Vie et opinions de Tristram Shandy/2/4

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 9-14).



CHAPITRE IV.

Il sait enfin où elle est.


C’est ainsi que mon père déploroit la fatalité de son destin. Ce qu’il y avoit de plus fâcheux pour lui dans l’aventure, c’est que son amour-propre en souffroit. L’argument dont il s’étoit servi avoit plus de force, dans son opinion, que tous les argumens du monde mis en bloc. Et ne point réussir dans une pareille circonstance, c’étoit recevoir une humiliation intolérable. —

Son raisonnement étoit appuyé sur la force de deux axiômes, qui lui paroissoient des arcs-boutans à toute épreuve, et que voici.

Selon lui, un homme étoit infiniment plus riche avec une once de son esprit personnel, qu’avec vingt milliers pesant de l’esprit d’autrui. — C’étoit-là le premier axiôme.

Le second étoit que l’esprit de chaque homme provenoit de son ame propre, et non de celle d’autrui. — Cet axiome avoit sa source dans le premier.

Toutes les ames, disoit mon père, sont égales : c’est l’état de la nature. Je sais cependant qu’il y a très-fréquemment une grande différence entre les esprits. Les uns sont légers, frivoles, agréables ; les autres sont lourds, réfléchis, maussades. Ceux-ci sont d’une pénétration vive ; ceux-là ne conçoivent rien. Mais cela ne vient point de ce que la substance pesante des uns soit supérieure à celle des autres..... Non, non, ajoutoit-il ; il faut chercher la cause de cette différence dans l’organisation plus ou moins heureuse de la partie du corps où réside l’ame.

Mon père, entiché de ce système, s’étoit donc appliqué avec beaucoup d’ardeur, à chercher l’endroit où l’ame avoit fixé son séjour. —

Où étoit-ce ? ce qu’il apprit sur ce point, lui fit d’abord reconnoître que ce n’étoit pas dans le lieu où Descartes l’avoit mise. Ce grand philosophe s’imaginoit qu’elle régnoit sur la sommité de la glande supérieure du cerveau ; il disoit même que la nature y avoit placé, exprès pour l’ame, un coussin de la grosseur d’un pois. — C’est-là qu’aboutissent presque tous nos nerfs, et la conjecture de Descartes n’étoit pas mauvaise. Elle avoit frappé mon père, et il seroit peut-être tombé dans cette erreur, sans mon oncle Tobie qui le retint au bord du précipice… Votre oncle Tobie ?… oui, lui même. Ce fut, à la vérité, sans le vouloir, et même sans y songer. Mais il n’y a que les sots qui ne profitent pas des choses qu’ils peuvent entendre. Un homme d’esprit ne perd rien, n’oublie rien, et s’en sert dans l’occasion. C’est ce que fit mon père. Mon oncle Tobie, en lui racontant ses exploits militaires, mêloit souvent l’histoire des autres avec la sienne… En lui parlant de la bataille de Lauden, il lui parla de l’aventure d’un officier Wallon, qui eut le cerveau à moitié emporté par une balle de mousquet… Cette circonstance n’auroit pas détruit le système de Descartes..... Mais il y en avoit une autre qui le ruina entièrement. C’est que le chirurgien françois qui fut chargé de la guérison du malade, lui emporta le reste de cette partie précieuse d’un coup de bistouri. — Il en revint aussitôt en bonne santé, et reprit son service comme s’il avoit encore eu son cerveau complet.

Qu’est-ce que la mort ? disoit mon père. C’est la séparation de l’ame du corps, et pas autre chose. Oh ! s’il est vrai qu’on peut agir et faire ses affaires sans cervelle, ce n’est donc pas là l’endroit où réside l’ame.

La conséquence étoit sans réplique, et mon père ne songea plus à penser comme Descartes.

Borry, fameux médecin milanois, et qui, par parenthèse, étoit peut-être encore plus poltron qu’il n’étoit habile, avoit assuré à Bartholin, dans une de ses lettres, qu’il avoit découvert un fluide léger, subtil, odoriférant, dans les cellules qui sont au derrière de la sommité du cerveau ; et il prétendoit que c’étoit là le siége de l’ame raisonnable… Remarquez, je vous prie, cette épithète. Ce n’est pas sans raison que je l’ajoute. On est si éclairé depuis quelques siècles, qu’on a trouvé que tout homme vivant a deux ames. Le célèbre Métheglingius appelle l’une animus et l’autre anima. Mon père savoit, à une virgule près, tout ce que Borry avoit écrit là-dessus ; mais il n’avoit jamais pu goûter son opinion ; la seule idée le choquoit, le rebutoit. « Comment est-il possible, disoit-il, d’imaginer qu’un être aussi noble, aussi sublime, aussi intellectuel que l’anima ou même l’animus, ait pu choisir pour son domicile d’été et d’hiver une eau trouble ? Supposons même qu’elle soit claire, limpide. Croira-t-on davantage que l’Être tout-puissant l’ait ainsi condamnée à y nager sans cesse ?… » Mon père rejetoit loin de lui cette doctrine. Elle lui paroissoit folle, absurde, bête, imaginaire, etc..... Personne ne savoit mieux entasser que lui les synonymes de mépris, quand l’occasion s’en présentoit.

L’opinion qui lui paroissoit la plus probable, la moins susceptible de critique et d’objections, c’est que l’ame résidoit auprès de la moëlle alongée, medulla oblongata. Les anatomistes hollandois sont généralement d’opinion que tous les petits nerfs de nos organes y prennent naissance. Cela fortifioit mon père dans cette idée.

Mais jusques-là, il n’y avoit rien de singulier dans son opinion. Il n’étoit sur ce point que d’accord avec tous les meilleurs philosophes de tous les siècles et de tous les pays, et ce n’est pas faire un grand effort que d’être du sentiment des autres. Combien de gens croient avoir le leur, et qui n’ont que celui d’autrui !