Vie et opinions de Tristram Shandy/2/54

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 139-141).



CHAPITRE LIV.

Les prétentions de ma Bisaïeule.


Je n’y tiens pas, disoit mon bisaïeul. Vous n’y tenez pas ?… non, madame, et l’on ne s’est, peut-être, jamais avisé d’une prétention aussi folle, s’écrioit-il, en ouvrant un cahier de papier qu’il jetoit aussitôt sur la table d’un air furieux. Voyez, voyez-le vous-même. Madame, ce compte est clair. Il est démontré que tout ce que j’ai eu de vous e consiste qu’en deux mille livres sterling. Il n’y a pas un shelling, pas un iota de plus. Je défie à l’Arabe qui a inventé les chiffres, de calculer plus juste ; et cependant vous parlez d’avoir par an un douaire qui surpasse l’intérêt de votre dot ?…

J’en parle. Je fais bien plus que d’en parler ; j’y insiste.

Et la raison, s’il vous plaît ?

La raison ?

Oui, la raison.

Vous voulez que je la dise ?

Apparemment.

J’aurois voulu vous épargner ce petit chagrin ; mais puisque vous m’y forcez… Enfin, monsieur, disoit ma bisaïeule, puisqu’il faut vous le dire, je répéte un douaire plus fort, parce que vous n’aviez… mais vous savez très-bien ce que vous n’aviez pas…

Je n’en sais rien.

C’est-à-dire, qu’il n’y a que moi qui me sois aperçue de ce qui vous manquoit. Eh bien ! monsieur, puisqu’il faut vous parler net, ce douaire plus fort que je répéte, n’est qu’une indemnité. Une jeune personne qui se marie par le choix de ses parens, y va de bonne foi. Elle ne s’imagine pas qu’on la trompe.

Je ne conçois encore rien à tout cela.

Comment, monsieur, répliqua ma bisaïeule, vous ne saviez pas que vous n’aviez point ou presque point de nez ?

Et que n’y regardiez-vous ? avois-je un masque qui vous empêchât de me voir ?…

Non : mais je m’entends.