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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/43

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 116-119).


CHAPITRE XLIII.

L’Invocation inutile.


Apparemment que les choses vont bien là-haut, dit mon père ; car on y est bien tranquille.

Ça est vrai, dit mon oncle Tobie.

Mais qui diable est dans la cuisine, Trim ? dit mon père. J’y entends du bruit !

Ça est vrai, dit mon oncle Tobie.

Monsieur, dit Trim, en faisant un humble salut, il n’y a personne que le docteur Slop.

Confusion ! s’écria mon père en se levant une seconde fois. Il est donc dit que pas chose ne se fera comme je le souhaite aujourd’hui ! Parbleu ! frère, cela est chagrinant. Si j’avois foi à l’astrologie ; (et mon père, soit dit en passant, y en avoit un peu) oui, si j’avois foi à cette chimère, je parierois que quelque planète rétrograde, que quelqu’astre malin est suspendu au-dessus de ma malheureuse maison, pour y mettre tout sens-dessus-dessous. Le docteur Slop dans la cuisine ?

C’est auprès de ma sœur qu’il devroit être, dit mon oncle Tobie.

Eh oui ! sans doute, frère. Mais que fait-il là, Trim ?

Oui, dit mon oncle Tobie, un peu vivement, que fait-il ?

Dame ! monsieur, je ne puis pas trop bien vous le dire. Il est entré d’un air empressé, et ce qu’il fait a la figure d’un pont.

D’un pont ? s’écria mon père en rêvant.

D’un pont ? s’écria joyeusement mon oncle Tobie. Cela est bien obligeant de sa part, Trim. Va-t-en lui dire que je suis bien sensible à son intention, et que je le remercie de tout mon cœur.

Ô force de l’habitude ! Le pauvre oncle Tobie croyoit déjà traverser quelque fleuve à pied sec.

Hélas ! il étoit tombé dans la plus étrange méprise. Ses remercimens au docteur Slop étoient en pure perte.

Mais pour bien concevoir comment il étoit la dupe d’une illusion, il faut nécessairement que je fasse parcourir au lecteur la même route que celle où mon oncle Tobie s’étoit précipité dans l’erreur, ou plutôt pour quitter la métaphore et laisser là une façon de parler qui me déplaît souverainement dans une histoire, il faut que je lui fasse part, tout bonnement, d’une aventure qui étoit arrivée à Trim.

J’avoue pourtant, que je ne m’y détermine qu’avec peine. Je sens que cette aventure ne sera pas ici dans sa place, et qu’elle figureroit infiniment mieux parmi les anecdotes des amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman, ou au milieu de ses campagnes sur le Boulingrin. Mais voyez mon embarras. Si je la réserve pour la placer là, elle ne sera pas ici. En la plaçant ici, elle ne sera plus là, et les amours ou campagnes de mon oncle Tobie perdront un ornement précieux. Mais si je ne les en prive pas, comment saura-t-on ce que c’est que ce pont du docteur Slop ? Comment dissiperai-je le prestige qui fascine les yeux de mon oncle Tobie ? quelle possibilité même aurois-je de me faire paraître sur la scène de ce monde ?

Ô vous, puissances ! vous qui inspirez le courage de raconter une histoire ; vous qui montrez avec complaisance à celui qui se charge de l’écrire où il doit commencer, où il doit finir ; qui lui indiquez les traits dont il doit faire usage, et ceux qu’il doit rejeter ; ce qu’il faut cacher dans l’ombre, ou ce qu’il faut mettre dans le plus beau jour ; vous qui présidez sur ce vaste empire des flibustiers littéraires et biographiques, et qui voyez les difficultés qui m’arrêtent à chaque instant, venez à mon secours. Dites-moi ce que je dois faire ou ne pas faire… Vous ne répondez point ! c’est donc à moi que vous me livrez ! eh bien ! je me moque de vous ; et l’histoire de Trim va paroître.