Vie et opinions de Tristram Shandy/2/40

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 110-112).



CHAPITRE XL.

Je rentrerai bientôt dans la carrière.


Il y avoit plus de dix ans que mon père prenoit chaque jour la résolution de les faire raccommoder. Cependant ils ne l’étoient pas encore. Ce n’est peut-être que dans notre famille que l’on trouvoit de ces singularités : un autre n’auroit peut-être pas supporté ce désagrément pendant une heure : ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que mon père n’étoit jamais plus énergique dans ses plaintes, que quand il entendoit les gonds de la porte crier. — Mais sa rhétorique et sa conduite étoient perpétuellement en contradictions sur ce point. Jamais on n’ouvroit la porte de la salle que sa philosophie et ses principes n’en fussent la victime. Trois gouttes d’huile étendues avec une plume et quelques coups de marteau, eussent sauvé son honneur pour jamais….

Que l’homme est inconséquent ? il languit sans cesse sous des peines qu’il est dans son pouvoir d’écarter. Toute sa vie est en contradiction avec ses connoissances. Sa raison, ce précieux don de la Divinité, au lieu de verser de l’huile sur ses blessures, ne sert qu’à irriter sa sensibilité, qu’à multiplier ses peines, qu’à le rendre plus mélancolique, et qu’à lui faire supporter ses chagrins avec plus de difficulté. Malheureux mortel ! infortunée créature ! pourquoi agis-tu ainsi ? n’y a-t-il donc pas assez dans cette vie de causes nécessaires à ton extrême misère, sans y ajouter volontairement de nouvelles peines ? tu t’irrites, tu te roidis contre des maux que tu ne peux éviter, et tu te soumets à d’autres qu’il seroit facile d’éloigner !…

Mais on trouvera apparemment quelque jour trois ou quatre gouttes d’huile et un marteau dans le château de Shandy, et je ne désespère pas que les gonds de la porte ne soient accommodés sous ce règne.