Vie et opinions de Tristram Shandy/2/42

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 112-116).



CHAPITRE XLII.

Emportement de mon Père.


Trim entra doucement, il n’y auroit point eu d’inconvénient si la porte de la salle se fût ouverte et eût légèrement tourné sur ses gonds comme une porte doit faire. — Dès qu’il s’aperçut que mon père et mon oncle Tobie étoient endormis, son respect étoit tel qu’il voulut se retirer dans le silence, et les laisser dans leur chaise à bras, rêvant aussi agréablement qu’il les avoit trouvé. — Mais la chose étoit, moralement parlant, absolument impraticable. Depuis le temps que les gonds de la porte étoient dans le désordre, un des plus grands désagrémens qu’essuyoit mon père, étoit qu’il ne s’étoit jamais étendu dans sa chaise pour prendre sa méridienne, que la pensée d’être inévitablement éveillé par la première personne qui ouvriroit la porte, étoit toujours la pensée qui dominoit dans son imagination. Elle se glissoit entre lui et le premier présage balsamique de son repos, et lui en déroboit presque toutes les douceurs. —

Quand une porte tourne sur de mauvais gonds, cela peut-il être autrement.

Qui est-là ? s’écria mon père en s’éveillant au premier moment que la porte commença à crier. Qui est-là ? parbleu ! c’en est trop. Je veux absolument que le serrurier voie ces maudits gonds. Mais qui est donc là ?

Monsieur, c’est moi, dit Trim.

Hé bien ! quoi ? qu’est-ce ? que veux-tu ?

Oh ! rien, repliqua Trim. J’apportois seulement ces deux mortiers.

Je ne veux pas qu’on s’en serve ici, reprit précipitamment mon père. Si le docteur Slop a des drogues à piler, il peut les piler dans la cuisine.

Mais, monsieur, dit le caporal, ce sont deux mortiers que j’ai faits pour le siège que nous ferons l’été prochain. J’ai pris pour cela ces deux vieilles bottes fortes qui étoient dans le grenier...... Obadiah m’a dit que monsieur ne les portoit jamais.

Par le ciel ! s’écria mon père en se levant avec précipitation. — De tout ce qui m’appartenoit, c’étoit là la chose la plus précieuse. — Vous le savez, frère Tobie. Elles viennent du grand-père de mon père. C’étaient des bottes héréditaires.

En ce cas, je crains bien, dit mon oncle Tobie, que Trim n’ait annullé la substitution ?

Je n’en ai coupé que le haut, dit Trim.

Je hais les perpétuités autant qu’un autre, s’écria mon père. Mais, morbleu ! ces bottes, continua-t-il en souriant, quoique réellement fâché, étoient dans la famille depuis la guerre civile. Sir Roger Shandy les avoit portées à la bataille de Maiston-Moor. Je ne les aurois pas données pour dix guinées.

Hé bien, frère, dit mon oncle Tobie, qui regardoit les deux mortiers avec un plaisir


infini, je vous les paierai...... Mon oncle Tobie les examina de plus près… Oui, dit-il, en fouillant dans son gousset, je vous les paierai, frère, et sur le champ, et de bon cœur.

Frère Tobie, dit mon père, en baissant la voix, vous ne faites pas assez d’attention à vos dépenses. Vous jetez, vous dissipez votre argent sans y prendre garde, et pourvu qu’il soit question d’un siège….

Mais, dit mon oncle Tobie, n’ai-je donc pas cent vingt guinées de revenu, sans compter ma demi-paie.

Et qu’est-ce que cent vingt guinées, dit mon père, quand il vous en coûte déjà dix pour une paire de vieilles bottes fortes ? comptez-en douze ensuite pour vos pontons, autant pour votre pont-levis à la Hollandoise… Ajoutez-y ce qu’il vous en coûtera pour le petit train d’artillerie dont vous parliez l’autre jour, et pour toutes les autres préparations de votre siège de Messine… Crois-moi, mon cher Tobie, dit mon père en le prenant par la main, ces opérations militaires sont au-dessus de tes moyens. Tu m’entends ?.... elles te jettent sans cesse dans de plus grandes dépenses que tu ne l’avois prévu. Crois-moi. Elles te ruineront à la fin, tu t’appauvriras….

Eh ! qu’importe, reprit mort oncle, si c’est pour le bien de la nation ?

Mon père ne put s’empêcher de sourire en lui-même. Sa colère, quelque vive qu’elle fût, n’étoit jamais qu’une étincelle, et le zèle et la simplicité de Trim, et la généreuse marotte de mon oncle Tobie, le reconcilièrent sur le champ avec eux, et avec sa bonne humeur.