Vie et opinions de Tristram Shandy/2/55

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 141-143).



CHAPITRE LV.

La définition.


Un nez est un nez, cela est certain. Mais on se méprend souvent sur les choses les plus évidentes ; et ce que je rapporte ici de ma bisaïeule, le prouve assez. Je n’aime pas les équivoques. Aussi ne ferai-je pas une ligne de plus que je n’aie expliqué et défini, avec la plus exacte précision, ce que j’entends par l’objet dont je parle. Je suis d’opinion que c’est à la négligence des écrivains, sur un point aussi essentiel, que l’on doit tous ces écrits de haine qui ont signalé dans tous les temps les querelles des scholiastes, des philosophes et autres gens de cette trempe. Le même mot les a mis aux prises, et ils se sont fait une guerre de fiel et d’injures sur la manière de l’entendre. Mais quand on a donné une bonne définition, que la vraie signification du mot est bien déterminée, et que son vrai sens ne peut souffrir d’ambiguïté, il en résulte des avantages infinis. On n’essuie point de contradictions, tout est d’accord. Je défierois alors au père de la confusion de vous jeter dans le moindre embarras, ou de vous mettre dans la tête, ou dans celle de vos lecteurs, une autre idée que celle que vous avez voulu donner.

C’est, surtout, dans les livres d’une morale aussi stricte, d’un raisonnement aussi serré que celui-ci, que la plus légère négligence seroit absolument inexcusable. Le ciel m’est témoin combien je regrette d’avoir quelquefois, dans le cours de cette histoire, laissé, malgré moi, l’occasion de faire de fausses interprétations. Eugène m’en a souvent réprimandé avec chaleur. Je me promenois un jour avec lui. Il tenoit à la main la première partie de ce livre des livres. Voici un double sens, s’écria-t-il, en mettant le doigt sur une expression équivoque. Cela s’entend de deux manières. Et voici deux chemins, lui répliquai-je, en me retournant avec vivacité vers lui, l’un est beau, l’autre est mauvais, lequel prendrons-nous ? le plus beau, sans contredit. Eh bien ! Eugène, lui dis-je en me retournant encore, la définition n’est donc qu’une défiance injurieuse aux lumières et à l’honnêteté des lecteurs. Par-là je triomphai d’Eugène. Mais je l’avoue, je n’en triomphai que comme je fais toujours, c’est-à-dire, comme un sot, et cette victoire ne m’a pas rendu orgueilleux : la nécessité d’une définition précise ne m’en paroît pas moins absolue.

Et je supplie d’avance mes lecteurs, mes lectrices, de se mettre en garde contre les suggestions de l’esprit malin, et de ne pas souffrir qu’il insinue, par artifice ou autrement, d’autres idées dans leur esprit que celle que j’entends qu’on prenne par ma définition.

Or, mon intention est que dans tout ce chapitre, et dans tous ceux où je parlerai de mon nez ou de celui des autres, on ne conçoive pas autre chose qu’un nez ni plus ni moins. Cela est-il clair ? et sera-ce ma faute, si quelque voyageur, qui voit un chemin bien ouvert, bien battu, en préfère un autre où il court le risque de se fourvoyer ?