Vie et opinions de Tristram Shandy/2/53

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 138-139).



CHAPITRE LIII.

Ad libitum.


Tout ce qui entre dans la bourse n’est pas gain, dit le proverbe.

Quoique mon père eût eu le bonheur (c’en étoit du moins un selon lui) de lire les livres les plus bizarres qui fussent jamais sortis de l’esprit humain ; quoiqu’il fût doué lui-même de penser avec plus de bizarrerie, peut-être, qu’aucun autre homme, et qu’il eût avancé rapidement dans cette carrière, cependant ces précieux avantages n’avoient souvent été pour lui qu’une source de chagrins et de disgrâces, non moins bizarres..... Et la situation fâcheuse dans laquelle nous le voyons à présent, en est peut-être l’exemple le plus fort que je puisse donner.

Il est sûr que le coup de forceps qui avoit mal-adroitement emporté le cartilage qui devoit maintenir mon nez dans la forme d’un pont à double arcade, étoit bien capable de vexer un galant homme, qui, comme mon père, n’étoit plus doué, ainsi qu’il l’avouoit, des précieuses facultés de pouvoir se faire revivre à son gré, dans d’autres lui-même : mais il faut pourtant convenir, malgré cela, que cet accident, tel funeste qu’il fût, n’auroit, chrétiennement parlant, jamais pu le justifier sur ses idées, si elles n’étoient venues de plus loin. —

C’est ce qu’il faut expliquer. Cela ne nous tiendra qu’une demi-heure ; et si c’est trop long-temps pour ne pas s’ennuyer, j’avertis qu’on peut passer tout-d’un-coup au chapitre soixante-cinq. Tout ce que je dirai jusques-là n’est vraiment destiné qu’aux personnes scientifiques, ou à celles qui, à force de lire et de réfléchir, veulent se ranger dans cette caste privilégiée. Les autres n’ont besoin que de s’amuser, et elles ne trouveroient pas ici leur compte.