premier. Mais pour couper tout court, je les mets tous en bloc et pêle-mêle….

Dans ce salmigondis, qui pourroit bien n’être pas trop bon, mes désirs les plus vifs, mes plus ferventes prières en votre faveur, et pour moi aussi, car il ne faut pas tout-à-fait s’oublier pour les autres, sont telles que vous et moi serions fort contens qu’elles fussent exaucées.

Si la chose n’est pas déjà faite, puisse le dispensateur suprême de l’esprit et du jugement, et de tout ce qui les accompagne, la mémoire, le génie, l’imagination, l’éloquence, la vivacité, le feu, l’enthousiasme, la précision, la clarté, déployer ses largesses sur chacun de nous. Puisse-t-il les verser sans mesure dans les réceptacles de notre cerveau, jusqu’à ce que la plus petite cavité, le vaisseau le plus délié en soient remplis, comblés, saturés ! Puisse-t-il tout donner, et l’écume, et la lie, et les sédimens, et les précipités, et tout ! Je ne voudrois pas qu’il y en eût la moindre parcelle perdue. C’est ce que je vous souhaite, et à moi aussi, amen, amen, amen.

Bon Dieu ! que ne ferois-je point alors ? quelle entreprise littéraire seroit au-dessus de mes forces ! que d’ouvrages admirables sortiroient de mes mains ! et combien n’en sortiroient-il pas des vôtres ? que de sensations agréables ! mes esprits en seroient ranimés. Quels charmes ! quelles délices ! le doux chatouillement ! et vous, mes bons amis, avec quel ravissement ne vous asseyeriez-vous pas ou pour lire, ou pour écouter ! que de brouhahas au théâtre et dans les salles d’académie ! on y hausse à présent les épaules ; on seroit dans l’extase. Mais, juste ciel ! que sens-je ? ah ! c’en est trop. Je pâme, je tombe en syncope à la vue de ces grandes idées. Elles vont au-delà du pouvoir et des bornes de la nature même des choses. De grâce ! ne m’abandonnez pas dans ce délire ; tenez-moi. Je sens que les fibres trop tendues de mon cerveau se rompent, il se remplit de vertiges, mes esprits se dissipent, mes yeux se couvrent. Tout s’éteint. Je meurs… je finis… Au secours, au secours, à moi ! grâces au ciel, je reprends mes sens, et peu à-peu je redeviens quelque chose. Cela va toujours mieux, et j’en conçois, pour premier augure, que nous continuerons d’être tous des esprits rares et sublimes. — Ô bonheur !

Mais en est-il de parfait ? j’entrevois mille choses qui viendront l’altérer. Avec tant d’esprit, nous ne pourrons jamais être d’accord un jour entier. On ne verra que satyres, que sarcasmes. La critique sera déchirante. Les railleries, les propos, les épigrammes, les ripostes, les pointes s’aiguiseront et voleront de tous côtés. La jalousie, l’envie, décocheront leurs traits les plus aigus… Chastes étoiles ! les égratignures les plus légères deviendront des blessures envenimées et profondes.

Heureusement que j’ai demandé en même temps, que nous fussions des gens sages, d’un jugement sain, d’un sens rassis. J’ai beaucoup de confiance dans ce correctif. Nous nous détesterons : nous serons polis, honnêtes ; le lait et le miel couleront de nos lèvres. Une écorce d’amitié couvrira les haines, la calomnie s’enveloppera des voiles de la candeur. On aura l’air de passer ses jours dans une seconde terre promise. On se fera un paradis de ce bonheur factice ; et à tout prendre, on croira que les choses seront assez bien ainsi.

Mais ce qui me pique, ce qui me chagrine en ce moment, c’est l’embarras où je me trouve pour réduire à son point précis, ce que je viens d’examiner. Vous le savez, monsieur. Ces émanations célestes, ces influences précieuses d’esprit et de jugement que je vous ai si généreusement souhaitées, et que je ne voudrois pas non plus qui me fussent épargnées, ne sont pas prodiguées dans ce monde. Elles ne circulent qu’en atomes déliés qui semblent se perdre dans l’immensité des espaces ; et il n’y en a qu’un certain quantum qui se condense, de temps en temps, dans quelque coin de l’univers, et qui est destiné à l’usage et à l’utilité de tout le genre humain. La terre en a sa petite portion qui s’y arrête. Là, après avoir éclairé certains peuples, elles se subtilisent, s’évaporent, se filtrent, flottent dans le vague des airs, se condensent de nouveau, et retombent sur quelqu’autre coin du globe qui étoit resté inculte et désert. —

Voyez un peu la nouvelle Zemble, la Laponie septentrionale, et toutes ces froides et horribles contrées qui sont situées sous les cercles arctiques et antarctiques. Examinez-en les habitans. L’emploi habituel d’un homme pendant neuf mois entiers de l’année, est de se tapir dans le compas étroit de la caverne que la nature lui a creusée. Ses esprits comprimés et resserrés sont presque réduits à rien ; ses passions sont aussi froides que la zône elle-même : il ne respire qu’à peine. Par tout là, la plus petite fraction possible de jugement est suffisante. Il y en a assez pour toutes les affaires… Et d’esprit ? l’épargne en est totale et absolue. Ils n’en ont pas besoin d’une seule étincelle, et il n’y en a pas une seule étincelle donnée. Anges et ministres de la grâce, puissances célestes, protégez-nous ! quelle horreur ne seroit-ce pas, si ces nations avoient un royaume à gouverner, une bataille à livrer à des ennemis redoutables, un traité à faire, et seulement quelque chapitre de moines à tenir ? Et si du peuple on descend à chaque individu, quel est celui qui pourroit se flatter du moindre succès avec aussi peu d’esprit et de jugement ? de placer un protégé ? de maquignonner un mariage ? d’écrire un livre, à moins qu’il ne l’écrivît comme on a fait à présent ? mais éloignons nous de ces tristes régions, et revenons vers le midi. Fort bien ! nous voilà en Norwège. Quel pays encore ! comment franchir ces montagnes de glace et de neige qui la séparent de la Suède ? mais ne songeons point aux obstacles. Marchons, grimpons, hissons-nous. Courage ! nous voilà au sommet, et j’apperçois la patrie des Vasa. Parcourons-la. Bon ! nous avons déjà traversé cette petite province triangulaire de l’Angermanie. Oh ! oh ! le lac de Bothnie ? Comme nous avançons ! Côtoyons-en les bords verds : la Carélie ; à merveille ! Poursuivons. Il ne vous en coûtera guère plus de parcourir les pays qui bordent le golfe de Finlande, de voir Pétersbourg. Mais est-ce là que nous bornerions notre course ? non pas, s’il vous plaît. Continuons, enfonçons-nous dans toutes les parties septentrionales de ce vaste empire, et marchons jusqu’à ce que nous ayons atteint le cœur de la Russie et de la Tartarie asiatique. Prenons garde seulement d’aller nous perdre dans les déserts de là Sibérie. Ce n’est pas pour voir une terre aride et inculte que des hommes, qui se piquent d’avoir une ame, doivent voyager.

Nous sommes au bout de notre course. Eh bien ! monsieur, qu’avons-nous vu ? dès que nous avons quitté les cavernes affreuses des pôles, nous avons commencé à nous apperçevoir que les peuples se civilisoient par des nuances presque insensibles. À mesure que nous avons avancé, nous avons trouvé une certaine lueur d’esprit qui se fortifioit de plus en plus, une espèce de jugement local et économique. Ils n’en ont pas plus qu’il ne faut ; mais ils en ont assez. La dose est proportionnée à leurs besoins, à leur situation, à leur climat. S’ils en avoient davantage, peut-être détruiroient-ils l’équilibre qui règne entre eux.

Mais, monsieur, je vous ramène dans cette île qui nous est si chère, dans ce pays qui est plus chaud, plus riant, plus fertile, où la source, ou plutôt les torrens de notre sang et de nos humeurs, coulent avec rapidité, bouillonnent et s’élèvent avec plus de force ; où l’ambition nous tyrannise ; où l’orgueil nous inspire une si haute opinion de nous-mêmes, et tant de mépris pour les autres ; où l’envie nous dévore, où les richesses ont multiplié nos besoins, où nous nous abandonnons, sans rougir, au libertinage, à la débauche, où mille passions basses et honteuses se disputent l’empire de notre raison. Vous le voyez, monsieur, l’élévation de notre esprit, et la profondeur de notre jugement, sont proportionnées aux besoins que nous en avons. Il y en a parmi nous une circulation si active, un flux et reflux si rapides, que je ne crois pas que nous puissions nous plaindre de notre partage.

Avouons pourtant une chose ; car il faut convenir de tout. Notre air qui souffle dix fois par jour le froid et le chaud, le sec et l’humide, influe beaucoup sur ces précieuses facultés. Nous ne les avons pas toujours d’une manière bien uniforme et bien constante. Il se passe quelquefois un demi-siècle sans qu’on les voie dominer parmi nous. Les petits canaux semblent s’en arrêter, jusqu’à ce qu’enfin la grande écluse qui les captive, s’ouvre et les laisse couler à grands flots comme des torrens. On croiroit qu’ils ne doivent jamais tarir. Alors, soit que nous écrivions, ou que nous combattions, nous chassons tout l’univers devant nous. Je ne suis malheureusement pas prophète, et je ne puis prédire le retour de cette gloire.

Voilà mes observations, et c’est par-là, c’est par cette manière prudente de raisonner, par cette analogie, par cet enchaînement, cet engrainage de choses et d’argumens que Suidas appelle induction dialectique, que je soutiens ici que mon opinion est la plus vraie.

Oui, celui dont la sagesse infinie distribue chaque chose avec des poids et des mesures si justes, sait à merveille ce qu’il doit nous départir de ces deux grands luminaires, pour nous éclairer dans cette nuit d’obscurité qui nous environne. Il sait combien il en faut faire tomber de rayons sur nous. C’est pour cela, mes bons amis, (mais quand je voudrois vous le cacher, ne le voyez-vous pas), oui, c’est pour cela que ce désir vif, que ce souhait véhément que j’ai fait en votre faveur, n’étoit pas autre chose que les premières caresses insinuantes d’un écrivain, qui, à force de bienveillance, veut se captiver ses lecteurs revêches ; à-peu-près comme un amant, qui, par ses cajoleries, veut, dans le silence, enjôler sa mijaurée de maîtresse.

Mais hélas ! cette effusion de lumière se répandra-t-elle sur nous aussi promptement que je l’ai désiré ! Je frissonne de crainte, quand je pense combien de milliers de voyageurs s’embarquent sans guide sur la route des sciences.

Les uns, surpris par la nuit, tâtonnent sans avancer.

Les autres, enveloppés de la même obscurité, tombent d’ornière en ornière. En voilà quelques-uns à la vérité qui se relèvent ; mais c’est pour s’engloutir à quatre pas plus loin, dans quelque bourbier, ou se briser la tête contre le tronc de quelque arbre.

Ceux-ci se heurtent les uns contre les autres, se doguent comme des moutons, se renversent et se culbutent pêle-mêle.

Ceux-là vont à la file les uns dés autres, comme une troupe d’oies sauvages.

Ici, c’est un poëte qui remporte prix sur prix, et qui n’en est pas moins hué.

Là, le peintre ne juge que par ses yeux ; le ménétrier ne consulte que ses oreilles. Stupides automates, ils ne sont animés que lorsque leurs passions sont excitées par la vue de quelque tableau, ou le son de quelque instrument. Toute leur existence dépend de ces passions factices : ils n’ont pas une pensée qu’elle ne soit l’effet de leur impulsion. Jamais ils ne se sont laissé conduire par des règles générales et permanentes : on diroit qu’ils sont nés peintres ou joueurs de violon.

Ici, c’est un fils du divin Esculape qui écrit un livre contre la prédestination, et qui fait peut-être un très-mauvais ouvrage.

Et dans cette alcove, c’est encore un frère de la faculté. Il est en pleurs et à genoux. Il demande pardon à une victime qu’il a eu la mal-adresse d’immoler à l’art de la phlébotomie ; il lui offre une pension au lieu d’exiger de l’argent.

Ciel ! quel désordre ! quel bouleversement ! quelle confusion ! quelle méprise !

Mais quel autre tableau ! qu’il est affreux ! On ne jete les yeux qu’avec une douleur mêlée d’effroi sur ce malheureux, qu’une troupe de gens de robe entourent, et qui, sur la délation d’un scélérat, travaillent comme des forçats à lui imputer un crime qu’il n’a pas commis. Ô justice ! tu frémis de voir tes oracles plus occupés à chercher un coupable, qu’à démasquer le fourbe et le calomniateur qui persécutent l’innocence ! on diroit que les lois, qui devroient faire la paix et la sûreté du genre humain, n’ont été imaginées que pour son tourment et sa destruction.

Quelle frêlonnière d’insectes voraces bourdonne dans cette autre salle odieuse ! de qui conjurent-ils la ruine ! dans quelle ruche abondante cet essaim destructeur va-t-il porter la désolation ?… il a pris son vol : rien ne l’arrête. Une guêpe affamée est intrépide ; un procureur n’est pas moins hardi. Il fond sur sa proie, et ne la quitte que quand il l’a dévorée. Puisse le ciel bienfaisant susciter quelque génie assez ferme, assez éclairé, pour mettre un frein à cette rapacité ! ce seroit une des plus grandes faveurs de l’autorité législative.

Mais voici bien une autre réforme à faire ? chut ! et qu’allois-je dire ! le clergé ! oh ! ce n’est pas moi qui m’y jouerai. Non, non. Je n’en ai pas la moindre envie ; et puis, quand ce seroit mon intention, oserois-je parler sur un sujet aussi grave, avec des nerfs aussi débiles, une vue aussi courte, et des esprits qui ont si peu de vigueur ? je le répète, je n’en ferai rien. D’ailleurs la gaieté de mon caractère, mon état, ma manière de vivre, ma façon de penser, mon goût, mon tempérament ne me permettent pas de m’appésantir sur un sujet qui est si capable d’attrister, et qui, de quelque côté qu’on l’examine, ne présente dans tous les âges que des choses mélancoliques. Quoi donc ? il faudrait que je gémisse à chaque mot ? je m’exposerois à cette affection douloureuse ? baissons plutôt la toile, et vive la joie !

Tâchons surtout d’avoir assez d’esprit et de jugement pour bien conduire notre barque dans ce monde, et vive la joie !

Ayons-en assez pour voir bien des sottises sans murmure, pour nous guérir de la curiosité de lire tous les livres qu’on imprime, si ce n’est celui-ci, et vive la joie !

Souhaitons-en singulièrement pour nous préserver des tours de passe-passe des procureurs, et qu’ils meurent, s’il se peut d’inanition ! ainsi soit-il.

J’ai lu, car que n’ai-je pas lu ? j’ai lu les écrits de je ne sais quel philosophe moderne, ce qui suppose du courage, et j’y ai trouvé que l’homme qui avoit le moins d’esprit étoit celui qui passoit pour avoir le plus de jugement. Le croira qui voudra. Ce n’est pas moi. Il a pris un simple rapport pour une vérité absolue, et il y en a cent autres qui passent pour être tout aussi vrais, et qui sont tout aussi faux.

Un autre (et celui-là est un encyclopédiste, dans tout le volumineux de l’in-folio) a dit qu’un homme étoit assez bien quand il avoit du jugement sans esprit, et de l’esprit sans jugement. Je ne voudrois certainement point ressembler à ce nouveau sage. Il me sembleroit pour avoir seulement dit cela, que je n’aurois ni jugement, ni esprit ; je croirois avoir dit la plus lourde de toutes les sottises.

Est-il possible qu’on nous berce de pareilles absurdités ? ma pantoufle a plus de génie, et ma chaise raisonneroit avec plus de justesse. Celle qui me porte en ce moment, est ornée de deux jolies pommettes, faites au tour. Elles sont fichées dans les montants par une cheville qui les y joint avec précision, et qu’on ôte et qu’on remet à volonté. Lorsqu’elles y sont toutes deux, ma chaise a un air d’élégance qui plaît. Ce sont les deux parties les plus élevées de toute la machine. C’est ce qu’il y a de plus frappant. Mais j’ôte une de mes deux boules, il n’importe laquelle, et je regarde. A-t-on jamais rien vu d’aussi ridicule que l’est ma chaise en ce moment ? un philosophe écourté, à qui l’on auroit coupé une oreille pour récompense de ses bonnes instructions, ne le seroit pas plus. Mes deux boules étoient bien mieux ensemble. Nécessaires l’une et l’autre à l’ornement de ma chaise, il y avoit une certaine harmonie entre elles, une certaine correspondance qui faisoit tout leur agrément. C’est ainsi que l’esprit et le jugement sont les plus beaux ornemens de l’homme. Ce sont ceux dont il a le plus grand besoin. Ôtez l’un, et voyez quel est l’autre. J’aimerois presque autant que ma chaise fût privée de ses deux pommettes, que de n’en avoir qu’une seule. Un homme d’esprit sans jugement n’est qu’un sot ; et avec du jugement sans esprit, c’est une espèce d’animal stupide. Le jugement n’est autre chose qu’une heureuse modification de l’esprit. Mais si l’on veut absolument qu’ils soient différens l’un de l’autre, au moins faut-il convenir qu’ils doivent aller de pair pour qu’un homme puisse se flatter d’avoir quelque mérite.

J’en connois cependant beaucoup qui usurpent cette idée d’eux-mêmes, et qui veulent faire croire aux autres qu’elle est juste. C’est la plupart des hommes à larges perruques… Ce sont ceux qui ont la cruelle démangeaison de placer en ligne droite de grands mots obscurs l’un après l’autre. Que de vide sous ces cheveux artificiels ! que de fatras dans ces vains et volumineux écrits ? mais ne disons mot de tous ces gens-là : le royaume des cieux leur est dévolu à double titre.